Elle est en France celle qui décrypte la représentation du genre et des sexualités à l’écran. Son dernier essai ? Un plaidoyer pour le « female gaze », alternative à la toute-puissance du regard masculin au cinéma.
Cette critique cinéma formée aux États-Unis et spécialiste de la question du genre a déjà fait parler d’elle en 2016 avec « Sex and the Series », un ouvrage éclairant sur les séries comme nouveau territoire d’expression du féminin. Aujourd’hui, Iris Brey, docteure en études cinématographiques et en littérature de l’Université de New York,
réalisatrice de documentaires et membre du Collectif 50/50, qui milite pour plus de parité dans le cinéma français, revient avec « Le Regard féminin, une révolution à l’écran » (Éditions de l’Olivier, en librairie le 6 février), un essai percutant – sélectionné dans la catégorie « Documents » du Grand Prix des Lectrices ELLE – qui interroge l’hégémonie du « male gaze » (regard masculin) comme écriture cinématographique et appelle à une valorisation du « female gaze » (regard féminin). Derrière la théorie critique, c’est toute notre vision du cinéma, du désir à l’écran et des représentations femme-homme qui pourrait s’en trouver bouleversée…
ELLE. Qu’appelle-t-on le male gaze au cinéma ?
Iris Brey. Ce terme est apparu en 1975 dans un article de Laura Mulvey, une universitaire britannique qui s’est aperçue que, dans la plupart des films hollywoodiens, le désir pour les personnages féminins était représenté à travers leur objectification. Les femmes ne sont pas filmées comme les hommes : on morcelle leur corps, on ne filme que leurs seins ou leurs fesses, on fait des travellings des pieds à la tête comme pour les déshabiller du regard. Elles ne sont pas désirantes mais désirables. Cette grammaire visuelle a largement codifié la manière dont on a appris à désirer au cinéma. Par le male gaze, le personnage féminin est souvent filmé à son insu, ne sait pas qu’il est dévoré par la caméra, c’est ce que Freud nomme la scopophilie, le regard voyeuriste qui vole l’image de l’autre. C’est cette position de pouvoir qui nous procure du plaisir. Le male gaze est à ce titre la traduction visuelle et esthétique d’une domination où la femme est réduite à n’être qu’un objet passif.
ELLE. Pensez-vous à une scène particulière ?
Iris Brey. N’importe quelle arrivée de James Bond girl ! Prenez Halle Berry dans « Meurs un autre jour » : James Bond la regarde d’abord avec des jumelles, il l’espionne, elle est ensuite filmée de haut en bas en maillot de bain.
ELLE. Et que cherche à exprimer le « female gaze » ?
Iris Brey. À partager l’expérience du personnage féminin, à la faire ressentir au plus près. On ne regarde pas l’héroïne avec distance, on est habité par ce qu’elle traverse. Aujourd’hui encore, ce geste reste subversif, le regard féminin reste trop rare sur nos écrans. Les hommes ne veulent pas aller voir les films centrés autour d’une héroïne parce que cela ne les intéresse pas, alors que les femmes n’ont aucun mal à s’identifier à un héros masculin. Il est temps de revaloriser l’expérience féminine.
ELLE. Par quels outils de mise en scène ce regard se manifeste-t-il ?
Iris Brey. La voix off en est un, comme dans la série « La Servante écarlate ». Elle nous permet de pénétrer dans la tête du personnage. Mais il existe d’autres moyens, plus avant-gardistes : l’adresse à la caméra dans la série « Fleabag » pendant les scènes de sexe par exemple, qui nous ramène à ce que pense l’héroïne. Le regard féminin, c’est aussi la participation de la spectatrice et du spectateur : la caméra fonctionne comme une invite, notre corps est convoqué. On n’est plus passif, on devient actif. C’est un élément clé.
ELLE. Vous citez volontiers le « Wonder Woman » de Patty Jenkins en référence. Or, on imagine trouver davantage de female gaze dans des films d’auteur que dans les blockbusters…
Iris Brey. C’est important que cela se produise dans le cinéma grand public. Dans ce film, on arrive sur l’île des Amazones, une utopie exclusivement féminine. Quand Diana se transforme en Wonder Woman, son apparition est filmée d’une manière opposée à celle de la James Bond girl : au lieu d’un panoramique de haut en bas qui flatterait son corps, on la voit littéralement sortir de terre [d’une tranchée, ndlr]. Elle entre dans le cadre par sa propre force et n’est à aucun moment objectifiée. Quant aux gros plans sur les détails de son costume, on ne montre pas ses fesses mais son lasso, ses bottes. Le plaisir que l’on éprouve dans cette scène est lié au sentiment de sa toute-puissance.
