Archives : Réalisateurs

Ilya Povolotsky (La Grâce)

Né en 1987 à Izhevsk, Oural

Russie

Monteur, réalisateur, producteur

La Grâce

Le réalisateur, venu présenter « La Grâce » à la Quinzaine des cinéastes, parle de son pays sous Poutine et de son envie « d’observer le réel et de chercher des réponses ».

« Je pense que ce qui se passe est un incroyable désastre » : calme, attentif, droit sur son siège dans ce café à l’écart du centre bouillonnant de Cannes, le réalisateur russe Ilya Povolotsky ne se cache pas derrière son petit doigt : « Je suis contre la guerre en Ukraine, contre l’utilisation de la violence en général, contre la politique du gouvernement de mon pays. » Répondant à l’invitation de la Quinzaine des cinéastes pour venir y présenter son nouveau film, La Grâce, il n’a pas eu, dit-il, de difficultés pour venir – « Sinon l’obtention des visas français, qui ont mis énormément de temps à nous arriver…  » On s’inquiète en revanche de son retour, on ne voudrait pas le mettre en porte-à-faux. Lui semble serein : « Je ne sais pas si cela sera difficile. Ni quelle sera la réaction des autorités. Tout dépendra de cela… »

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Bertrand Bonello ( La Bête )

Né le 9 novembre 1968 à Nice

France

Réalisateur, scénariste, compositeur

Tiresia, L’Apollonide, Saint-Laurent, Nocturama, La Bête

De l’écriture jusqu’à la production, La Bête, dixième long-métrage de Bertrand Bonello, fut une longue traversée. Inventeur de formes, le réalisateur, scénariste et compositeur, auteur de L’Apollonide, souvenirs de la maison close (2011) et de Nocturama (2016), entre autres, raconte la fabrique de son film de science-fiction, qui se situe en 2044, tout en plongeant dans les vies antérieures d’une jeune femme (Léa Seydoux).

« La Bête » est adapté d’une nouvelle de Henry James. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cet ouvrage sur la rencontre amoureuse ?

C’est le désir de m’approcher du mélodrame qui m’a ramené à ce livre, que j’avais déjà lu deux ou trois fois. Ce qui est extraordinaire dans cette nouvelle, c’est que la rencontre entre l’homme et la femme a déjà eu lieu. Je ne pouvais pas trouver meilleur argument sur le ratage amoureux, sur la peur d’aimer. Je voulais mettre ensemble ces deux mots que sont la peur et l’amour, deux sentiments très forts qui vont tellement bien ensemble. Quand on aime, il y a la peur de perdre.

Le film se situe à trois dates précises, 1910, 2014 et 2044. Pourquoi ?

En 1910, on entre dans le XXe siècle avec plein d’espoir et de lumière, mais quatre ans plus tard, ce sera l’obscurité [avec le déclenchement de la première guerre mondiale]. En 1910, Gabrielle, jouée par Léa Seydoux, incarne une pianiste à l’avant-garde de la musique contemporaine : elle étudie Arnold Schoenberg (1874-1951), qui introduisit l’atonalité. Ensuite, 2014, c’est l’époque pré-#metoo, et l’année où le jeune Américain Elliot Rodger, membre d’une communauté de célibataires misogynes [incarné par George MacKay], organisa sa tuerie tout en postant des vidéos. 2044 nous plonge dans un futur proche, dominé par les machines. Je me suis fabriqué ce concept : les humains ne sont pas arrivés à gérer la planète, que ce soit au niveau des guerres, de l’écologie, des inégalités… Les machines, en raisonnant comme des machines, y sont parvenues, parce qu’il n’y a plus d’affects. Elles ont pris le pouvoir et il n’y a plus de catastrophes, mais le prix à payer, c’est d’obéir. C’est une dictature « positive », entre guillemets, car le monde que je montre est d’une tristesse et d’une solitude effroyables.

