Islande
Cascadeur, réalisateur, scénariste
Lamb
La ferme est bordée de monts. Dans la vallée, une rivière zèbre la prairie. Valdimar Jóhannsson a trouvé dans ce nord de l’Islande le décor de “Lamb”. Un film à l’image d’un septième art en plein essor, axé sur une nature fantastique. C’est pour découvrir le décor, à la fois géographique et mental, de cet enthousiasmant premier film qu’on a fait le voyage. Lamb, sélectionné à Cannes (dans la section Un certain regard) l’été dernier, se déroule dans une ferme ovine isolée, chez María (Noomi Rapace) et Ingvar (Hilmir Snær Guðnason). Unis dans un chagrin taiseux — ils ont perdu leur seule enfant — mais complices dans le labeur, les époux reçoivent un don du Ciel (ou d’ailleurs) lorsqu’une brebis donne naissance à un agneau pas ordinaire.
De quelle nature est la créature ? La mise en scène entretient le suspense, avec un art du dévoilement progressif qui emprunte à l’épouvante en se retenant d’y verser. Sans hésiter, en tout cas, María s’accapare le « bébé », censé reconstituer une -famille amputée par la mort et lui rendre sa joie de vivre.
Écrite avec son compatriote Sigurjón Birgir Sigurðsson, romancier connu sous le pseudo bien pratique de Sjón (publié chez Payot & Rivages), l’histoire débute un 24 décembre et ce n’est pas un hasard. « Même s’il y a peu d’éléments véritablement folkloriques dans Lamb, j’ai toujours été fan des mythes et légendes nordiques, explique Valdimar Jóhannsson. Dans nombre de nos récits, il se produit quelque chose la nuit de Noël, par exemple les animaux se mettent à parler… » Reste qu’Ada, le bambin hybride de ce drame ruralo-fantastique, sort tout droit de son imagination, contrairement à ses « parents » humains : « Mes grands-parents élevaient des moutons et j’ai passé tous les étés de mon enfance chez eux, témoin du respect et de l’amour qu’ils se portaient. Je leur ai pris beaucoup de choses pour le film, jusqu’à passer un temps fou à chercher le même outil que celui qu’utilisait ma grand-mère pour semer les pommes de terre. »
Valdimar, qu’on appelle simplement par son prénom puisque tel est l’usage dans ce pays franc du collier, a aussi passé presque deux ans à chercher la ferme de ses héros. « La nature est un personnage central de Lamb, souligne le cinéaste. Je voulais un endroit beau mais rude, tout sauf paradisiaque. J’avais dessiné un story-board du film, des fermes parfaites, j’avais même réalisé une maquette, et j’envoyais des photos partout sans succès. Je ne sais pas combien de fois j’ai fait le tour de l’Islande ! Et c’est mon frère, finalement, qui a déniché Flaga. » Qui se situe, assez ironiquement, à une grosse heure en voiture du village où il a grandi, près d’Akureyri, entre un père marin sur des chalutiers et une mère au foyer.
Flaga donc. On y arrive en suivant une route déserte, bordée de prairies drues où broutent des moutons cornus et de rivières dont les saumons sauvages doivent frétiller des écailles, vu le prix exorbitant des permis de pêche. Inhabitée depuis vingt ans, la ferme en elle-même ne paierait pas de mine si elle n’était lovée au creux d’une vallée étroite, avec un cours d’eau chantant en contrebas et, tout autour, des montagnes bourrues saupoudrées de sucre glace. Face à la maison, se dresse un pic fameux, Hraundrangi, qui sépare Hörgárdalur d’une autre vallée au nom coriace, Öxnadalur, où naquit en 1807 une gloire nationale enseignée à l’école, le poète romantique Jónas Hallgrímsson. Bref, ça en jette. Pas question pourtant de miser sur un quelconque « effet ouaouh » à l’image : « On visait la simplicité, d’où un travail essentiellement en lumière naturelle, résume le chef opérateur israélien Eli Aronson. Parmi nos références, il y avait Antichrist, de Lars von Trier (2009), pas pour sa dimension horrifique mais pour sa beauté. D’ailleurs, pour le personnage d’Ada, nous avons collaboré avec le même superviseur d’effets spéciaux. »
À quelques minutes de là, une ferme pimpante, Myrká, se distingue par le minuscule cimetière attenant à la maison principale. La propriétaire nous y accueille, précédée d’un chien de berger joueur qu’on aura du ml à quitter, et relate avec délectation la légende attachée au lieu : un diacre, mort noyé dans une rivière gelée, revient la nuit de Noël frapper à la porte de sa belle… Si la population a été bercée par un folklore peuplé de trolls, de fées et de nouveau-nés changés au berceau — les changelins —, c’est un autre héritage que les cinéastes du cru mettent spontanément en avant : les sagas islandaises, récits biographiques médiévaux en prose, aussi concis et efficaces que… des scénarios.
