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Cannes 2023 Palmarès et Contre-Palmarès….

Télérama Cannes 2023 : on a classé tous les films en compétition, du plus raté à la Palme d’or potentielle

21 – “Black Flies”, de Jean-Stéphane Sauvaire

Un jeune urgentiste et un collègue endurci traversent un New York chaotique, entre guerre des gangs et foule de condamnés. Désolé de tirer sur l’ambulance, mais Sean Penn, une fois de plus, en fait trop dans ce film balourd à la violence complaisante, remake inavoué et, surtout, inutile d’À tombeau ouvert de Scorsese.

20 – “Club Zéro”, de Jessica Hausner

Derrière la mise en scène arrogante et précieuse de la réalisatrice autrichienne ne reste que son mépris pour les troubles alimentaires des héros adolescents d’un film vainement provocant. Une caricature du cinéma d’auteur européen sous (mauvaise) influence de Michael Haneke.

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https://www.telerama.fr/cinema/cannes-avec-club-zero-jessica-jausner-pousse-la-satire-de-notre-epoque-jusqu-a-la-nausee-7015691.php

19 – “La passion de Dodin-Bouffant”, de Tran Anh Hung

Chatoyant produit destiné à l’export – sous le titre international The Pot-au-feu, ça frétille du patrimoine –, cet ode à la gastronomie mijote, à feu très doux (2h14) et en lumières chaudes, une conception de l’art de vivre fin XIXe dont personne n’aurait songé à vérifier la date de péremption. Ça ouvre l’appétit, certes, mais, en termes de cinéma, on frôle l’indigestion.

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https://www.telerama.fr/cinema/cannes-la-passion-de-dodin-bouffant-une-pub-de-deux-heures-pour-le-pot-au-feu-7015734.php

18 – “Le retour”, de Catherine Corsini

Le programme du film tourné par la réalisatrice dans sa Corse natale oscille entre ouverture de placards pleins de squelettes, choc social attendu au bord de la piscine et récit d’apprentissage sensible (racisme, rébellion et émois de tous genres). Ça fait beaucoup. Trop.

17 – “La Chimère”, d’Alice Rohrwacher

La cinéaste italienne des Merveilles imagine un homme obsédé par l’image d’une absente, et qui met son don de médium au service d’une bande de pilleurs de tombes étrusques. Très vite, et malgré le charme de Josh O’Connor, l’expérience part, hélas, dans toutes les directions, tant par son esthétique que par sa narration – film de deuil, comédie néo-réaliste, manifeste pour la marginalité, tragédie musicale, romance en germe…

16 – “Firebrand – le jeu de la reine”, de Karim Aïnouz

Catherine Parr, la sixième femme du roi Henri VIII, le « Barbe-Bleue » anglais, échappera-t-elle à la décapitation subie par deux de ses prédécesseuses ? Alicia Vikander et Jude Law excellent dans ce film élégant mais un peu trop propre, qui aurait davantage sa place sur la BBC qu’en compétition à Cannes.

15 – “Perfect Days”, de Wim Wenders

En filmant les gestes immuables d’un employé modèle des toilettes publiques à Tokyo, le cinéaste allemand compose une ode à la poésie du quotidien, bien filmée, mais qui laisse un peu de marbre. Le monsieur-pipi en question, Koji Yakusho, a toutefois un charisme fou, qui mériterait le prix d’interprétation.

14 – “Banel et Adama”, de Ramata-Toulaye Sy

Le seul premier film de la compétition mêle le conte et la tragédie dans un village du Sénégal menacé par la sécheresse. Un pari risqué qui court mille fois le péril de la joliesse et du dialogue appliqué mais le déjoue, parfois in extremis, grâce à un personnage féminin dont la grâce cache à la fois un secret dévorant et une force insoupçonnable.

