Robert Guédiguian

Né le 3 décembre 1953 à Marseille

France

Réalisateur, producteur

A la Vie et à la Mort!, Marius et Jeannette, A l’Attaque, Les Neiges du Kilimandjaro, La Villa, Twist à Bamako.

Twist à Bamako

Comment vous est venu l’idée de ce film ?

Je suis allé voir l’exposition des photographies de Malick Sidibé (« Mali Twist », à la Fondation Cartier, à l’automne 2017). Cette réjouissante explosion de vitalité à travers les corps déhanchés de ces jeunes danseurs m’a rendu très curieux de cette époque. Quelques semaines plus tard, j’étais à Lyon pour présenter La Villa, avec Marc Bordure, un de mes associés d’Agat Films. Il avait rencontré le commissaire de l’exposition avec l’idée de produire une série ou un film documentaire. En marchant dans la rue, il commence à me raconter ce qu’il avait appris sur le Mali des années 1960 et me décrit l’exaltation révolutionnaire qui animait cette jeunesse. Au bout de quelques minutes, je lui ai dit « et si je faisais un film de cinéma avec tout ça ? ».

Cette histoire de jeunes gens idéalistes qui veulent créer un Etat socialiste après l’indépendance tout en dansant le twist et le rock’n’roll, ressemble à ma propre histoire.

Si Bamako ou Marseille en modifie la forme, le fond est strictement identique. On s’est mis à travailler avec Gilles Taurand. En quelques semaines on avait des tonnes de documentation, rencontré des spécialistes de la période. On s’est inspiré de deux jeunes gens qui dansent sur l’une des photos les plus connues de Sidibé, lui en costume blanc et elle, pieds nus avec sa petite robe. On a imaginé qu’ils étaient très amoureux (en réalité ils étaient frère et sœur) que le garçon, dans la journée, une fois enlevé son costard blanc, mettait son treillis et allait dans les villages au fond du Mali pour convaincre les paysans d’accompagner la construction du socialisme et que la fille avait été mariée de force dans l’un de ces villages. Nous voulions raconter une belle et tragique histoire d’amour pour incarner ce que j’appelle ce « moment communiste », de construction, de fête révolutionnaire où les possibles se heurtent à la contre révolution mais aussi à la tradition et aux coutumes ancestrales.

Quel souvenir gardez-vous des indépendances africaines ?

Je me souviens des images de l’arrestation de Lumumba (premier ministre de l’indépendance du Congo Kinshasa, arrêté par Mobutu soutenu par la Belgique et les États-Unis), de son regard intense quand il monte dans le camion qui le conduit à la mort… C’était en 1960, j’avais sept ans. Après, dans mon travail, dans mes études, je n’ai pas rencontré directement cette époque. J’ai une culture générale sur l’âge des indépendances. Très jeune militant, j’ai lu les damnés de la terre de Franz Fanon et le discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Ils étaient dans mes livres de chevet.

Beaucoup de vos films parlent de la fin d’un rêve. Comment se fait-il que pour parler du début, vous partiez si loin ? 

D’abord parce que je n’ai jamais fait ce que l’on appelle de l’autofiction. J’ai toujours parlé de mes sentiments intimes à travers des personnages très éloignés de ma propre vie. J’ai donc sauté sur l’occasion pour m’identifier immédiatement. C’est ce que je disais à Stéphane Bak (qui interprète Samba, le jeune révolutionnaire). Je suis allé jusqu’à prêter ma moto à son personnage, celle que j’avais à cet âge-là, que j’ai toujours gardée. Ensuite, en parlant de ce pays-là, je n’avais pas la charge, pour le dire vite, du stalinisme. En Occident, quand on dit « je suis communiste » ou « j’ai été jeune communiste », on est tout de suite renvoyé dans les cordes par les questions liées à l’URSS, au stalinisme, aux dictatures des pays d’Europe centrale…

Entre cette envie de dire quelque chose d’intime et l’évocation d’une histoire, qu’est- ce que vous vous êtes fixé comme règles ? 