Dans la nouvelle de Henry James, ainsi que dans votre film, il y a l’idée d’une catastrophe à venir, donnant le sentiment qu’il est trop tard pour agir…

Il y a une peur « positive » qui nous met à l’écoute du monde et il y a aussi une peur négative, qui paralyse. C’est celle qu’on essaie de nous infliger aujourd’hui, avec ces dirigeants qui utilisent les catastrophes pour apparaître comme des sauveurs. C’est l’infusion de la terreur. L’historien Patrick Boucheron l’explique très bien dans son ouvrage Le Temps qui reste (Seuil, 2023).

« La Bête » est traversé par des personnages androïdes, avec notamment cette « poupée », interprétée par Guslagie Malanda. Comment avez-vous articulé le scénario avec l’état des réflexions sur l’intelligence artificielle ?

Quand j’ai commencé à écrire, c’était il y a plusieurs années, l’IA semblait encore loin. J’ai beaucoup avancé seul, sachant que je suis coproducteur de mes films. A un moment, je suis arrivé au stade de la minisérie, mais je ne trouvais pas de diffuseur. J’avais quatre épisodes d’une heure, je suis allé voir le producteur Justin Taurand (Les Films du Bélier), afin de ramener le projet à deux heures. On a eu quatre refus à l’avance sur recettes du CNC. Aujourd’hui, dès qu’un film dispose d’un budget un peu important, trouver une liberté formelle devient difficile.

Vous avez recruté l’acteur George MacKay, en remplacement de Gaspard Ulliel, mort avant le tournage du film…

Il fallait que je rende le film possible à nouveau, en allant chercher un acteur britannique. Et les essais de George MacKay étaient prodigieux : souvent, même quand les acteurs sont très bons, on voit les ficelles, mais, avec George, on ne sait pas par où le jeu passe. C’est quelqu’un qui apprend énormément en amont. Léa Seydoux est à l’opposé, elle ne demande rien, c’est un mélange entre sa méthode et sa superstition. Elle a besoin de découvrir les choses pour les vivre sur le plateau. Même en collant la caméra devant elle, on ne sait pas ce qu’elle pense. Léa Seydoux résiste à la caméra, semble plus forte qu’elle, un peu comme Catherine Deneuve.

D’après Clarisse Fabre pour Le Monde du 10/02/2024.

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Estibaliz Urresola Solaguren (20 000 Espèces d’Abeilles)

Née le 4 Mai 1984

Espagne

Réalisatrice, scénariste, producteur

20 000 Espèces d’Abeilles

Pour son premier long métrage, l’Espagnole Estíbaliz Urresola Solaguren a choisi un sujet délicat s’il en est : l’identité de genre dans l’enfance. Son sublime « 20 000 Espèces d’abeilles » raconte l’été d’une petite fille (Sofía Otero, Prix de la meilleure interprétation à la Berlinale 2023), 8 ans, dans la famille de sa mère au Pays basque espagnol, alors qu’elle prend conscience qu’elle ne se sent pas en adéquation avec le genre (masculin) assigné à sa naissance, ce que ses proches accueillent de différentes manières. Retour avec la réalisatrice sur ce sujet brûlant, qui agite la société de part et d’autre de la frontière basque.

Comment est née l’envie d’écrire un personnage de jeune fille trans de 8 ans ? (suite…)

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Todd Haynes

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  2 janvier 1961 à Encino (Los Angeles), Californie Americain Réalisateur, scénariste  Velvetgoldmine, Loin du Paradis, I’m not there, Carol, Le Musée des Merveilles, May December Todd Haynes, portrait : Julianne Moore, Cate Blanchett, Kate Winslet et désormais Natalie Portman… … Lire la suite

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Celine Song (Past Lives)

Acclamé par les critiques, dont certains l’ont classé meilleur film de l’année, Past Lives accumule les louanges et les nominations. Nous avons discuté de ce petit miracle de cinéma avec son auteure.

Vanity Fair. Une chose m’a interpellée dans votre parcours au théâtre… J’ai vu que vous aviez rejoué La Mouette de Tchekhov dans le jeu Les Sims 4. D’où est venue cette idée ?
Celine Song. C’était pendant le Covid. Tout le monde cherchait à organiser des performances virtuelles. J’ai eu cette idée parce que les Sims 4 sont très tchékhoviens. C’est un jeu vidéo sur les drames de la vie, il n’y a pas de ramifications compliquées ou de pas hors de la réalité.

