James Gray

Né en 1969 0 New York

USA

Réalisateur

Little Odessa, The Yards, La Nuit Nous Appartient, Two Lovers, The Immigrant, The Lost City of Z

Le réalisateur de “Little Odessa” change d’horizon. Il a enfin réussi à achever le tournage dantesque en Amazonie de la fresque dont il rêvait… Mais ce petit-fils d’immigrants ne se remet pas de la victoire de Trump.

Grand cinéaste américain, au style romanesque et inquiet, et à l’humeur souvent mélancolique, James Gray laisse transparaître aujourd’hui une sérénité relative. Il a enfin mené à bien un ample projet qui lui tenait à coeur depuis huit ans, et dont l’arrêt brutal, à plusieurs reprises, l’avait désespéré. The Lost City of Z (en salles le 15 mars) raconte les expéditions successives en Amazonie, entre 1906 et 1925, d’un explorateur anglais persuadé de découvrir les traces d’une civilisation inconnue dans la jungle équatoriale. D’un faux classicisme, le résultat est une splendeur,

épopée étrangement intimiste, ouverte à plusieurs lectures… Voilà pour les motifs de satisfaction. Car pour le reste, l’inquiétude reprend James Gray dès qu’il s’agit des Etats-Unis, pays qui a accueilli ses grands-parents ukrainiens au début des années 1920…

Vous avez vécu à New York, puis à Los Angeles. Comment vous sentez-vous depuis les élections de novembre dernier ?

Je vais peut-être vous choquer : si j’exclus la mort et la maladie qui ont pu frapper certains de mes proches, l’élection de Donald Trump est la pire chose dont j’ai été le témoin dans ma vie d’adulte. Cet événement a été encore plus violent pour moi, émotionnellement, intimement, que les attentats du 11 septembre 2001, dans la mesure où je n’avais de lien direct avec aucune victime du World Trade Center. La prise de pouvoir de Trump est un acte de vandalisme contre la démocratie américaine. Une sorte de mort, de suicide collectif. Tout juste pouvons-nous espérer une renaissance après son départ. Sans cesse, je me répète qu’il partira un jour. Dans huit ans, au maximum. Chaque année, les Etats-Unis deviennent un pays plus mélangé, plus métissé. Trump représente encore la suprématie de l’homme blanc, jusqu’à l’indécence. Mais il sera peut-être le dernier souffle d’un ordre ancien et mourant.

Petit-fils d’immigrés ukrainiens, avez-vous manifesté contre le décret Trump sur l’immigration ?

J’étais à l’étranger, mais à peu près au même moment, mon épouse a participé à la marche des femmes, à Washington. Je regrette aussi de ne pas m’être mobilisé davantage avant l’élection. Question : peut-on protester contre quelqu’un qui n’a pas encore gagné et dont la victoire paraissait jusqu’au bout improbable ? Aujourd’hui, la Maison-Blanche cherche à réduire, aussi, l’immigration légale à l’aide de ce nouveau concept : « la personne susceptible de devenir une charge pour l’Etat ». Voilà revenu le langage tenu par l’administration en 1924, quand la loi s’est brutalement durcie, comme je le montre dans mon film précédent, The Immigrant (2013). Il semble, donc, que les êtres humains n’aient pas progressé, malgré toutes les catastrophes du xxe siècle. Le tribalisme n’est jamais loin. Le plus troublant est de ne plus pouvoir partager la moindre idée avec la majorité des électeurs de Trump. L’anti-intellectualisme a gagné tellement de terrain que la moitié de la population est incapable de comprendre les faits les plus simples.

En 2013, dans Télérama, vous désespériez pour une tout autre raison : l’abandon définitif de votre grand rêve de cinéma. “The Lost City of Z” sort finalement. Que s’est-il passé ?