13 – “The Zone of Interest”, de Jonathan Glazer

La vie quotidienne et familiale de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, à quelques mètres du camp. Ce quasi-huis clos chez les monstres travaille avec un soin maniaque l’éternelle question de la banalité du mal et de la représentation de l’horreur. La mise en scène est virtuose mais son parti pris de distance esthétique confine à la pose et dénature partiellement le sujet. Comme si le film subissait la contagion du vide qu’il dénonce.

12 – “Monster”, de Hirokazu Kore-eda

Cinq ans après sa Palme d’or pour Une affaire de famille, le cinéaste japonais use de points de vue successifs façon Rashomon, pour raconter avec pudeur et empathie une attirance entre deux écoliers particulièrement émouvante. Dommage qu’il ait fallu tant de longues digressions pour en arriver là.

11 – “Vers un avenir radieux”, de Nanni Moretti

Le réalisateur de Journal intime revient à l’autofiction existentielle qui a fait sa gloire avec une comédie mélancolique censée conjurer trois disparitions réelles ou redoutées : celle du communisme, celle d’un couple et celle du cinéma. Le sujet grave mais le film, souvent réjouissant.

10 – “L’été dernier”, de Catherine Breillat

Dix ans après son dernier film, la cinéaste sulfureuse fait un retour gagnant avec le portrait complexe d’une quinquagénaire qui attire son jeune beau-fils dans ses filets. Son récit, vif et subtil, est maîtrisé de bout en bout. Et Léa Drucker, géniale, est l’une des prétendantes les plus évidentes au prix d’interprétation.

9 – “The Old Oak”, de Ken Loach

Dans une bourgade sinistrée du Nord de l’Angleterre, le patron d’un pub (le formidable Dave Turner, principal rival de Koji Yakusho pour le prix d’interprétation masculine) se lie d’amitié avec une jeune réfugiée syrienne, en dépit de la xénophobie ambiante. Ce beau récit à fort potentiel lacrymal, semble puiser sa force dans toute l’œuvre passée du vétéran Ken Loach. Et nous prouve une fois de plus à quel point le « vieux chêne » (87 ans en juin) est encore vert.

8 – “Asteroid City”, de Wes Anderson

Une famille endeuillée, une petite ville dans le désert du Nevada, une météorite et une troupe de théâtre newyorkaise se mêlent dans un récit gigogne proliférant. Le dandy texan recrée à sa manière chic et décalée l’Amérique à la fois triomphante et inquiète des années 1950. Et, deux ans après la déception de The French Dispatch, retrouve la grande forme.

7 – “Jeunesse”, de Wang Bing

Fidèle à sa méthode d’immersion au long cours, le grand documentariste chinois a filmé entre 2014 et 2019 les « petites mains » qui travaillent dans les 18 000 ateliers de confection de Zhili, accumulant deux mille six cents heures ( !) de rushes. Il en tire aujourd’hui un premier film (deux autres devraient suivre), déjà très copieux mais jamais ennuyeux. Un témoignage social terrifiant mais porteur d’une énergie communicative grâce à la vitalité des jeunes ouvriers filmés avec admiration par Wang Bing.

6 – “Les filles d’Olfa”, de Kaouther Ben Hania

Autour de l’histoire vraie d’une mère célibataire dont les deux filles aînées sont parties faire le djihad en Libye, la réalisatrice tunisienne brode un film intense, aux frontières du documentaire et de la fiction, pour interroger les violences faites aux femmes et la transmission des traumas familiaux. L’audace du film pourrait être son passeport pour le prix du Jury.

5 – “Rapito – L’enlèvement”, de Marco Bellocchio

En 1858, les autorités pontificales enlèvent un enfant juif baptisé en douce. De ce scandale mondial, le réalisateur du Traitre tire un récit puissant, alternant humour grinçant et scènes déchirantes dans un style opératique. Un prix de la mise en scène (au minimum) ne serait pas volé.

4 – “Les feuilles mortes”, d’Aki Kaurismäki

Pour évoquer la naissance des sentiments entre deux esseulés, le cinéaste finlandais de L’Homme sans passé déploie des trésors d’humour pince-sans rire. Un hommage au cinéma qui offre à ses spectateurs un merveilleux refuge.