Est-ce que la pandémie a été un élément déclencheur dans votre passage au cinéma ?
Non je planchais déjà sur ce film avant le Covid. (suite…)

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Yorgos Lanthimos ( Pauvres Créatures )

Lion d’or à Venise, lauréat de deux Golden Globes, Pauvres créatures lorgne les Oscars avec l’enviable statut de challenger. Le cinéaste revient sur cette ascension commencée avec la guigne d’un Sisyphe et achevée, dix ans plus tard, sur les toits de l’Olympe hollywoodien.

Une communauté vivant à l’écart du monde, des docteurs mabouls, une approche candide de la sexualité… Le roman d’Alasdair Gray « Pauvres créatures » (Métailié, 2003) semble avoir été écrit pour vous. Quand l’avez-vous découvert ?

En 2011, je crois. Je suis tombé amoureux du personnage principal, Bella Baxter, et j’ai tout de suite eu envie d’en faire un film. (suite…)

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Shinji Sômai (Déménagement)

« Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à Sômai Shinji. Chaque jour, je récite une prière pour lui. Oui, je peux le dire, je crois bien que je suis atteint par une ‘sômaïte aiguë ».

C’est en ces termes que l’acteur Asano Tadanobu expliquait son attachement au cinéaste dans un entretien publié en 2011 à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition. (suite…)

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Mohamed Kordofani (Goodbye Julia)

Mohamed Kordofani : « La guerre au Soudan a atteint un niveau extrême »

Dans son nouveau film Goodbye Julia, le réalisateur soudanais Mohamed Kordofani raconte l’amitié entre une femme musulmane arabe et sa domestique, une chrétienne du sud du pays, au moment où le Soudan du Sud accède à son indépendance. À cette occasion, le réalisateur livre son regard sur la guerre qui ravage son pays depuis tout juste six mois. Entretien :

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Wim Wenders,réalisateur

Wim_Wenders_pour_Nouvel_Écran14 Août 1945 Dusseldorf

Allemagne

Réalisateur

Alice dans les Villes, Au Fil du TempsL’Ami AméricainParis TexasLes Ailes du DésirSi loin, si ProcheBuena Vista Social Club, Le Sel de la Terre, Everything Will Be Fine, Anselm, Perfect Days.

ENTRETIEN : Le cinéaste, né en août 1945 en Allemagne, revient sur son enfance dans un pays en ruine.

Le quinzième prix Louis Lumière récompensera à Lyon, le 20 octobre, le réalisateur allemand Wim Wenders, dont la carrière s’étend sur plus d’un demi-siècle. A 78 ans, il sort simultanément deux films en salle : Anselm, un documentaire consacré au plasticien Anselm Kiefer, et Perfect Days, une fiction japonaise.

Je ne serais pas arrivé là si…

… si je n’avais pas découvert, à 22 ans, que le cinéma était une formidable alternative à la peinture. Que c’était même un art plus riche, puisqu’il impliquait tous les autres. C’était pour moi une découverte bouleversante, car je rêvais jusque-là d’être peintre. C’est à cette fin que j’avais quitté Düsseldorf pour venir étudier à Paris. Mais comme mes après-midi étaient libres et ma chambre de bonne glaciale, j’avais trouvé refuge à la Cinémathèque française. J’ai commencé par voir un film par jour, puis deux, puis trois, tous présentés par Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque. En un an, j’avais visionné toute la collection. Et compris que je voulais devenir cinéaste.

Donc un changement de cap radical !

En vérité, c’était mon deuxième changement de cap. Car, en Allemagne, j’avais commencé par étudier la médecine. Mon père l’exerçait avec foi, et je trouvais que c’était un beau métier.