Brad Pitt, qui s’était déclaré intéressé par ce projet depuis le début, et qui avait décidé de le coproduire, a perdu confiance dans sa capacité à jouer un Anglais. Au fond, à l’ombre de la joie que j’avais à travailler avec lui, il y avait toujours eu, entre nous, ce doute, ce non-dit. Car il est très américain. Quand il a renoncé à tenir le rôle, il est néanmoins resté comme producteur potentiel, avec ses deux associés… J’ai abandonné The Lost City of Z et me suis plongé dans The Immigrant, avec Marion Cotillard et Joaquin Phoenix. Pendant le montage, j’ai reçu un appel de la société de production de Brad Pitt, qui venait de produire 12 Years a slave, de Steve McQueen, et voulait attirer mon attention sur l’un des acteurs : l’Anglais Benedict Cumberbatch [qui joue Alan Turing dans The Imitation Game, ndlr]. Je n’avais vu aucun de ses films. Je l’ai rencontré, et son étrangeté, notamment physique, m’a séduit. Nous sommes devenus très proches. La production de The Lost City of Z s’est remise en marche. Or, quatre semaines avant le tournage, appelé à s’étaler sur une année, l’épouse de Benedict Cumberbatch a annoncé qu’elle attendait un enfant. Il ne voulait pas qu’elle mette un bébé au monde en pleine forêt amazonienne, ni manquer cet événement. Même si ça m’a rendu malade, j’ai compris et accepté son retrait. Mais j’étais sidéré par le parallèle avec la litanie des empêchements et des dilemmes que raconte le scénario. Le film s’est à nouveau arrêté net. J’en ai fait le deuil. Puis la société de Brad Pitt m’a rappelé pour me suggérer un autre acteur : Charlie Hunnam. Je l’avais vu à la télévision dans la série Sons of anarchy, et je le prenais pour un Américain. J’ai refusé. Avant de découvrir qu’il est anglais. Il s’est immédiatement passionné pour le projet, au-delà de toute attente. Sa passion a été ma chance. Elle a réveillé la mienne.

Au final, il y a une certaine ironie dans la ressemblance flagrante de Charlie Hunnam avec Brad Pitt…

Charlie Hunnam évoque, en fait, un Brad Pitt anglais. Il y a une manière d’être britannique que lui n’a pas eu à apprendre, puis à simuler sur le plateau. Les Etats-Unis et la France ont quelque chose en commun : nous, Américains, n’avons jamais eu de monarchie et vous, les Français, avez dissous la vôtre. Vous avez fait la révolution, nous avons eu notre guerre de Sécession… Alors qu’à Buckingham Palace, et à l’arrière du cerveau de chaque Anglais, il y a toujours la reine. C’est une culture différente, qui s’infiltre dans tous les aspects de la vie. Elle induit un esprit différent. Et même des corps différents.

L’autre rôle masculin est tenu par Robert Pattinson, lui aussi anglais, mais que vous avez rendu méconnaissable. Pourquoi ?

Derrière cette apparence déroutante, il y a une exigence d’authenticité. Quand nous avons commencé à travailler sur les photos d’époque des vrais explorateurs de cette histoire, Percy Fawcett et Henry Costin, nous avons vu deux énormes barbes cachant littéralement les deux hommes. Des barbes pas du tout entretenues et sculptées comme celles d’aujourd’hui. On a décidé, avec son accord, de faire endosser ce look à Robert Pattinson. Donc il ne s’agit pas d’une déconstruction délibérée de sa beauté ou d’une volonté de ma part d’occulter son rayonnement de star : c’est un gage de véracité. Cela dit, je ne déteste pas que le résultat provoque un doute sur mes intentions.

“The Lost City of Z” est-il un film d’aventures ?

Un film d’aventures, oui, mais que je tente de subvertir à tout moment. Les démons intérieurs de l’explorateur sont mon vrai centre d’intérêt, dans cette histoire. Pour lui, la jungle amazonienne prend une signification étrange, déconnectée du réel. Il y projette une perfection, avec sa condescendance d’homme blanc de 1905, qui ne peut que nous sembler raciste, vue d’aujourd’hui. Il regarde les Indiens comme de merveilleux animaux de compagnie, caractérisés par leur pureté. Cette projection est aussi sa manière de fuir la société anglaise entièrement fondée, alors, sur le rang et l’humiliation. Là est peut-être l’autre sujet que je voulais traiter : le besoin terrifiant des humains de compartimenter, d’étiqueter leurs semblables, selon la catégorie sociale, le rang, le sexe… La classe dirigeante méprise l’explorateur, le regarde de haut. Mais lui est condescendant vis-à-vis de sa femme et des populations indigènes d’Amérique du Sud. Et même ces populations indigènes se combattent entre elles. Je voulais développer la vision la plus complexe possible de toutes ces hiérarchies humaines.