3 – “Les herbes sèches”, de Nuri Bilge Ceylan

La chronique magistrale des états d’âme d’un trio d’enseignants dans un village reculé d’Anatolie orientale. Comme pour Anatomie d’une chute (lire ci-dessous), le nouveau film tchekhovien du cinéaste turc pourrait gagner tout aussi bien le prix du scénario (le sien est d’une richesse folle), le prix de la mise en scène (somptueuse, comme toujours), ou un voire deux prix d’interprétation (pour Deniz Celiloglu et/ou Merve Dizdar)… Et pourquoi pas le Grand Prix pour synthétiser toutes ces récompenses ?

2 – “May December”, de Todd Haynes

Sur fond de scandale passé, le réalisateur de Carol orchestre avec une maestria narrative et formelle la rencontre vertigineuse de deux femmes, dont l’une doit jouer le rôle de l’autre. Avec des interprétations démentes de Julianne Moore et de Natalie Portman – cette dernière étant la principale concurrente de Sandra Hüller (dans Anatomie d’une chute, lire ci-dessous) pour le prix d’interprétation féminine.

1 -“Anatomie d’une chute”, de Justine Triet

Il y a là tous les éléments concourant au suspense d’une véritable intrigue policière, mais rehaussée d’une approche intime des personnages. Bataille d’ego, désir, frustration, jalousie… la réalisatrice excelle avec un scénario diabolique sur la dissolution du couple. Un projet ambitieux pour du grand cinéma. Notre Palme d’or .

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Compositeur et réalisatrice, la musique de « Tout le monde aime Jeanne » »

Entretien avec Flavien Berger, compositeur de « Tout le monde aime Jeanne »

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Leyla Bouzid

BOUZID_Leyla_2015_NB1984  à Tunis

Tunisie

Réalisatrice, scénariste

A peine j’ ouvre les yeux (2015), Une histoire d’amour et de désir

Entretien avec Leyla Bouzid autour du film Une histoire d’amour et de désir.

  • Vous présentez le film en parlant du souhait de mettre en scène un personnage masculin timide. D’où est née cette envie ?

L.B. : « Je crois que c’est né du manque de représentation et de récits autour de ce type de personnages. J’ai l’impression qu’il n’y a pas de récit d’apprentissage au masculin, ni de récit d’émancipation, comme si les hommes naissaient prêts à tout. » (suite…)

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Iris Brey : « Je veux remettre les femmes au coeur de notre histoire cinématographique »

Elle est en France celle qui décrypte la représentation du genre et des sexualités à l’écran. Son dernier essai ? Un plaidoyer pour le « female gaze », alternative à la toute-puissance du regard masculin au cinéma.

Cette critique cinéma formée aux États-Unis et spécialiste de la question du genre a déjà fait parler d’elle en 2016 avec « Sex and the Series », un ouvrage éclairant sur les séries comme nouveau territoire d’expression du féminin. Aujourd’hui, Iris Brey, docteure en études cinématographiques et en littérature de l’Université de New York, (suite…)

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« Le Lac aux Oies Sauvages » et « Séjour dans les Monts Funchun »

Deux générations de cinéastes, une même contrainte.

Rencontre avec les auteurs qui doivent composer avec un système étatique imprévisible. 

Le premier vient de célébrer ses 50 ans, et n’a réalisé que trois longs-métrages depuis Uniforme, en 2003. Ours d’or à Berlin en 2014 pour Black Coal, Diao Yinan était en compétition à Cannes au printemps dernier avec Le Lac aux oies sauvages, film noir inspiré aussi bien de Chandler que de la littérature classique chinoise. Il était de passage à Paris à la veille de la sortie chinoise de son film, le 6 décembre : « il est prévu que le film sorte sur 16 000 écrans, on espère de 4 à 5 millions d’entrées », explique-t-il.