Vous embrassiez la médecine pour faire plaisir à votre père…

Oui, mais pas seulement. J’avais travaillé à l’hôpital auprès des malades, et j’avais adoré cela : les laver, les nourrir, les raser avant les opérations…

Il faut aimer les gens pour choisir d’accomplir ces tâches…

J’aimais les gens, beaucoup. Et j’aimais l’hôpital. Mais la peinture me taraudait et j’ai vite compris qu’elle me donnait plus de plaisir que mes cours de médecine. Quand je l’ai annoncé à mon père, il a ri : « Je le savais depuis le début ! Mais c’était à toi de le découvrir par toi-même ! » Ça m’a libéré. « Veux-tu faire une école ? »,a-t-il demandé. « Non, je veux aller à Paris. »

C’était bien arrogant de viser tout de suite Paris, mais je souhaitais être au cœur de la création, là où les grands peintres avaient étudié. Mon père a avalé sa salive : « D’accord. Je vais continuer à t’entretenir au niveau de ce que coûterait la fac de médecine ou une école allemande. Mais si Paris se révèle plus cher, ce sera pour toi. » Je ne serais donc pas arrivé là si mon père ne m’avait pas laissé venir à Paris… siège de la Cinémathèque !

Jean-Paul Sartre disait : « L’enfance décide. » Qu’a donc décidé votre enfance ?

Tout ! Mais laissez-moi d’abord vous raconter ma rencontre éclair avec Sartre ! Vous voyez le coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Dragon ? C’est là, un soir d’hiver 1964, alors qu’il neigeait et que je courais aussi vite que possible sur la chaussée glissante, que j’ai percuté de plein fouet un petit monsieur qui est tombé par terre en conservant sa pipe entre les lèvres. Il était fou furieux. Comme je l’aidais à se relever, en me confondant en excuses, j’ai reconnu Jean-Paul Sartre. Il a secoué la neige accrochée à son manteau et il est parti en maugréant. Je n’ai même pas eu le temps de lui dire qu’en cours de littérature, quand on nous avait demandé de traduire en allemand un texte récent, j’avais choisi de traduire Les Mots. J’avais eu une bonne note.

Mais l’enfance ?

Ah, l’enfance ! Je n’ai pas fait exception à la règle : mes 7-8 ans ont décidé de qui je serais. C’est à cette époque que j’ai senti, compris, intégré beaucoup de choses, notamment les règles sociales dans une Allemagne en ruine, une Allemagne qui n’existait quasiment plus mais qu’il fallait reconstruire, un pays nouveau qui ne savait pas encore ce qu’il était, mais qui avait un avenir… à condition d’oublier son passé et d’être solidaires. On était tous égaux. Il n’y avait pas de hiérarchie, de classes sociales. Tout le monde était pauvre, mais content d’avoir survécu et d’avoir une nouvelle chance. Alors on s’entraidait. Il y avait une vraie fraternité. Un respect mutuel. Et une considération pour la valeur des choses. On ne jetait rien et chaque pièce comptait. J’ai adoré cette société-là.

L’optimisme prévalait-il ?

Mais oui ! Lorsqu’on naît le 14 août 1945 en Allemagne, les choses ne peuvent qu’aller mieux. Le credo des adultes tenait en trois phrases : le passé n’existe pas, le présent est important, l’avenir est tout. On était persuadés qu’un jour l’Allemagne serait de nouveau quelqu’un. Mais en attendant, on éprouvait une immense méfiance pour notre propre culture, et le pays, dans un même élan, a fait sienne la culture américaine. J’investissais mon argent de poche dans les BD américaines, les Mickey Mouse et les super-héros. Et dans les juke-box, j’écoutais Chuck Berry. C’était ça la vraie vie !

D’où l’envie de partir ? De quitter l’Allemagne ?