ELLE. Male gaze, female gaze… Ces deux concepts fonctionnent-ils en opposition ?
Iris Brey. Ce n’est pas si simple ! Beaucoup pensent que le female gaze, c’est regarder des hommes comme des objets. Or, on peut aussi produire du male gaze sur un corps d’homme, c’est ce que fait Quentin Tarantino lorsqu’il filme Brad Pitt torse nu sur un toit dans « Once Upon a Time in … Hollywood ». Il le regarde comme un objet de désir. Les personnages masculins peuvent être filmés comme des bimbos.
ELLE. Certains s’inquiètent par conséquent de voir la liberté de création se réduire. Vous dites au contraire qu’il ne s’agit pas d’éradiquer le male gaze…
Iris Brey. Non, il existera toujours ! Il s’agit ici de proposer une autre grille de lecture, de création – qui a par ailleurs toujours existé car des œuvres classiques ont utilisé ce regard. Elle permet de réfléchir d’une manière différente au cinéma, c’est une expérience qu’on a à peine commencer à explorer. C’est assez vertigineux en réalité.
ELLE. On a pu reprocher à cette grille de lecture féministe de chercher à moraliser l’art…
Iris Brey. Le female gaze propose précisément une nouvelle façon de réfléchir au cinéma de manière esthétique, c’est une question artistique, de mise en scène – où se pose la caméra –, et non pas morale. Personne ne compte interdire à Abdellatif Kechiche de filmer des culs de jeunes femmes, mais on est libre d’interroger la manière dont il les filme. Le female gaze est une critique, une parole. C’est un dialogue, pas une censure.
ELLE. Par ailleurs, un homme peut produire du female gaze, et inversement…
Iris Brey. Tout à fait. Dans « MILF », Axelle Laffont se filme elle-même comme une femme très désirable avec gros plan sur ses seins, ses fesses, des panoramiques verticaux. A contrario, prenez « Thelma et Louise », de Ridley Scott, le spectateur est complètement pris dans leur expérience. L’idée n’est pas d’exclure les cinéastes hommes mais de se demander pourquoi si peu ont envie de retranscrire l’expérience féminine. Un exemple flagrant ? « Le Redoutable », de Michel Hazanavicius : le réalisateur adapte l’autobiographie d’Anne Wiazemsky, la compagne de Godard. Or, à l’écran, on se retrouve uniquement du point de vue de Godard, et Stacy Martin, qui joue Anne, est filmée comme un objet de désir. Il y avait pourtant la possibilité de s’emparer de ce regard féminin.
ELLE. Comment expliquer qu’en tant que spectatrice, même éclairée, on puisse se délecter de films qui parlent si peu de nous ?
Iris Brey. C’est très bien d’éprouver du plaisir, mais on peut se demander pourquoi on a aimé telle ou telle scène. Aujourd’hui, de nombreux films de la Nouvelle Vague m’agacent profondément. Jeune fille, « À bout de souffle » m’a marquée, il a influencé la façon dont j’aimais le cinéma, ma manière de vouloir être désirable, mon rapport aux hommes, mon look, ma gestuelle. Mais, à présent, je ne me retrouve plus dans ces modèles féminins, et je ne suis plus traversée par le même frisson en regardant ce film. J’en ai fait le deuil. Par ailleurs, j’éprouve des joies bien plus grandes en découvrant des œuvres qui génèrent du female gaze. Il y a aussi des films qui nous ont perturbées, mais on ne savait pas pourquoi. On n’avait pas les mots face à un viol érotisé, filmé comme une scène censée nous apporter du plaisir. Il y a aussi la gêne que l’on éprouve lors de certaines scènes où le corps féminin est dégradé.
« L’idée n’est pas d’exclure les cinéastes hommes mais de se demander pourquoi si peu ont envie de retranscrire l’expérience féminine. »
ELLE. Certaines expériences comme la jouissance des femmes, l’accouchement, voire le viol, sont trop peu ou mal représentées, pourquoi ?
Iris Brey. Parce que le féminin dans notre société a moins de valeur que le masculin. Nos expériences ne comptent pas. En tant que femme, on grandit sans savoir à quoi ressemble un avortement. Ce n’est pas montré. Je viens d’accoucher et j’ai réalisé que je n’avais aucune représentation de l’accouchement, excepté celles grotesques des comédies de Judd Apatow ou monstrueuses de films d’horreur comme « Alien ». Or, quasiment toutes les expériences masculines sont représentées. De même, le viol comme négation de la femme n’est presque jamais montré, alors que le viol comme expérience érotisée d’un point de vue masculin l’a très souvent été. Cela participe à la culture du viol, car on n’arrive plus à faire la différence entre une agression et une relation désirée.