Lire la critique : « Le lac aux oies sauvages  » : fuite en eaux troubles dans la nuit chinoise

Le second rend deux décennies à son aîné. Gu Xiaogang était aussi à Cannes, où son premier long-métrage, Séjour dans les monts Fuchun a clos la Semaine de la critique. (suite…)

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Le Traître : Bellocchio tire à balles réelles

À l’occasion de la diffusion de la très intéressante série italienne 1992/1993, nous étions revenus sur l’assassinat spectaculaire de Giovanni Falcone par la Cosa Nostra. La violence de l’attaque, détruisant un large pan d’une autoroute, a changé le rapport du peuple italien à la mafia et marqué sur plusieurs décennies la mémoire des Européens. Si ce juge a été victime du plus spectaculaire attentat du XXe siècle sur le sol européen, c’est qu’il était à l’origine d’une efficace lutte antimafia qui a porté un coup fatal à Cosa Nostra. Cette méthode toujours à l’œuvre aujourd’hui s’appuie sur les collaborateurs de justice, ces membres des différentes mafias italiennes ayant décidé de raconter à la justice, en échange d’aménagement de peine, le fonctionnement complexe et international de ces très puissants groupes criminels. Marco Bellocchio a décidé de porter son regard sur le plus connu d’entre eux : Tommaso Buscetta, « le boss des deux mondes ». Buscetta n’est pas le premier d’entre eux, mais celui qui a permis d’affaiblir considérablement la force de Cosa Nostra. En permettant l’arrestation de plusieurs centaines de mafiosi, il a poussé la justice italienne à organiser un « Maxi-Procès » historique où près de 500 criminels furent condamnés parfois à plusieurs peines à perpétuité. Si ce procès a marqué les esprits c’est aussi par sa mise en place à Palerme au cœur du territoire de Cosa Nostra et sa disposition : une immense salle où les juges firent face à 355 mafieux en cellules (119 furent condamnés par contumace, dont Toto Riina, le chef, à l’époque de Cosa Nostra) et à leurs avocats disposés au centre de l’espace. Pour les mafias italiennes un véritable crachat au visage.

Pour l’heure, concentrons-nous sur Le Traître, dernier film de Marco Bellocchio, et la façon dont le cinéaste, plus de trente ans plus tard, revient sur ce moment historique. Concentrons-nous sur le regard qu’il porte sur le crime organisé. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’artiste aguerri ne tombe pas dans le piège dans lequel tombe trop souvent la fiction sous toutes ses formes, et celles qui prennent une forme audiovisuelle en particulier. Il n’y a dans Le Traître aucune tentation de dépeindre la mafia comme un groupe de personnes élégantes et charismatiques auxquelles ont souhaiterait se projeter; bien au contraire. Si durant la première séquence, qui se déroule à la fin des années 70, lorsque les différentes familles mafieuses italiennes scellent un pacte commercial autour du commerce illégal de l’héroïne, Bellochio choisit de représenter les mafieux tels que Francis Ford Coppola les a rendus légendaires, c’est pour mieux ensuite les traquer puis les enfermer dans des lieux sordides (des caves, des cellules) et les dépeindre tels qu’ils sont : des malfrats vulgaires, incultes et qui par leurs actes démontrent que ce sont des crapules sanguinaires capables de tuer femmes et enfants, loin de respecter le mythe que la mafia jusqu’à présent s’était forgé : être des hommes d’honneur.