C’est à l’âge de 15-16 ans que j’ai clairement perçu le grand malaise du pays à l’égard de son passé récent. Les profs ne savaient pas comment en parler et sautaient la période du nazisme pour arriver directement à l’après-guerre. Au discours de certains, je comprenais que c’était probablement d’anciens nazis. Le prof d’histoire était impossible. Le prof de maths portait encore la petite moustache noire d’Hitler. Le prof d’allemand, heureusement, était un vrai libéral qui nous a ouvert les yeux sur ce sujet tabou. C’est à ce moment-là, oui, que j’ai commencé à rêver de partir découvrir le monde. Le Brésil, parce que j’avais lu qu’Oscar Niemeyer construisait une nouvelle capitale au cœur de la jungle et que je collectionnais toutes les photos de cette utopie splendide. Et puis l’Amérique, ses grands espaces, ses voitures splendides et ses gratte-ciel. Rien que ce mot… Mais l’Amérique était une aspiration puissante depuis que, tout petit, j’avais lu Mark Twain. C’est simple : j’étais Tom Sawyer !

Qu’en était-il de votre projet de cinéma ?

Je me suis inscrit dans une toute nouvelle école qui s’ouvrait à Munich et dont j’avais lu l’annonce dans un journal allemand trouvé sur une table du café Les Deux Magots. Une déception épouvantable : l’école était sous-équipée, l’enseignement nullissime. Mais a surgi Mai 68. Les étudiants français ont soulevé Paris et nous, à Munich, avons fait la même chose. Nous avons occupé l’école, viré les responsables, concocté un nouveau programme, choisi nos profs. Hélas, comme j’avais participé à des manifs, caméra à l’épaule pour filmer le mouvement, y compris la violence, j’ai été arrêté, jeté trois jours en prison et la police a confisqué ma caméra, ma si précieuse caméra Bolex achetée en vendant mon saxophone. Pendant ce temps-là, [Rainer Werner] Fassbinder, qui n’avait pas été accepté à l’école, nous narguait en faisant son premier long-métrage.

Vous vous êtes rattrapé !

Pas tout de suite. Le temps qu’on quitte l’école, il avait déjà fait quatre films ! Mais j’ai ensuite enchaîné trois longs-métrages, en faisant équipe avec des jeunes gens qui démarraient aussi et avec lesquels j’allais former une équipe indissociable pendant des années. On a appris ensemble, construit, progressé.

Le facteur humain vous paraît-il essentiel ?

Fondamental ! Je ne peux faire du cinéma qu’avec des gens que j’aime. Et quand il faut recruter, je choisis les gens dont j’aime le regard. C’est mon critère à moi. Pour un casting, je ne regarde que les yeux. Et je sais. Je sens. Je lis dans le regard. Pas la peine d’éplucher le CV. Les gens peuvent tromper avec mille choses. Pas avec leurs yeux.

N’est-ce pas pourtant le job des acteurs de faire croire ce qu’ils ne sont pas ?

Je préfère ceux qui ne trompent pas, ceux qui s’investissent dans leurs rôles avec leur propre histoire, leur caractère, leur âme. Ce sont évidemment les plus fragiles sur un plateau. Et le metteur en scène a envers eux une grande responsabilité. Surtout envers les enfants, dont on devient si proches le temps du tournage et qu’on n’a pas le droit d’abandonner à la fin. J’ai gardé des liens avec les enfants de tous mes films, y compris la petite Alice du film Alice dans les villes, sorti en 1974.

Etait-ce votre quatrième film ?

Oui, mais je le considère comme le premier, car c’est celui où j’ai trouvé ma propre voix. Le premier était inspiré par [John] Cassavetes, le deuxième par [Alfred] Hitchcock, le troisième imitait maladroitement David Lean. Stop ! Ça ne sert à rien de tourner un film « à la mode de… » Avec Alice, j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui n’appartenait qu’à moi. Cette manière de tourner en voyageant, de suivre l’ordre chronologique en improvisant le scénario… J’étais comme un poisson dans l’eau. Et pour la première fois, en inscrivant mon nom sur une fiche d’hôtel, j’ai écrit avec assurance : metteur en scène. J’avais gagné ce droit.