Y a-t-il un parallèle entre le parcours tortueux, jalonné de ruptures, de votre explorateur et le vôtre, avec ce projet ?

Quand j’ai lu, à sa sortie, en 2009, le livre de David Grann dont j’ai tiré ce film, je me suis d’emblée reconnu, projeté en lui. C’était avant même le long et difficile chemin qui m’attendait. Comme l’explorateur Percy Fawcett, j’éprouve souvent le sentiment de ne pas être à ma place. J’ai à la fois de la haine pour moi et du narcissisme. Et je suis obsessionnel. Bref, je suis bien un réalisateur de cinéma ! Ensuite, le parallèle n’a cessé de m’apparaître entre le cinéaste que je suis, obsédé par un film à tourner, et l’explorateur obsédé par la découverte de cette ville perdue : coûts énormes, gaspillage de temps, espoir de transcendance. Lui parvient, en quelque sorte, à cette transcendance. Moi, je ne sais pas. Je n’ai pas encore succombé aux lances d’une tribu amazonienne. Je préfère être en vie qu’atteindre la transcendance.

Comment s’est déroulé le tournage dans la forêt tropicale colombienne ?

Horriblement. Mais je n’ai pas envie de me plaindre. Car il y avait là toute une équipe qui s’employait à réaliser mon rêve. En revanche, ce que cela demandait, physiquement, était terrible. A fortiori pour un pur New-Yorkais comme moi. L’endroit où l’on tournait était éloigné de tout. Le cycle du climat était immuable. Je me réveillais tous les matins à 4h30, avec mes lunettes opacifiées par la buée, compte tenu de la proximité de l’Equateur. La température était de 30 degrés à l’aube, avec une humidité de 100 %. Puis de 37 degrés à 10 heures du matin. A 14h30, la pluie s’abattait sur nous pendant une heure et demie. Il restait ensuite une heure de lumière au maximum, pour tourner encore… Nous connaissons tous les histoires de tournage de Werner Herzog ou de Francis Ford Coppola. Avant de partir, je me suis cru plus malin, plus organisé qu’eux. Mais non, pas du tout. La jungle a ses propres règles. Nous y sommes des envahisseurs dans un monde dirigé par les insectes et les serpents. On a souvent frôlé la catastrophe. Il y a notamment cette scène où Charlie Hunnam et Robert Pattinson poussent un radeau dans un endroit peu profond de la rivière. J’ai aperçu, pendant les prises, un crocodile. Paniqué, je suis allé voir notre guide colombien. Il m’a répondu : « Pas du tout, c’est un caïman noir. » De retour aux Etats-Unis, j’ai appris que le caïman noir est un genre de crocodile, en plus dangereux ! Cela dit, je tiens à marquer la distinction entre les difficultés logistiques et les difficultés créatives : ce n’est pas du tout la même chose. En un sens, la partie anglaise n’a pas été la plus facile à tourner pour moi. Le vrai casse-tête, pour toute scène à filmer, est de trouver, avec précision, ce qui est le plus intéressant et le plus complexe.

Vingt ans s’écoulent entre la première et la dernière expédition de “The Lost City of Z”. Une vingtaine d’années a passé depuis votre premier film, “Little Odessa”. Peut-on y voir aussi un parallèle ?

Ce n’était pas conscient. On ne sait pas pourquoi on choisit les histoires que l’on choisit… Jusqu’à ce que je montre le film, fini, à mon frère. Il m’a alors dit : « C’est ton premier film de vieux. » Il sous-entendait que, pour la première fois, la fuite du temps est au coeur de l’histoire. Et le caractère éphémère de notre passage sur terre. C’est logique, car je fais l’expérience du vieillissement. J’ai l’impression, désormais, d’oublier plus que je n’apprends. Mon travail d’auteur est de ne pas nier ces changements dans ma vie, mais plutôt de les embrasser. Je sais bien qu’en Amérique le cinéma est un jeu pour, et par, des hommes jeunes : on est supposé ne pas y prendre de l’âge. Ou, tout au moins, ne pas en faire un sujet. Mais je ne suis pas eux : je suis là pour communiquer mes sentiments les plus intimes sur le monde et sur la vie.

D’après une interview de Louis Guichard  pour Télérama    Publié le 06/03/2017

 

 

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