Il profite également de son film pour imposer deux figures monstrueuses tapies dans l’ombre, qui ne s’expriment jamais ou presque : Toto Riina, que l’on voit gravir les échelons de Cosa Nostra jusqu’à en devenir le chef et surtout Giulio Andreotti, qui fut longtemps respecté pour sa longévité politique comme Président du Conseil des ministres, mais dont on a découvert sur le tard ses liens avec la mafia et le rôle qu’il a joué pour permettre à cette dernière de profondément pénétrer les institutions gouvernementales. Ni l’un ni l’autre ne mérite le respect du cinéaste et par petites touches, ce dernier tente d’en donner les raisons aux spectateurs. Ces deux êtres aux névroses profondes ont découvert avec le pouvoir une nouvelle jouissance bien au-dessus de la réussite financière ou sentimentale. Ce faisant, ils ont décidé de s’imposer aux dessus des lois et des hommes. Andreotti va se servir des institutions pour assurer son pouvoir, et permettre ensuite l’usage d’outils légaux pour favoriser le pouvoir de ses amis mafieux; ces derniers nourrissant ensuite le pouvoir d’Andreotti. Toto Riina, lui, peut être considéré comme le dernier chef mafieux provenant des couches populaires qui, pour monter en haut de la pyramide, va faire éclater ses pulsions sociopathes. Si l’alliance de Cosa Nostra a permis à cette dernière d’être un temps un des plus puissants groupes criminels mondiaux, la violence de Toto Riina va l’amener à sa perte.

C’est là qu’apparaît la figure de Tomaso Buscetta, soldat influent de Cosa Nostra, réfugié au Brésil après une évasion. « Le boss des deux mondes » fait référence à son habilité d’homme d’affaire, qui a permis à Cosa Nostra de nouer des liens commerciaux avec différents cartels de narcos d’Amérique du Sud. Là où Bellochio filme Andreotti comme une figure reptilienne, proche parfois du Kaa du Livre de la Jungle, et où il filme Riina comme un animal (on pense au Pingouin façon Tim Burton), jusqu’à le rapprocher d’une hyène en panique lors de son arrestation, il se montre plus conciliant avec Buscetta le soldat mafieux. Au départ, comme les autres, Buscetta semble tout droit sorti du Parrain, mais alors que Bellochio va chercher à montrer l’aspect psychopathe des autres mafieux, il va plaquer le cheminement personnel de Buscetta sur celui de Henri Hill, collaborateur de justice italo-américain devenu célèbre suite au succès des Affranchis de Martin Scorsese. Buscetta comme Hill ont brûlé la vie par les deux bouts et fini dans des banlieues résidentielles, condamnés à fuir la mafia jusqu’à la fin de leurs jours. Pour peu qu’on lui accorde notre confiance, Buscetta, après avoir été torturé par la police politique brésilienne, du temps de la dictature, a fini par se faire extrader en Italie. C’est à cette occasion que la justice italienne lui impose le juge Giovanni Falcone. À celui-ci, il expose son dégoût de Toto Riina qui a assassiné une bonne partie de ses proches, ainsi que des méthodes ultraviolentes que Riina a imposées à Cosa Nostra. On peut y voir une façon, pour lui, d’échapper à une condamnation extrêmement lourde. Marco Bellochio choisi, sans doute à raison, d’y voir le travail de Giovanni Falcone sur le comportement du mafieux. Les scènes où se rencontrent le juge et l’assassin ne sont pas mises en scène comme une confrontation procédurale, mais comme de véritables séances de psychanalyse. Falcone ne demande pas à Buscetta d’expier ses crimes, mais tente juste de comprendre comment fonctionnent Cosa Nostra et par extension, les différentes mafias italiennes. C’est en expliquant le fonctionnement de ces entreprises criminelles que Buscetta réussi à comprendre ses actes, les raisons pour lesquelles il a voulu rejoindre le crime et pourquoi il a décidé de changer. Falcone, pour Bellocchio, a permis à Buscetta de reconstruire le sens moral que la mafia lui avait enlevé. On est ici face à un film qui impose son humanisme aux criminels et se montre sans pitié vis-à-vis de ceux qui refusent de changer pour leur jouissance personnelle, qu’ils proviennent des couches populaires ou de la bourgeoisie.