Y compris celui de partir à Hollywood…

Je le ferai plus tard, en 1978, à l’initiative de [Francis Ford] Coppola, qui m’a appelé pour tourner Hammett. Mais comment imaginer, moi qui avais jusque-là fait un film par an, que celui-ci en prendrait quatre, qu’on écrirait quarante versions du scénario avec quatre scénaristes différents et qu’on devrait tourner le film deux fois parce que la première mouture ne plaisait pas au studio ? Après cette expérience douloureuse, croyez-moi, je n’ai eu qu’une envie : tourner avec mes proches, dans une liberté absolue et la fièvre d’une aventure à inventer tous ensemble. En Amérique, certes, mais avec une identité totalement européenne. Et ce fut Paris, Texas. Un rêve. Il a gagné la Palme d’or à Cannes et il a changé ma vie. Hélas, on attendait ensuite que je tourne un Paris, Texas numéro deux. Et c’est la dernière chose que je voulais faire.

Pourquoi ?

Mais parce que le cinéma, ce n’est pas répéter ce qu’on sait faire ! C’est choisir ce qu’on n’a encore jamais fait. Et qu’on n’est même pas sûr de savoir maîtriser. Pas de modèle, zéro formule, voilà ma bible. C’est alors que je me suis senti prêt à revenir faire un film en Allemagne. Je commençais à m’accepter Allemand, à m’identifier à l’histoire de mon pays. Je suis un romantique allemand, c’est l’Amérique qui me l’a appris, dont acte. Et j’ai tourné à Berlin Les Ailes du désir. C’était le film d’un revenant, heureux de rentrer à la maison.

Dans une Allemagne encore coupée en deux…

Oui. Et les quelques plans de Berlin-Est ont été filmés clandestinement. Quand la chute du Mur est arrivée, deux ans plus tard, j’étais au fin fond du désert australien pour tourner un autre film. Il n’y avait ni radio ni téléphone satellite, et mon bureau ne pouvait me joindre que dans la supérette qui desservait une zone de 1 000 kilomètres alentour et dans laquelle nous allions nous ravitailler une fois par semaine en eau, essence et alimentation. Un jour, on m’a tendu un fax illisible avec une photo toute noire sur laquelle on devinait des silhouettes en train de danser sur un mur ou sur un toit. Il m’a fallu des heures pour obtenir une liaison téléphonique avec l’Allemagne. Quelqu’un alors m’a dit : « C’est la fête à Berlin ! Le Mur est ouvert depuis une semaine. » J’étais abasourdi.

L’envie de vous réapproprier votre pays en a-t-elle été décuplée ?

Bien sûr. C’était un nouveau pays. Et je me suis lancé dans le tournage de Si loin, si proche, avec les mêmes anges, les mêmes acteurs, le même Peter Falk, le même Bruno Ganz, mais aussi Lou Reed, et d’autres personnages incroyables. Mais, deux ans après la réunification, plus personne en Allemagne ne voulait en entendre parler. Les gens en avaient marre. La jubilation avait fait place au cauchemar, la confrontation Est-Ouest était bien plus violente que prévu. Nous partagions la même langue allemande, mais les mots disaient autre chose. Mon film a obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes, grâce à Louis Malle, mais il n’a pas eu un sort très heureux. Un jour peut-être…

Pourquoi y avoir enrôlé Gorbatchev ?

C’était un remplaçant ! En fait, je voulais Willy Brandt, l’ancien chancelier allemand et Prix Nobel de la paix, qui était le héros de mon enfance. Il était d’accord, on avait même fait des répétitions en costume, mais son cancer l’a contraint à annuler. Je me suis donc tourné vers Mikhaïl Gorbatchev, héros de la réunification et, lui aussi, grand humaniste. Il était encore chef du Kremlin et il m’a accordé deux heures.

Diriez-vous, comme l’artiste Pierre Soulages : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » ?

La liberté est pour moi essentielle. Et j’ai découvert que le documentaire m’offrait un champ d’une souplesse prodigieuse. Et puis, un jour, je me suis aperçu que la plupart de mes fictions étaient en fait filmées comme des documentaires. Et que mes documentaires étaient de plus en plus enrichis par des éléments de fiction. C’est donc ça, mon idéal : combiner fiction et réel. Mais pour coller le plus possible à la réalité.