ELLE. Le cinéma a-t-il une responsabilité sociale via les représentations qu’il véhicule ?
Iris Brey. Il serait naïf de penser le contraire, les images façonnent nos imaginaires et nos vies. Mais je comprends qu’on ait envie de réfléchir au cinéma en tant qu’art et pas en tant qu’objet sociologique.
ELLE. Quelles réalisatrices, ou réalisateurs, portent ce regard féminin ? Avez-vous une filmographie idéale ?
Iris Brey. Oui, même si beaucoup de ces œuvres sont tombées dans l’oubli. On peut remonter au début du XXe siècle avec les films d’Alice Guy, première réalisatrice de l’histoire du cinéma, puis Germaine Dulac dans les années 1920, Maya Deren dans les années 1940, Agnès Varda dans les années 1960, pour la décennie suivante, les documentaires de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos sont passionnants. Il y a aussi Chantal Akerman dans les années 1980, puis Jane Campion, Andrea Arnold dans les années 2000. Et enfin Céline Sciamma, Justine Triet, Patty Jenkins.
ELLE. Vous faites partie du Collectif 50/50, plus de parité au cinéma est-il synonyme de plus de female gaze ?
Iris Brey. Peu de femmes sont aux manettes de la création : en France, il y a 24 % de réalisatrices au cinéma et 10 % à la télé ! Aux États-Unis, on tombe à 8 %. Mais, en effet, la parité ne suffit pas, il faut une conscience politique qui implique de réfléchir aux rapports de pouvoir dans le cinéma.
ELLE. Y a-t-il des laboratoires de réflexion qui émergent ?
Iris Brey. Aux États-Unis, avec Time’s Up, il y a une vraie organisation des femmes, qui se parlent et se soutiennent. En France, on est encore très timides sur le fait d’être entre nous. On est focalisées sur la parité plutôt que sur de réels changements de paradigme. Pour rendre cela possible, je suis pour des prises de parole et des gestes artistiques radicaux. On en est là. Certains se sont offusqués qu’il n’y ait pas de personnage masculin dans « Portrait de la jeune fille en feu », de Céline Sciamma. Or, c’est pour cette raison que c’est un grand film, parce qu’il y a une prise de position forte et qu’elle est mise en scène.
ELLE. Selon vous, la critique française est très hermétique à ce débat sur le female gaze. Que cristallisent ces réactions ?
Iris Brey. Tout ce qui est nouveau et féminin fait peur. Ce débat interroge un système dans lequel les hommes sont dominants. En France, notre cinéphilie est basée sur un système familial, même dans la culture critique, on a nos pairs qui nous forment, et il y a des chapelles. Tout cela marche beaucoup par cooptation, et les femmes ont besoin de faire partie du « boys club » pour accéder à des postes de pouvoir. Le Collectif 50/50 a fait une étude sur les critiques femmes en France : elles ne sont que 37 %, écrivent moins que leurs confrères et sont cantonnées à certains genres dits féminins. Les thrillers, les films d’action, les drames restent majoritairement la chasse gardée des hommes. Quant aux femmes respectées par la critique cinéma, elles reproduisent souvent les codes. Il faut être très fortes pour se libérer de nos modèles et ne plus écrire pour faire plaisir à nos pères et à nos pairs.
ELLE. À l’exception de « Parasite », les Oscars 2020 n’ont sélectionné, dans la catégorie meilleur réalisateur, que des histoires d’hommes tournées par des hommes, comment l’expliquer ?
Iris Brey. Les personnes qui choisissent les films qui vont aux Oscars sont majoritairement des hommes blancs de plus de 60 ans. Cette sélection est un échec total.
ELLE. La Société des réalisateurs de films a récemment mis en cause l’Académie des César pour « ses agissements opaques et discriminatoires », apprenant que Virginie Despentes et Claire Denis avaient été écartées comme marraines lors de la soirée des révélations. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Iris Brey. Qu’il y a un très gros travail à faire sur ce que sont nos César et comment ils fonctionnent. Nous avons besoin de transparence.
ELLE. Que pensez-vous de la sélection aux César du « J’accuse » de Roman Polanski ?
Iris Brey. J’espère qu’il ne gagnera rien. C’est vrai qu’il a eu un très grand succès en salle, une preuve, s’il en fallait, qu’il n’y a pas eu de censure. Mais j’ai l’impression que pour beaucoup il y a encore un doute sur les faits qu’on lui reproche. Les gens ne savent pas ou, plutôt, préfèrent ne pas savoir et je trouve ça très grave.
ELLE. Vous n’avez pas voulu voir le film. Comprenez-vous les appels au boycott par des collectifs féministes ?