C’est là l’importance de la partie centrale du film, celle du Maxi Procès, qui va probablement rester dans les anales du genre. Le cinéaste restitue parfaitement la tension qui y régnait, utilise tout la grammaire et les techniques du cinéma pour servir son propos. Si comme partout ailleurs l’architecture est un des moyens utilisé par les tribunaux pour imposer l’idée d’une force étatique capable de juger les délinquants, on est ici dans un cadre spécial. La salle servant de lieu de jugement a été conçue spécialement pour l’occasion, et si l’État a cherché à s’imposer aux centaines de mafieux présents, Bellocchio montre que la force mafieuse pouvait, même lorsque la bête est blessée, continuer à mordre. Chaque famille mafieuse séparée par des cellules fait preuve d’imagination pour impressionner les juges et influencer le procès : c’est un cigare allumé, un soldat qui se déshabille, ou même un regard, un simple regard qui en dit long. De la même manière en plus de rappeler les mesures de protection spectaculaire qui ont permis de protéger Buscetta, et un autre repenti, Bellocchio isole dans les plans les témoins face aux familles mafieuses toutes soudées les unes les autres. L’inconfort des témoins se transmet alors au spectateur.

On pourrait faire tout un mémoire sur une telle œuvre, mais ce n’est pas ici l’objet. On souligne juste la richesse de l’œuvre, son intelligence, sa pertinence et surtout son incroyable actualité. Alors que le fasciste Matteo Salvini était nouvellement élu à la tête du gouvernement italien, la figure de l’anti-mafia Roberto Saviano rappelait que l’homme politique d’extrême droite était l’obligé d’un parrain de la mafia. En 2019 la mafia n’a effectivement pas disparu, Cosa Nostra a laissé place à la ‘Ndrangetha qui, tout en gardant un ancrage profond localement sur son territoire, a su s’immiscer beaucoup plus intelligemment dans les arcanes du pouvoir aussi bien étatique que financier, s’imposant dans des conseils d’administration de multinationales et rachetant parfois parfois des banques où les sauvant de la faillite. Il est bien loin le temps des grands massacres mafieux. Mais ceci est une autre histoire qu’il faudra un jour raconter.

Bellocchio a demandé à Thierry Frémaux de faire en sorte de caser la projection du Traître lors du Festival de Cannes pour qu’il puisse être diffusé aux festivaliers le 23 mai 2019. Giovanni Falcone a été tué, ainsi que sa femme et ses gardes du corps, le 23 mai 1992 à 17 h 59.

Gaël Martin pour Cinematraque

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« Portrait de La Jeune Fille en Feu et Atlantique », entretiens avec Claire Mathon directrice de la photographie

PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU

La directrice de la photographie Claire Mathon, AFC, s’est entretenue avec François Reumont pour parler de son travail sur Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma. Nous vous proposons une transcription de ses propos.

Essais numérique/35 mm
Le film de Céline Sciamma met en scène le souvenir d’une histoire d’amour qui se déroule au XVIIIe siècle or nous ne souhaitions pas surligner cette dimension passée, mais inventer notre XVIIIe siècle – « notre 2018e siècle », disait Céline – en lui donnant une résonance actuelle. (suite…)

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« Funan » Entretien avec l’historien H. Tertrais

Hugues Tertrais est professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a fondé et dirigé le Centre d’histoire de l’Asie contemporaine et est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la région.

Funan débute avec la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975. Dans quel contexte cette prise de pouvoir est-elle possible ?

1975 marque le retrait des Américains, jusque là militairement engagés dans la région, et donc la fin des guerres d’Indochine. Les Américains avaient négocié un cessez-le-feu avec le Viêtnam et le Laos, mais pas avec le Cambodge qui avait refusé ces solutions politiques. Au terme d’un siège de plus de trois mois, la guerre se termine par la prise de Phnom Penh par les forces rebelles des Khmers rouges et la capitulation du gouvernement cambodgien. (suite…)