Ce sont toujours les mêmes. Avec Gilles on a écrit Le Promeneur du Champ-de-Mars (la fin du deuxième septennat de François Mitterrand) et L’Armée du crime (sur les résistants du groupe Main d’œuvre immigrée, dit groupe Manouchian). Après avoir consulté les spécialistes, il faut à la fois se sentir libre par rapport au factuel et à la chronologie car le temps du récit doit être privilégié par rapport au temps historique en prenant garde à ce qu’il n’y ait aucun contresens. Il fallait évaluer les grands axes de conflit, la révolte des commerçants contre l’intervention de l’Etat, les féodalités dans les villages qui s’accommodaient très bien du colonialisme, les débats sur la musique occidentale…bref la réalité du régime de Modibo Keita, qui est très regretté en Afrique. Ce régime a été une belle éclaircie, un moment lumineux, surtout par rapport à ce qui se passe aujourd’hui. Et puis, il y a très longtemps que je pense à cette contradiction exprimée dans le film entre la fête et la révolution, c’est quelque chose qui m’agite. Les tentatives de socialisme sont toujours du côté de la raison, du travail, de l’effort, des samedis communistes, du travail collectif. Et évidemment, le capitalisme, c’est la fête, la réussite, la danse, etc… J’ai essayé de montrer cette erreur totale des dirigeants du Mali qui considéraient que ces clubs sécrétaient une idéologie  contrerévolutionnaire.

Dès le départ, il était évident que vous ne pourriez pas tourner au Mali ? 

Mon ami Cheikh Omar Sissoko, cinéaste, militant, qui a été ministre de la Culture du Mali, m’avait dit que ce ne serait pas possible. Il était heureux du projet mais m’a déconseillé de venir. On a envisagé le Burkina Faso, mais ça commençait à se tendre et effectivement, quelques mois plus tard… Restait le Sénégal. On avait une interlocutrice là-bas, une jeune productrice, Angèle Diabang, avec qui Agat a produit des documentaires. On lui a demandé, ainsi qu’aux collaborateurs sénégalais de l’équipe, les chefs décorateurs, le premier assistant, Demba Dieye, qui est un assistant exceptionnel, de relire le scénario. Non pas d’un point de vue historique, parce que cette histoire-là vieille de presque soixante ans, ils ne la connaissaient pas si bien que ça, mais du point de vue des détails, des vêtements, de certains gestes, des manières de se tenir, de bouger, de se parler…

Comment avez-vous décidé de la question de la langue dans laquelle s’expriment les personnages ? 

On a regardé les quelques documentaires de l’époque, il y en a très peu, au tout début des années 1960. Il y a deux documents en particulier, sur le site de l’Ina, dans lesquels on interviewe plein de gens. Il s’avère que d’abord les intellectuels parlent tous français, de manières très différentes, avec ou sans accent, il y a tous les cas. Ça nous a conforté dans l’idée de faire le film en français en l’émaillant de répliques en bambara (la langue véhiculaire au Mali). Ce qui n’était pas simple parce que des gens qui parlent bambara au Sénégal, il n’y en a pas tant que ça. On est allé chercher des figurants dans les associations bambaras de Saint Louis. On a voulu un mélange linguistique proche des usages de l’époque. Pour les rôles de jeunes,
c’était plus difficile de trouver des acteurs au Sénégal parce que le français s’est un peu perdu. D’où la présence de cinq six français d’origine africaine au générique, Stéphane Bak, Alice Da Luz, Bakary Diombera, Ahmed Dramé, Saabo Balde et Diouc Koma…Tous les autres, une soixantaine, viennent d’Afrique de l’Ouest.

Pour Bamako, vous avez choisi..

Thiès, à côté de l’aéroport de Dakar, qui est la deuxième ville du Sénégal, dont Senghor avait été le maire. Parce qu’il y a ces avenues bordées de grands arbres, qui rappellent les quelques images de Bamako à cette époque que j’ai pu voir, entre autres dans un film de Joris Ivens, Demain à Nanguila (1960). Pour les monuments officiels, c’était plutôt simple, c’est l’architecture coloniale, qui est la même au Mali et au Sénégal. Ce qui est au bord du fleuve a été tourné à Saint-Louis, soit à Podor, tout au nord du Sénégal face à la Mauritanie.

Comment les acteurs – français ou sénégalais- se sont-ils retrouvés dans cette histoire ?

Les jeunes acteurs français étaient enchantés à l’idée de tenir des rôles autres que des éternels dealers, voleurs … qu’on leur propose en France. Cette histoire résonnait pour tous, car d’où qu’ils viennent, cette possibilité de la construction d’un autre monde, d’une utopie panafricaine, c’était la jeunesse de leurs parents. Bakary et Ahmed, qui sont d’origine malienne, me disaient qu’ils avaient raconté le film chez eux, que leurs parents se souvenaient très bien des clubs de Bamako. Pour les Sénégalais, c’était une réappropriation d’une période peu racontée de leur histoire. Alors que je travaille toujours avec mes meilleurs amis, j’ai rarement eu autant d’enthousiasme sur un film. On était très nombreux, 67 sur la feuille de service, et on pouvait se tourner de tous les côtés, tout le monde souriait.

