Entretien réalisé par Samuel Douhaire pour « Télérama », publié le 05/12/2017
Votre description de la corruption généralisée en Iran dans Un homme intègre impressionne par sa virulence. Avez-vous présenté au bureau de la censure une version édulcorée du scénario afin de pouvoir tourner ?
En Iran, il faut demander deux autorisations, l’une pour le tournage, l’autre pour la sortie en salles. Pour la première, j’ai fait comme d’habitude : dans le scénario transmis aux autorités, j’ai camouflé les passages qui auraient pu chatouiller la censure – avec l’expérience, je finis par connaître la sensibilité des censeurs. Ensuite, lors du tournage, j’ai réintégré les scènes manquantes.
Les autorités sont-elles intervenues pendant les prises de vues ?
Sans vouloir trop entrer dans les détails (qui pourraient être utilisés contre moi lors d’un futur procès), il y a eu trois interventions du bureau de la censure, suivies de trois interruptions du tournage. Mais j’ai appris à gérer ce genre de situations. Prenons un exemple : en Iran, vous ne pouvez pas tourner une scène avec des personnages de policiers sans la présence d’un représentant des forces de l’ordre. Je me suis arrangé : la présence de vrais policiers sur le plateau n’a pas influencé ce que je voulais tourner.
Un homme intègre pourra-t-il sortir un jour en Iran ?
Je risque d’aller en prison, donc je vois mal le film dans les salles iraniennes ! Je voulais présenter Un homme intègre au festival de Téhéran au printemps dernier. Il a été refusé au prétexte que c’était un film « faible », « décousu » – aucun motif politique n’a été avancé par les organisateurs. Les médias iraniens proches du pouvoir m’ont aussitôt attaqué en disant qu’il n’avait aucune valeur artistique. Mais peu de temps après, Un homme intègre a été sélectionné à Cannes. Les autorités m’ont alors demandé de procéder à des changements massifs dans le montage. J’ai refusé, avec deux arguments. D’une part, si le comité de sélection cannois a trouvé le film très bien comme ça, pourquoi devrais-je le modifier ? Et, d’autre part, je leur ai rappelé que, quand ils avaient rejeté le film pour le festival de Téhéran, ils n’avaient rien trouvé à redire à ce qu’il racontait.
Quelles scènes la censure voulait-elle effacer ?
Il y avait treize modifications majeures. Il fallait expurger notamment tout ce qui touche à la justice iranienne, aux minorités religieuses non musulmanes… Mais aussi, toutes les scènes autour de la « Compagnie » qui persécute Reza, le personnage principal du film qui refuse la corruption. A travers toutes ces coupes, la censure voulait ramener le film à un cadre strictement local afin que les spectateurs se disent : « C’est une simple bagarre dans un village, ce n’est pas un système national, mais juste un différend local qui dégénère. » Si j’avais accepté leurs demandes, il aurait fallu refai
Le scénario d’Un homme intègre est-il inspiré de faits réels ?
Le noyau dur du film prend racine dans une expérience personnelle qui remonte à une vingtaine d’années. Le reste est un mélange de choses vues, lues, entendues. En Iran, n’importe qui se retrouve confronté plusieurs fois par jour à des dilemmes moraux : un grand nombre de mes compatriotes sont pris dans un conflit schizophrénique qui les transforme en hypocrites. Ici, un individu ne peut pas être lui-même : vous êtes obligés en permanence d’être dans le mensonge, de fabriquer un personnage qui n’est pas vous. La corruption est une conséquence de cette situation. Prenons un exemple. L’alcool est officiellement interdit. Mais beaucoup de monde en produit chez soi, comme Reza dans la première scène du film, et en consomme. Il y a un contrat tacite entre le pouvoir et les citoyens. Les autorités disent en substance : « Nous savons ce que vous faites, mais, tant que vous resterez discret, tant que vous ne protesterez pas en public, nous vous ficherons la paix. Mais ne touchez pas à la politique ! » Pour continuer à vivre, un Iranien n’a donc d’autre choix que de participer à cette hypocrisie générale. Le fait même que je demande une autorisation pour un scénario dans lequel je parle de la corruption est, en soi, un acte hypocrite. Parce que je sais que, si je dis la vérité, je ne pourrai jamais tourner. Ça ne me réjouit pas de tricher, mais je n’ai pas le choix.
Pensez-vous que l’élection, puis sa réélection au printemps dernier, de Hassan Rohani, un modéré, à la présidence du pays, va faciliter les réformes démocratiques en Iran ?
Non, je ne pense pas. La marge de manœuvre de n’importe quel chef de l’exécutif est extrêmement limitée au départ : les vrai pouvoirs régaliens sont ailleurs, entièrement entre les mains du Guide suprême de la révolution islamique. On ne peut s’attendre à quoi que ce soit, ni de la part de Rohani, ni de n’importe quel homme politique qui serait à sa place. L’inspiration d’Un homme intègre est venue à un moment où Rohani multipliait les slogans en faveur des « droits citoyens ». J’ai pris ça comme un encouragement à travailler à visage découvert, sans le stress d’agir clandestinement que j’ai vécu pour tous mes films précédents. Mais une fois élu, ce même Rohani est incapable de me défendre : mon droit citoyen de critiquer la corruption est pourtant bafoué. Quand Rohani parle de droit citoyen, c’est pour faire de moi un citoyen dans son cadre mental, politique et idéologique. En gros, il me considère comme citoyen si je suis d’accord avec lui.
Y a-t-il une volonté de mettre au pas le cinéma indépendant ?
Je pense même que le pouvoir veut le faire disparaître ou, à tout le moins, le stériliser. Et il a déjà réussi dans une large mesure : les jeunes cinéastes qui veulent emprunter la voie de la critique sont de moins en moins nombreux. Les pressions que je subis ici vont peut-être faciliter la diffusion d’Un homme intègre, mais ce sera en dehors de l’Iran. A Téhéran, le pouvoir se fiche éperdument de ce qui passe à l’extérieur des frontières. C’est l’intérieur qui l’intéresse : il veut limiter au maximum la contestation et empêcher à tout prix que les différentes critiques se coalisent pour se transformer en courant politique. Le message implicite adressé aux jeunes cinéastes est clair : « Contentez-vous de faire un cinéma d’eunuques, toute autre voie pourrait vous coûter cher. »
Lors de la sortie d’Au revoir, en 2011, un film sur la tentation de l’exil, vous assuriez vouloir rester en Iran. Et aujourd’hui ? Si les autorités vous restituent votre passeport, envisagez-vous de quitter le pays ?
Je ferai tout mon possible pour rester au contact physique et spirituel de ce que je connais le mieux : ma culture en tant qu’Iranien – d’ailleurs, je ne connais que ça ! Je veux utiliser la cuture de ma terre maternelle pour m’adresser au monde avec des thématiques universelles. Dans Un homme intègre, je n’ai pas voulu dire que l’Iran est le seul pays gangrené par la corruption. On trouve de la corruption dans le monde entier.