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Le Silence des Autres

Madrid n’en a toujours pas fini avec son passé franquiste

L’une des premières promesses du socialiste Pedro Sanchez, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, le 1er juin 2018, a été de procéder au plus vite à l’exhumation de Franco. Le corps embaumé du dictateur repose, depuis 1975, dans un immense mausolée, el Valle de los Caidos, construit après la guerre civile par des milliers de prisonniers républicains. Sa tombe, toujours fleurie, visitée par des touristes, mais aussi par des nostalgiques de la dictature, est entourée de cryptes qui renferment les ossements de près de 33 000 morts de la guerre civile, nationalistes mais aussi républicains, déterrés des fosses communes sans l’accord de leur famille. Elle est le symbole du retard de l’Espagne dans son travail de mémoire. Alors qu’on ne compte pas les monuments en hommage aux victimes du camp « national » et aux religieux assassinés, la politique de réparation publique envers les morts adverses reste à compléter.

(suite…)

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Censure et situation politique en Iran. Entretien avec M. Rasoulof

Entretien réalisé par Samuel Douhaire pour « Télérama », publié le 05/12/2017

Votre description de la corruption généralisée en Iran dans Un homme intègre impressionne par sa virulence. Avez-vous présenté au bureau de la censure une version édulcorée du scénario afin de pouvoir tourner ? 

En Iran, il faut demander deux autorisations, l’une pour le tournage, l’autre pour la sortie en salles. Pour la première, j’ai fait comme d’habitude : dans le scénario transmis aux autorités, j’ai camouflé les passages qui auraient pu chatouiller la censure – avec l’expérience, je finis par connaître la sensibilité des censeurs. Ensuite, lors du tournage, j’ai réintégré les scènes manquantes.

Les autorités sont-elles intervenues pendant les prises de vues ?

Sans vouloir trop entrer dans les détails (qui pourraient être utilisés contre moi lors d’un futur procès), il y a eu trois interventions du bureau de la censure, suivies de trois interruptions du tournage. Mais j’ai appris à gérer ce genre de situations. Prenons un exemple : en Iran, vous ne pouvez pas tourner une scène avec des personnages de policiers sans la présence d’un représentant des forces de l’ordre. Je me suis arrangé : la présence de vrais policiers sur le plateau n’a pas influencé ce que je voulais tourner.

Un homme intègre pourra-t-il sortir un jour en Iran ?

Je risque d’aller en prison, donc je vois mal le film dans les salles iraniennes ! Je voulais présenter Un homme intègre au festival de Téhéran au printemps dernier. Il a été refusé au prétexte que c’était un film « faible », « décousu » – aucun motif politique n’a été avancé par les organisateurs. Les médias iraniens proches du pouvoir m’ont aussitôt attaqué en disant qu’il n’avait aucune valeur artistique. Mais peu de temps après, Un homme intègre a été sélectionné à Cannes. Les autorités m’ont alors demandé de procéder à des changements massifs dans le montage. J’ai refusé, avec deux arguments. D’une part, si le comité de sélection cannois a trouvé le film très bien comme ça, pourquoi devrais-je le modifier ? Et, d’autre part, je leur ai rappelé que, quand ils avaient rejeté le film pour le festival de Téhéran, ils n’avaient rien trouvé à redire à ce qu’il racontait.

Quelles scènes la censure voulait-elle effacer ?

Il y avait treize modifications majeures. Il fallait expurger notamment tout ce qui touche à la justice iranienne, aux minorités religieuses non musulmanes… Mais aussi, toutes les scènes autour de la « Compagnie » qui persécute Reza, le personnage principal du film qui refuse la corruption. A travers toutes ces coupes, la censure voulait ramener le film à un cadre strictement local afin que les spectateurs se disent : « C’est une simple bagarre dans un village, ce n’est pas un système national, mais juste un différend local qui dégénère. » Si j’avais accepté leurs demandes, il aurait fallu refai

Le scénario d’Un homme intègre est-il inspiré de faits réels ?