Dans quel but ? Qu’est-ce qui réunit vos films ?

Comment vivre ? Pourquoi vivre ? Qu’est-ce qui l’emporte sur tout ? Pour ma part, j’ai compris que ce qui importe et demeure, ce sont les actes d’amour. Tout ce qu’on fait sans conviction, sans amour, sans tendresse se perd, ne passe pas la rampe. Mais ce qu’on fait avec sincérité, fidélité à soi-même et amour se transmet, se partage, a de l’impact. Peut-être est-ce un héritage de mon père médecin, que j’ai tant admiré, qui connaissait ses patients par leur prénom, s’asseyait au bord de leur lit, les regardait, les touchait et leur parlait. C’est ça, un bon médecin. Au fond, c’est ce que j’ai essayé de faire avec le cinéma.

Avez-vous la conviction que les films aussi peuvent faire du bien ?

Oui. Et quand cela arrive, que le public sort du cinéma avec de nouvelles clés pour vivre, je vous assure que c’est une grande joie.

Vous avez dit un jour que tous vos films auraient pu être intitulés « A la recherche du temps perdu »…

Proust a inventé le meilleur titre et, hélas, on ne peut plus le lui piquer pour un film. Le temps est pourtant le grand maître du cinéma. Et le temps perdu ma hantise.

Qu’appelez-vous « le temps perdu » ?

C’est le temps gaspillé et stérile, qui n’a servi à rien et ne portera aucun fruit. C’est le temps dénué d’actes d’amour.

D’après des propos recueillis par Annick Cojean pour Le Monde.

 

Entretien avec Wim Venders

Quand il y a quelques années au festival de Sundance – vous avez demandé au scénariste du film, Bjørn Olaf Johannessen, de vous envoyer son prochain scénario, vous pensiez seulement donner un coup de main à un jeune talent comme vous le faites souvent, c’est bien cela?

Exactement. Je ne m’attendais pas à ce qu’il écrive quelque chose pour moi. Le scénario auquel nous avions décerné un prix à l’époque, et qui a été filmé par la suite, s’appelait Nowhere Man – c’était déjà plutôt un bon titre pour un début – et de tous les scénarios que j’ai lus cette année-là, c’était le meilleur. C’est pourquoi je lui ai dit : “Envoie-moi ton prochain scénario ! ”Trois ans plus tard, alors que j’avais complétement oublié cet épisode, j’ai trouvé un scénario dans ma boite aux lettres. J’ai tellement aimé le premier jet d’Every Thing Will Be Fine que je l’ai immédiatement donné à mon producteur Gian-piero Ringel et que nous avons décidé de poser une option dessus.

Quelle est la première chose qui vous a attiré quand vous avez lu le scénario ?

C’était le thème de la culpabilité, bien que l’enjeu du récit ne soit pas tant de savoir si cet homme est coupable de quoi que ce soit qui pourrait être lié à l’accident, que d’interroger la culpabilité qui est au cœur de toute création d’un écrivain ou d’un cinéaste qui « exploite » la vie réelle. Est-il légitime d’utiliser dans son propre travail les expériences (suite…)

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Molly Manning Walker (How to Have Sex)

La réalisatrice britannique Molly Manning Walker, 29 ans, a remporté la récompense principale de la section parallèle pour son premier film, « How to Have Sex », qui aborde, entre autres, la question du consentement.

Cannes 2023 : le palmarès d’Un certain regard sous le signe de l’histoire coloniale, de la jeunesse abandonnée et de la paupérisation mondiale.

Après dix jours de compétition et vingt longs-métrages présentés, analysés et débattus par la critique dès l’issue des projections, le prix Un certain regard est ainsi allé à How to Have Sex, premier long-métrage de la Britannique Molly Manning Walker, 29 ans, où trois adolescentes s’offrent une parenthèse enchantée (croient-elles) dans une station balnéaire crétoise. Au programme : alcool, drogue et sexe à l’excès, nuits blanches et idées sombres vite chassées par les paradis artificiels, rencontres à tout-va visant à satisfaire le plaisir immédiat, l’hédonisme sans entraves jusqu’au vertige et la perte du désir même. Car il se joue là bien autre chose que la frivolité à laquelle on voudrait croire. La question du consentement, entre autres, l’injonction des premières fois à laquelle on se soumet, et, en dernier lieu, la désillusion qui en découle.

