Le Silence des Autres

Madrid n’en a toujours pas fini avec son passé franquiste

L’une des premières promesses du socialiste Pedro Sanchez, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, le 1er juin 2018, a été de procéder au plus vite à l’exhumation de Franco. Le corps embaumé du dictateur repose, depuis 1975, dans un immense mausolée, el Valle de los Caidos, construit après la guerre civile par des milliers de prisonniers républicains. Sa tombe, toujours fleurie, visitée par des touristes, mais aussi par des nostalgiques de la dictature, est entourée de cryptes qui renferment les ossements de près de 33 000 morts de la guerre civile, nationalistes mais aussi républicains, déterrés des fosses communes sans l’accord de leur famille. Elle est le symbole du retard de l’Espagne dans son travail de mémoire. Alors qu’on ne compte pas les monuments en hommage aux victimes du camp « national » et aux religieux assassinés, la politique de réparation publique envers les morts adverses reste à compléter.

Récompensée, le 2 février, du Goya du meilleur documentaire, la productrice du Silence des autres, Almudena Carracedo, a dédié son prix aux « milliers de victimes et survivants de la dictature franquiste, et à ceux qui luttent jour après jour pour leurs droits à la justice et à la vérité ». Ce n’est qu’en 2007 que l’ancien chef du gouvernement socialiste José Luis Rodriguez Zapatero a fait approuver la loi de mémoire historique, dans un climat politique crispé. La droite l’accuse alors de vouloir rouvrir les blessures du passé, tandis que les associations de descendants de républicains demandent de pouvoir les refermer.

Travail titanesque

Finalement, cette loi déclare « illégitimes » les procès sommaires et politiques organisés durant la dictature. Elle interdit les symboles qui exaltent le franquisme dans les lieux publics. Et elle distribue des subventions pour localiser les fosses communes et éventuellement exhumer les corps. Pour les associations, cependant, elle ne va pas assez loin. Depuis 2000, celles-ci avaient déjà commencé à procéder à l’ouverture de fosses, à la demande de familles de victimes. Mais il s’agit d’un travail titanesque. En 2008, l’ancien juge Baltasar Garzon a chiffré à 113 000 les « disparus » de la guerre ­civile. Plus de 2 400 fosses communes ont été répertoriées. Moins de 700 ont été ouvertes ces dernières années. Après le retour au pouvoir du Parti ­populaire (droite), fin 2011, la loi de mémoire historique n’a plus été dotée d’aucun fonds. De retour aux affaires en 2018, le Parti socialiste ouvrier espagnol a certes ressuscité la direction générale de la mémoire historique, qui a demandé officiellement à 656 municipalités d’éliminer les vestiges du franquisme de l’espace public. Cependant, tout le reste est en suspens.

La loi de finances prévoit de doter la loi de mémoire historique de 15 millions d’euros, afin de suivre les recommandations de l’ONU sur les disparitions forcées, d’élaborer une liste nationale de victimes du franquisme, d’assumer les exhumations, de créer une commission de la vérité et de transformer le Valle de los Caidos en un lieu de mémoire et en cimetière civil. Or, non seulement le budget est sur le point de tomber devant le Parlement le 13 février, faute de soutiens suffisants, mais l’exhumation de Franco fait face à l’opposition de ses descendants, qui ont porté des recours devant la justice, et des moines bénédictins qui veillent sur la basilique et ne reconnaissent pas l’autorité du gouvernement sur le lieu de culte. Par ailleurs, l’exécutif n’a pas pu retirer, comme il s’y était engagé, les médailles du mérite à l’ancien tortionnaire Antonio Gonzalez Pacheco, alias « Billy El Niño », faute de « voies légales ». Quant à l’espoir de juger les crimes du franquisme, la plainte déposée devant la justice argentine pour contourner la loi d’amnistie de 1977 est bloquée du fait de l’absence de collaboration de la justice espagnole.

Sandrine Morel (Madrid, correspondance) « Le Monde » 13 février 2019

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