Iris Brey. C’est une question très compliquée, mais je comprends le besoin de boycotter, la parole féministe a-t-elle d’autre choix que d’être radicale pour être entendue ? On est face à un débat qui n’est pas audible en France et c’est très douloureux. On ne veut pas entendre que Polanski est un pédocriminel et on le retrouve par exemple en couverture de « Paris Match ». Quelle est la parole la plus écoutée ? Celle des défenseurs de Polanski, pas celle des féministes. Et par ailleurs, la question de la censure, personne ne se la pose à propos des œuvres qu’on ne voit pas : on a un cimetière de films de femmes qui ne sont pas vus, pas distribués, pas réalisés, pas financés.
ELLE. Le monde du cinéma a-t-il marginalisé les réalisatrices ?
Iris Brey. Bien sûr, on a voulu effacer le féminin de tous les arts. Aujourd’hui, on prend conscience de ce matrimoine qui n’a jamais été mis en valeur. La plupart des films d’Alice Guy n’existent plus, son studio a été détruit et personne n’a pensé à les conserver alors que son œuvre est selon moi plus importante que celle des frères Lumière. Cet effacement est encore à l’œuvre aujourd’hui. Par exemple, la filmographie de Chantal Akerman n’est plus éditée en DVD. Et il suffit de regarder le nombre de rétrospectives consacrées à des femmes à la Cinémathèque : seulement six de 2005 à 2017 ! C’est le cas dans toutes nos institutions culturelles comme dans les comités de festivals. Il faut se poser la question de qui décide de ce qu’on peut voir.
« On a tous un cimetière de films de femmes qui ne sont pas vus, pas distribués, pas réalisés, pas financés. »
ELLE. Vous avez retiré des cours, que vous donnez dans l’antenne parisienne de la faculté californienne Ucla, les œuvres réalisées par des hommes accusés d’agression sexuelle comme Woody Allen, Luc Besson, Polanski, c’est un geste fort…
Iris Brey. Je le fais aussi par provocation, et je l’assume. En réalité, je n’efface pas leurs noms de l’histoire, je mets simplement en avant d’autres œuvres, des films réalisés par des femmes très peu enseignées à la fac. Je pratique une pédagogie féministe. Évidemment, j’explique ma démarche à mes étudiants. C’est finalement un choix éditorial qui est fait partout, tout le temps, dans les journaux, les festivals. Je veux remettre les femmes au cœur de notre histoire cinématographique, c’est tout.
ELLE. Comment expliquer que, avec #MeToo, si peu d’actrices françaises aient témoigné ?
Iris Brey. Elles sont moins politisées, elles ont peur de ne pas être entendues et ont aussi moins de pouvoir que les Américaines qui sont souvent productrices. Aux États-Unis, on a désormais sur les tournages des « coordinateurs d’intimité » qui les assistent pour les scènes de sexe. Tout cela permet de réfléchir aux dynamiques de pouvoir sur un plateau. Mais qui protège les actrices en France ? Pour l’instant, personne. Une mesure du Collectif 50/50 proposant la présence d’un référent pour la question du harcèlement sexuel a été reprise par le gouvernement, c’est une bonne chose. Mais on voit bien que certaines, comme Léa Seydoux, ont essayé de parler et n’y sont pas arrivées. Dans le cas d’ Adèle Haenel, beaucoup de facteurs ont joué : elle est politisée, entourée par une famille de cinéma. On en a peu parlé, mais c’est aussi une actrice ouvertement lesbienne et personne n’a pu l’accuser de faire sa lolita. Enfin, elle a plus de pouvoir aujourd’hui que son agresseur. Ce n’est pas le cas de toutes les comédiennes.
ELLE. Vous êtes intervenue sur Mediapart juste après son témoignage. Pensez-vous qu’il a contribué à faire bouger les lignes ?
Iris Brey. Il aura permis une prise de conscience. Maintenant, j’attends de voir qui sera dans l’action. Ce sera intéressant de savoir comment les gens de l’industrie vont voter aux César. Sera-t-elle récompensée ? Les discours vont-ils être plus engagés ? J’attends de voir si les hommes vont enfin s’engager sur ces questions ce soir-là.
ELLE. Lors du Festival de Cannes 2018, quatre-vingt-deux femmes, dont vous, ont monté les marches pour demander plus de visibilité, au risque d’en faire seulement un geste de communication…
Iris Brey. Non, c’est très important, car on a créé une image. Nous sommes à un moment où nous en avons besoin ; nous manquons de représentation et il faut combler ce vide par des images réelles ou fictionnelles. Tous les hommes pourront ainsi partager l’expérience des femmes, nous partageons bien celle des hommes depuis plus de cent ans.
Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 31 janvier 2020.