Le noyau dur du film prend racine dans une expérience personnelle qui remonte à une vingtaine d’années. Le reste est un mélange de choses vues, lues, entendues. En Iran, n’importe qui se retrouve confronté plusieurs fois par jour à des dilemmes moraux : un grand nombre de mes compatriotes sont pris dans un conflit schizophrénique qui les transforme en hypocrites. Ici, un individu ne peut pas être lui-même : vous êtes obligés en permanence d’être dans le mensonge, de fabriquer un personnage qui n’est pas vous. La corruption est une conséquence de cette situation. Prenons un exemple. L’alcool est officiellement interdit. Mais beaucoup de monde en produit chez soi, comme Reza dans la première scène du film, et en consomme. Il y a un contrat tacite entre le pouvoir et les citoyens. Les autorités disent en substance : « Nous savons ce que vous faites, mais, tant que vous resterez discret, tant que vous ne protesterez pas en public, nous vous ficherons la paix. Mais ne touchez pas à la politique ! » Pour continuer à vivre, un Iranien n’a donc d’autre choix que de participer à cette hypocrisie générale. Le fait même que je demande une autorisation pour un scénario dans lequel je parle de la corruption est, en soi, un acte hypocrite. Parce que je sais que, si je dis la vérité, je ne pourrai jamais tourner. Ça ne me réjouit pas de tricher, mais je n’ai pas le choix.

Pensez-vous que l’élection, puis sa réélection au printemps dernier, de Hassan Rohani, un modéré, à la présidence du pays, va faciliter les réformes démocratiques en Iran ?

Non, je ne pense pas. La marge de manœuvre de n’importe quel chef de l’exécutif est extrêmement limitée au départ : les vrai pouvoirs régaliens sont ailleurs, entièrement entre les mains du Guide suprême de la révolution islamique. On ne peut s’attendre à quoi que ce soit, ni de la part de Rohani, ni de n’importe quel homme politique qui serait à sa place. L’inspiration d’Un homme intègre est venue à un moment où Rohani multipliait les slogans en faveur des « droits citoyens ». J’ai pris ça comme un encouragement à travailler à visage découvert, sans le stress d’agir clandestinement que j’ai vécu pour tous mes films précédents. Mais une fois élu, ce même Rohani est incapable de me défendre : mon droit citoyen de critiquer la corruption est pourtant bafoué. Quand Rohani parle de droit citoyen, c’est pour faire de moi un citoyen dans son cadre mental, politique et idéologique. En gros, il me considère comme citoyen si je suis d’accord avec lui.

Y a-t-il une volonté de mettre au pas le cinéma indépendant ?

Je pense même que le pouvoir veut le faire disparaître ou, à tout le moins, le stériliser. Et il a déjà réussi dans une large mesure : les jeunes cinéastes qui veulent emprunter la voie de la critique sont de moins en moins nombreux. Les pressions que je subis ici vont peut-être faciliter la diffusion d’Un homme intègre, mais ce sera en dehors de l’Iran. A Téhéran, le pouvoir se fiche éperdument de ce qui passe à l’extérieur des frontières. C’est l’intérieur qui l’intéresse : il veut limiter au maximum la contestation et empêcher à tout prix que les différentes critiques se coalisent pour se transformer en courant politique. Le message implicite adressé aux jeunes cinéastes est clair : « Contentez-vous de faire un cinéma d’eunuques, toute autre voie pourrait vous coûter cher. »

Lors de la sortie d’Au revoir, en 2011, un film sur la tentation de l’exil, vous assuriez vouloir rester en Iran. Et aujourd’hui ? Si les autorités vous restituent votre passeport, envisagez-vous de quitter le pays ?

Je ferai tout mon possible pour rester au contact physique et spirituel de ce que je connais le mieux : ma culture en tant qu’Iranien – d’ailleurs, je ne connais que ça ! Je veux utiliser la cuture de ma terre maternelle pour m’adresser au monde avec des thématiques universelles. Dans Un homme intègre, je n’ai pas voulu dire que l’Iran est le seul pays gangrené par la corruption. On trouve de la corruption dans le monde entier.

Remerciements à Ramin Parham pour la traduction.

 

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