Visions oniriques

Parmi les longs-métrages présentés dans cette quarante-cinquième édition, Augure, du rappeur et performeur Baloji, a reçu le Prix de la nouvelle voix. Ce premier film multiforme, qui mêle réalisme, spiritisme et visions oniriques, met en scène le retour au Congo, après quinze ans d’absence, de Koffi (Marc Zinga) venu présenter sa femme (européenne, enceinte de jumeaux) à ses parents. Ce dernier a pris ses distances avec ses origines, sa mère qui l’a banni, son quartier de Lubumbashi qui l’a toujours considéré comme un sorcier. Les retrouvailles chaotiques avec la famille mèneront à la rencontre de trois autres personnages, en rupture avec leur milieu. Quatre voix, quatre présences qui multiplient les points de vue, élaborant finalement une sorte de labyrinthe évocatoire d’une culture animiste, à laquelle le réalisateur adjoint, pour en délivrer toute la complexité, son propre univers artistique, musical, poétique et pictural.

Nouveauté de cette édition 2023, le Prix d’ensemble a couronné La Fleur de Buriti, du Portugais Joao Salaviza et de la Brésilienne Renée Nader Messora. Un voyage dans le temps et dans l’espace préservé de l’Etat du Tocantins, au nord-est du Brésil, auprès du peuple kraho. Communauté menacée depuis des lustres, bataillant pour préserver leur terre, adaptant leurs rites et leurs pratiques sans jamais renier ce qui les rattache à la nature. Un lien que le duo de cinéastes restitue par la grâce d’un lent récit ajusté aux cycles naturels, aux tâches et aux gestes quotidiens, aux rites ancestraux.

Autre innovation, le Prix de la liberté est revenu à Mohamed Kordofani pour Goodbye Julia, qui, par une mise en scène classique, nous conte la relation ambiguë qui se noue entre deux femmes, l’une, musulmane, issue d’un milieu favorisé, vivant au nord du Soudan, l’autre, chrétienne, originaire d’une ville du Sud. Emouvant récit de rédemption dans un pays en plein désastre politique.

Deux films venus du Maroc

La section Un certain regard comptait, cette année, deux longs-métrages en provenance du Maroc. Chacun est reparti avec un prix. Celui de la mise en scène attribué à La Mère de tous les mensonges, d’Asmae El Moudir, un documentaire dont l’architecture épouse avec virtuosité les contours d’une maquette d’un vieux quartier de Casablanca pour en survoler la structure, la démanteler morceau après morceau, afin d’y dénicher les secrets cachés dans les recoins. Image rapetissée, métaphorique d’une histoire intime, familiale entachée d’un mensonge que seul un retour dans le passé élucidera.

Le Prix du jury est, quant à lui, revenu au réalisateur Kamal Lazraq pour son premier long-métrage Les Meutes et sa longue traversée nocturne de Casablanca durant laquelle un père et son fils se trouvent embarqués dans une mission plus périlleuse que ce qu’ils sont capables de supporter. Chargés de transporter un cadavre dans le coffre d’une voiture, ces deux-là se heurtent à une série de contretemps qui pourraient virer au gag si le réalisateur ne prenait soin de travailler son récit à la lame d’un couteau.

Les Meutes révèle, au long d’une nuit dirigée vers l’enfer, un univers de malfrats et de gangs auquel le cinéma marocain ne nous avait pas habitués. Visages découpés dans la lumière artificielle des éclairages de rue, ton âpre et mâtiné d’humour, acteurs non professionnels à la présence magnétique, fine photographie d’un Maroc périphérique : Kamal Lazraq impose une nouvelle signature.

D’après Véronique Cauhapé pour Le Monde.

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