« Les sagas représentent une part importante de ce que nous sommes et de la manière dont nous racontons les histoires », nous confirme Baltasar Kormákur, qui a signé plusieurs des plus grands succès islandais (101 Reykjavik, Jar City), s’est risqué à Hollywood, a produit notamment la série Katla pour Netflix et se voit aujourd’hui unanimement considéré comme le « boss » de la profession — même si le pionnier chéri demeure Fridrik Thor Fridriksson, nommé à l’Oscar du meilleur film étranger pour Les Enfants de la nature, en 1991. Il y a, à en croire Kormákur, une « atmosphère » propre au cinéma islandais : « Nous vivons au cœur d’une nature rugueuse, le climat et la lumière sont changeants, et nous sommes enclins à la mélancolie et à l’humour noir. Je veux dire : qui a eu l’idée ridicule de s’installer dans ce pays au départ ? »
Une autre question, plus actuelle, revient sans cesse : comment faire du cinéma dans une communauté de trois cent cinquante mille âmes ? De retour à Reykjavik, on se met en quête d’un début de réponse avec l’aide de Laufey Guðjónsdóttir, directrice de l’Icelandic Film Center. L’institution publique produit en moyenne quatre films par an, multiplie les coproductions européennes, finance du soutien à l’écriture et de l’éducation à l’image, promeut sa toute jeune industrie à l’étranger et… se révèle capable de mobiliser comme par magie tout ce que la ville compte de talents libres à dîner. L’occasion de parler météo avec des gens chaleureux ayant tous une anecdote sur la fois où ils ont failli périr en montagne — il existe carrément un verbe pour dire « mourir de froid dans la neige juste avant d’arriver chez soi » — mais, surtout, de constater que l’expression « famille du cinéma » résonne différemment sur cette île.
« En tant que technicien, je pense avoir travaillé avec la plupart des réalisateurs islandais », rit Valdimar, qui partage par ailleurs la vie de sa productrice, Hrönn Kristindóttir, laquelle a monté sa société avec sa fille, Sara Nassim, laquelle est mariée au chef opérateur Eli Aronson… Tout le monde se connaît, se lit, s’entraide — « Ça n’aurait pas de sens d’être rivaux dans un si petit marché. » Rúnar Rúnarsson, l’auteur d’Écho (2019), était au lycée avec celui de Béliers (2015), Grímur Hákonarson. Tinna Hrafnsdóttir, actrice vue dans la série Les Meurtres de Valhalla et réalisatrice du film Quake (2021), est la cousine d’Ísold Uggadóttir, dont le drame And Breathe Normally a été primé à Sundance en 2018. Et quand Baldvin Z. a cassé la baraque avec A Life in A Fishbowl, en 2014, le « parrain » Kormákur l’a invité à réaliser trois épisodes de sa série Trapped.
Petit par la taille, le milieu épate par sa simplicité — l’acteur star de Lamb n’a pas d’agent (« Je suis dans l’annuaire ! ») — et son effervescence. Le cinéma est un gros enjeu, économi-que et touristique, moyennant quoi l’industrie valorise ses atouts pour attirer les tournages étrangers : techniciens tout-terrain formés sur des productions anglo-saxonnes (de Prometheus à Game of Thrones), réduction d’impôt de 25 % à condition d’engager des locaux, sans oublier une manière de Cinecittà, un « village du film » en pleine expansion, à sept minutes du centre de Reykjavik. Baltasar Kormákur, encore lui, y dirige le studio RVK, avec un plateau de 3 200 mètres carrés et bientôt deux autres de 700 mètres carrés. De la location de matériel à la postproduction, tout est accessible à trois pas, avec vue sur mer et montagne en prime.
Mais surtout, ce qui pétille d’interview en interview, c’est l’envie d’exprimer des visions singulières, de filmer la nature surpuissante certes, mais aussi l’exode rural (la capitale et sa région concentrent les deux tiers de la population), la vie urbaine, de faire entendre davantage les femmes et la jeunesse… Après les jolis coups de Béliers ou Woman at War (2018), la petite nation — qui compte seulement une trentaine d’écrans, largement trustés par les films holly-woodiens, et un unique cinéma d’art et d’essai, le bien nommé Bió Paradis — s’illustre à nouveau dans le vaste monde avec la douceur trompeuse d’un agneau. S’il a moyennement marché à domicile avec cinq mille entrées, Lamb a tapé jusque dans l’œil des Américains de la société de production et de diffusion indépendante A24, qui l’ont mar-keté outre-Atlantique comme un film d’horreur. Valdimar Jóhannsson s’en amuse. Sa devise ? Il la tient d’un maître austère, le Hongrois Béla Tarr, dont il a suivi les cours à la Sarajevo Film Factory : « Ayez le courage d’être vous ! » Elle va comme un gant (de ski) au cinéma islandais.
Marie Sauvion pour Télérama du 29/12/2021.