L’équipe aussi était franco-sénégalaise ?

On était une douzaine de français, certains chefs de postes étaient sénégalais, les deux décorateurs, par exemple, les meilleurs d’Afrique de l’Ouest. L’un d’eux, Papa Kouyaté, est le fils de Sotigui Kouyaté, l’acteur de Peter Brook. Cette entente vient aussi de ce que nous sommes. Toute mon équipe a un état d’esprit, une morale, qui font que, où que nous tournions, au fin fond de l’Arménie, à Beyrouth, à Marseille ou à Paris, on travaille avec les gens qui sont là. C’est notre façon d’aborder un tournage : se mettre en sympathie avec les habitants des maisons, des rues où on va tourner, avec les commerçants, les associations…comme en immersion dès la préparation du film. S’il n’y avait pas eu cette interruption de plusieurs mois qui nous a coupé les pattes, c’était vraiment idyllique.

C’était à quel moment du tournage ?

Au bout de trois semaines. On était vraiment en train de décoller, tout se passait très bien. On faisait une fête, le jour où on l’a su, un samedi soir. Quand on a arrêté, on ne savait rien de ce qui allait se passer…. C’était en mars, j’ai dit « on reviendra en octobre », après la saison des pluies, ce qu’on a fait. On a maintenu le contact, et une semaine après la reprise, on retrouvait la même ferveur.

Toutes les histoires que vous avez racontées, y compris Le Promeneur du Champ-de-Mars, L’Armée du crime ou Une histoire de fou, ont des histoires qui sont les vôtres : la gauche au pouvoir, la résistance communiste, la lutte arménienne… Cette fois cette histoire vous est tout à fait étrangère. Est-ce que vous vous sentez le droit de raconter une histoire qui n’est pas la vôtre ? 

En fait je considère que c’est la mienne. C’est mon histoire, de la même manière que notre histoire est la leur. Il n’y a qu’une histoire du monde. J’ai le droit et le devoir de regarder toutes les histoires du monde. Heureusement, on peut raconter des choses qu’on n’a pas vécues, parce que nos pauvres vies sont très limitées. Je le dis sans provocation, c’est mon histoire, comme Tchekhov, Grossmann ou Harrison sont à moi, comme toute l’histoire et la culture du monde m’appartiennent, et je me dois de les utiliser. Après se pose la question de savoir, non pas si on aurait dû ou non travailler sur ce sujet, mais si l’on a bien ou mal travaillé. C’est la seule manière de se poser la question, et ça vaut aussi pour les histoires personnelles. Ce qui compte, c’est la qualité du regard.

Il y a la question du regard, mais aussi celle de la position. Vous êtes français, issu de l’ancienne puissance coloniale qui a dépossédé les Maliens de leurs richesses et de leur histoire pendant plus d’un siècle. Est-ce que ça implique des responsabilités supplémentaires ? 

Bien sûr. Celle d’être le plus juste possible. Je peux moins faire d’erreurs que si j’étais malien. J’aime être accablé de responsabilités en faisant un film, avoir énormément d’enjeux, de difficultés, de risques, et à travers ces risques de faire quelque chose qui soit le plus réussi possible. Dois-je ajouter que ni par héritage familial, ni par mon parcours personnel, je ne me suis jamais retrouvé du côté des défenseurs du colonialisme.

A qui s’adresse ce film ?

Au monde entier. C’est l’universalisme dont je ne m’écarterai jamais. Je crois que la lutte des classes est universelle comme ce qu’elle induit, la volonté d’un meilleur partage des richesses. Sous toutes les latitudes, quel que soit le costume, quelle que soit la langue, la religion, la couleur de peau… c’est ma grille de lecture. A partir de là, j’ai eu de belles discussions avec les Africains… Quand Samba se fâche avec le chef de village, un des acteurs qui tenait un petit rôle a dit spontanément « tu ne peux pas parler comme ça au chef de village » et j’ai dit « bien sûr que si, il ne peut pas l’encadrer, c’est son ennemi de classe ». Il m’a dit qu’il comprenait mais qu’il était quand même un peu gêné. La question de la polygamie, celle du mariage forcé font encore débat. Je ne fais qu’adopter le point de vue qu’avaient les jeunes révolutionnaires à ce moment-là. Je n’impose pas, je débats. Je crois que c’est mon devoir de le faire. Et pour que le débat soit le plus large possible nous avons doublé le film en bambara et en wolof pour qu’il soit diffusé au Mali et au Sénégal surtout sur les petites télévisions locales très regardées.

NOTE D’INTENTION

ROBERT GUÉDIGUIAN

 

 

 

 

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