« Funan » Entretien avec l’historien H. Tertrais

Hugues Tertrais est professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a fondé et dirigé le Centre d’histoire de l’Asie contemporaine et est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la région.

Funan débute avec la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975. Dans quel contexte cette prise de pouvoir est-elle possible ?

1975 marque le retrait des Américains, jusque là militairement engagés dans la région, et donc la fin des guerres d’Indochine. Les Américains avaient négocié un cessez-le-feu avec le Viêtnam et le Laos, mais pas avec le Cambodge qui avait refusé ces solutions politiques. Au terme d’un siège de plus de trois mois, la guerre se termine par la prise de Phnom Penh par les forces rebelles des Khmers rouges et la capitulation du gouvernement cambodgien.

Quand ce mouvement politique est-il apparu ?

On distingue les premiers noyaux de ce que l’on va appeler les Khmers rouges dès le début des années 50, au moment où le parti communiste indochinois se divise en trois branches. Ils se structurent ensuite sous l’impulsion d’un groupe d’étudiants khmers marxistes qui étaient à Paris et qui deviennent les dirigeants du mouvement. Lorsqu’ils accèdent au pouvoir en 1975, ils nient cependant leur filiation avec le parti communiste indochinois. Les Khmers rouges évoluent et prennent de l’importance en 1970 lorsque Sihanouk, le chef d’État en titre depuis la Seconde Guerre mondiale, est renversé et qu’il s’allie à eux. Le mouvement s’élargit alors à un front que l’on appelle le FUNK, le Front uni national du Kampuchéa. Il faut noter que leur histoire est assez confuse et que, dès le début des années 1970, il y a un certain flou sur l’expression de ce mouvement et sur sa réalité.Dans le film, le nom de « Khmers rouges » n’est pas utilisé, on entend plutôt celui d’« Angkar ».

Quelle est la différence entre ces deux termes ?

« Khmers rouges » est un terme français qui n’a pas d’équivalent en cambodgien. Il a été inventé dans les années 1960 par Sihanouk, le chef d’État, alors qu’il commence à être débordé par des troubles attribués à des communistes. «Angkar» est un mot khmer qui signifie «l’organisation» et que l’on peut comprendre comme «le parti». Lorsque l’on dit «Angkar» sans autre qualificatif, on entend la structure à la fois mythique, invisible et permanente qui dirige le pays et les gens. Funan s’ouvre sur des scènes montrant les habitants de Phnom Penh contraints de quitter leurs maisons pour partir sur les routes.

Comment cet exode leur a-t-il été imposé ?

Il a très vite été mis en place. Quand les maquisards sont entrés dans Phnom Penh, ils ont parfois été accueillis dans la joie, ce qui s’explique par le contexte de fin de guerre et de libération. Quelques heures après leur arrivée, les soldats ont commencé à faire le tour de la ville en intimant aux habitants l’ordre d’évacuer les lieux rapidement. L’argument principal qu’ils ont utilisé était qu’il y avait des risques de bombardements américains imminents. Ce qui a pu être inquiétant, rétrospectivement, c’est que cette évacuation par les Khmers rouges a été totale. L’hôpital de Phnom Penh, par exemple, a été vidé de son personnel et de ses malades. Ensuite, des colonnes se sont formées pour sortir la population de la ville. Phnom Penh ne comptait pas loin de trois millions d’habitants, dont de nombreux réfugiés qui s’étaient regroupés autour de la ville pour tenter d’échapper à la guerre. Ces files d’évacuation, que l’on voit dans le film, étaient très longues et impressionnantes.

Quelles valeurs les Khmers rouges prétendaient-ils porter ?

Des valeurs dites «traditionnelles» : la vertu, le retour à une forme de pureté d’origine. Ils ont notamment tout de suite supprimé la monnaie et ont même fait sauter la banque nationale. Personne ne devait rien garder, il fallait repartir à zéro et tous les objets de valeur étaient réquisitionnés.

Comment les Khmers rouges ont-ils organisé leur propagande ?

Très rapidement, ils ont supprimé les médias. Il n’y avait plus de journaux, plus de radio… La propagande s’organisait donc plutôt pendant de petites réunions, organisées par les cadres des Khmers rouges dans les villages. Ils essayaient d’endoctriner la population avec une sorte de «rééducation», avec des discours sur l’histoire et l’avenir du pays. Les habitants de Phnom Penh sont envoyés dans des champs partout dans le pays pour effec-tuer des travaux très durs et physiques.

Quelles étaient les conditions de travail pour ces civils ?

Les habitants de Phnom Penh, évacués vers les campagnes, étaient appelés le «peuple nouveau», le «peuple ancien » étant composé des paysans. Ces citadins découvraient le travail de la terre, très physique. De plus, ils étaient nourris par la structure contrôlée par les Khmers rouges. Si ces derniers estimaient qu’ils ne se conduisaient pas correctement, une partie de leur ration pouvait leur être confisquée. Bien sûr, ces conditions de vie et de travail étaient extrêmement dures. L’idée était de leur montrer qu’ils avaient en quelque sorte bien cherché ce qui leur arrivait et ils payaient le fait de s’être regroupés à Phnom Penh et d’avoir utilisé le parapluie américain.

Par quels moyens les Khmers rouges ont-ils fait régner la terreur dans ces villages ?

Les conditions étaient très dures. Quand la nourriture manquait, dans une situation qui se voulait égalitaire, elle manquait pour tout le monde. Beaucoup de Cambodgiens souffraient de malnutrition. La terreur était aussi imposée par la violence. Dès 1975, il y a eu une véritable obsession autour de ceux qui étaient considérés comme traitres : les officiers de l’armée, les dirigeants politiques… Il y a eu des exécutions et des charniers que l’on a retrouvés un peu partout par la suite. La mort venait facilement, il n’y avait pas de respect pour la vie. Les Khmers rouges pouvaient exécuter quelqu’un d’un simple coup de manche de pioche. Cela ne se faisait pas, à ma connaissance, de manière spectaculaire, devant les habitants du village. Les exécutions se faisaient discrètement. Certaines per-sonnes étaient emmenées et ne revenaient pas. La cruauté n’était pas nécessairement le produit d’une fureur visible, elle était plus insidieuse.

Au fur et à mesure des mois, on voit dans le film que les exécutions sont de plus en plus nombreuses : on exécute des « traitres », des personnes âgées… À quoi est due cette escalade de la violence des Khmers rouges ? Quand s’est-elle accélérée ?

Le régime des Khmers rouges a duré trois ans et demi. Au fur et à mesure que les événe-ments avançaient, il y avait une vraie radicalisation politique et sociale. Le régime craignait des débordements et accentuait donc la répression. Plus on avançait dans le temps, plus l’état de guerre était manifeste, particulièrement autour de 1977 et 1978. L’escalade de la violence est due à la fois à la situation générale du pays contre ses voisins et au fait que la branche la plus dure des Khmers rouges accentuait sa pression et son contrôle du pays.

À la fin du film, la famille espère pouvoir rejoindre la Thaïlande voisine. Cette solution a-t-elle été envisagée par de nombreux Cambodgiens ?

Elle a en effet été envisagée par des Cambodgiens, mais après la fin du régime des Khmers rouges. Avant cela, la zone frontalière était très surveillée, il y avait notamment des mines et des soldats. Comme on le voit dans le film, il était difficile de franchir la frontière, d’autant que la montagne et la forêt ne sont pas très hospitalières. Une fois le régime ren-versé par les Viêtnamiens, la frontière devient une passoire et beaucoup de Cambodgiens se réfugient en Thaïlande.

Comment le pays s’est-il sorti de ce régime et quelles ont été les conséquences sur la population ?

Le régime en place a été renversé par le Front uni national pour le salut du Kampuchéa, formé sous l’impulsion du Viêtnam. Une équipe de Cambodgiens a formé un gouvernement pro-viêtnamien. Le régime khmer rouge a été renversé politiquement et ses cadres se sont repliés dans la zone frontalière vers la Thaï-lande.Les conséquences ont été très lourdes sur la population. À la fin des années 70, le pays semblait sortir d’un cataclysme. Pour l’avoir traversé fin 1979, je peux témoigner qu’un « tsunami » n’aurait pas fait plus de dégâts. Les rues étaient en ruines, les gens erraient sans savoir où aller… Le Cambodge s’en est sorti dans une situation très difficile avec un bilan humain très lourd. On parle d’un million et demi de décès. Il a fallu très longtemps pour que les responsables khmers rouges soient jugés. Lorsque leur procès s’est ouvert, ils étaient déjà presque tous morts. En fait, jusqu’au début des années 1990, les représentants cambodgiens à l’ONU étaient des Khmers rouges.

Il a fallu du temps pour que cet épisode historique soit représenté à l’écran, et encore aujourd’hui le sujet de la représentation et du deuil est compliqué au Cambodge. Pourquoi a-t-il été aussi compliqué de parler et de représenter cet événement ?

En effet, il a fallu du temps pour s’y retrouver. L’un des plus anciens films sur le sujet est La déchirurede Roland Joffé, qui raconte l’histoire d’un correspondant du New York Times à Phnom Penh. Ensuite il y a bien sûr toute l’aventure de Rithy Panh (Les gens de la rizière, L’image manquante…), un réalisateur qui a fait un travail énorme pour réintroduire le cinéma cambodgien et parler de la période des Khmers rouges. Je dirais qu’il y a toujours un certain silence autour de la période, un non-dit. La population cam-bodgienne est aujourd’hui très jeune. Pour eux, il s’agit d’histoire ancienne. Le beau film de Davy Chou Diamond Island représente assez bien la situation sociale du pays. Les Cambodgiens ont envie d’aller de l’avant. Heureusement ou malheureusement, ils ont tourné la page et aujourd’hui, il est difficile de revenir sur ce qui s’est passé.

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