Hypnotique et délicat, Viet and Nam marque aussi une forme de renouveau pour le cinéma vietnamien, même si ce n’est pas sans provoquer quelques heurts avec les autorités culturelles du Parti communiste au pouvoir. Si le film a pu recevoir l’autorisation d’être présenté à Cannes, le film est officiellement banni des écrans vietnamiens, mais pas pour la raison à laquelle on pourrait penser. Car s’il représente un couple homosexuel dans les rôles titres (l’homosexualité est légale au Vietnam mais les couples homosexuels y souffrent encore de nombreuses discriminations), Viet and Nam est surtout accusé par le pouvoir vietnamien de véhiculer une image négative et trop déprimante du pays, et particulièrement de la communauté des mineurs. Nous avons pu rencontrer à l’occasion du festival de Cannes le réalisateur Truong Minh Quy pour évoquer avec lui son film, mais aussi les difficultés rencontrées pour le faire accepter.
Le principal indice donné sur le mystère du film réside dans son titre Viet and Nam. Il scinde le film en deux à plusieurs niveaux : il représente les prénoms des deux personnages principaux mais il semble aussi couper le film en deux, en arrivant quasiment à la mi-film. Était-ce pour vous le point de départ de votre projet?
Le titre est arrivé très tôt au cours de l’écriture. J’avais en tête ce type de titres simples comme Fanny et Alexandre, Jules et Jim, mais c’était surtout pour moi l’occasion d’introduire les prénoms des personnages, car ils ne s’appellent jamais par leurs noms au cours du film. Cela m’offrait la liberté d’introduire le concept au cœur du film : relier l’histoire intime et personnelle de ces deux garçons avec celle, plus grande, de leur pays.
Un autre parallèle saisissant dans votre film est celui que vous opérez entre deux paysages et territoires très identifiés, une mine de charbon et une forêt, qui sont chargés chacun d’une mémoire collective du peuple vietnamien. Pourquoi les associer dans Viet and Nam?
Je n’ai pas forcément cherché à les confronter directement ; je voulais avant tout dire le plus de choses à propos de mon pays sur les deux heures que j’avais pour raconter cette histoire. J’avais envie d’associer ensemble la mine, la mer et la forêt. Je pense que mon travail le plus métaphorique tourne autour de la mine, sans que cela soit trop appuyé non plus. Je voulais creuser qu’en creusant à travers la terre, en explorant l’obscurité, on parte à la fois sur les traces d’un passé de plusieurs millions d’années, mais aussi du corps du père de Nam, qui s’est en quelque sorte déjà combiné à la terre.
La question centrale de Viet and Nam est celle de la mémoire. D’ailleurs les personnages du film parlent beaucoup à travers leurs souvenirs, comme s’ils liaient ou dissociaient leur mémoire individuelle d’une forme de mémoire collective…
Oui, mais je tenais aussi à ce qu’ils s’expriment d’une manière assez directe, ce qui peut sembler étrange au premier abord. Je voulais rendre la mémoire à la fois littérale et littéraire, tout en lui donnant quelque chose de non-réaliste. Ma famille, mes amis vietnamiens ou moi-même, nous n’avons pas l’habitude de parler directement du fond de notre cœur. Je voulais retranscrire cela, faire ressortir la mémoire par le dialogue d’une manière inhabituelle.
Est-ce là aussi une manière de souligner le rapport propre de chacun avec la mémoire collective?
Absolument. Je pense qu’il n’y a pas une si grande différence entre les deux. Mais parfois, l’intensité avec laquelle nous vivons des souvenirs communs diffère d’une personne à l’autre.
On se dit presque à ce moment que la parole est là pour créer de l’image par-dessus l’image, pour confronter deux niveaux de réalité.
Ce sont deux attributs incontournables du cinéma. Chacun permet de convoquer deux expériences différentes en termes de récit. A l’origine, je voulais raconter une histoire de manière très directe. Mais raconter les choses de manière directe, c’est forcément introduire quelque chose de plus complexe derrière. J’appelle cela des éléments hors cadre. D’une certaine manière, par les histoires que les personnages racontent, ils nous donnent accès à ces éléments hors cadre.
Votre travail sur le temps et la temporalité est aussi très intéressant, car on ne sait pas véritablement à quelle époque se déroule le film. On y entend une référence au 11 septembre 2001, mais aussi à des événements tragiques de 2019. Comment abordez-vous cette forme d’élasticité du temps dans votre film?
J’avais envie de fondre l’un dans l’autre le temps et le décor. C’est une chose à laquelle je suis très attaché : faire du cinéma nous permet de travailler cette matière qu’est le temps. Mais ce n’est pas uniquement une question temporelle, mais aussi spatiale : je voulais être tout aussi flou sur l’endroit où sont les personnages : sont-ils encore dans leur village ou ailleurs? Cette abstraction me plaît car elle m’offre l’occasion de jouer sur les interconnexions entre différentes époques, d’en faire émerger une forme d’abstraction.
Votre travail sur l’abstraction s’incarne parfaitement dans le lieu le plus symbolique du film, que l’on voit sur l’affiche notamment, cette bulle dans laquelle Viet et Nam se retrouvent pour partager leur intimité. C’est un endroit qui évoque autant les profondeurs de la mine qu’un ciel nocturne étoilé.
Quand nous nous sommes rendus dans les mines pour les repérages, j’ai été frappé par ces endroits où les reflets sur le charbon les faisaient comme clignoter. Ca me donnait l’impression d’être transporté dans un espace lointain où ces points devenaient des petites étoiles. J’ai voulu transférer cette impression dans le film, d’être autant sous terre que dans l’espace lointain. C’est un espace sans frontière, ni temporelle, ni spatiale.
Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs, qui pour la plupart sont tous non-professionnels?
Les quatre acteurs principaux du film peuvent être considérés comme non professionnels, même si l’un d’entre eux a déjà joué dans un court-métrage. Le processus de casting n’a pas été fixe, ça a été un long travail sans qu’il n’y ait rien d’innovant. Mais par exemple, pour le rôle du vétéran j’avais en tête un physique bien précis et particulier, et nous sommes allés voir une association de personnes handicapées pour trouver l’acteur idéal. De toute manière je me suis toujours senti plus à l’aise avec les acteurs dits non-professionnels. Par ma méthode de travail, j’ai bien de sentir une connexion avec eux, j’ai besoin de les comprendre avant de commencer à bâtir le personnage autour d’eux.
Et comment cela fonctionne-t-il pour les scènes d’intimité voire de nudité?
Ca a été étrangement parmi les scènes les plus simples à tourner, je crois qu’on a eu seulement besoin de deux prises.
Votre manière de lier à l’écran le mystique et le charnel, sans parler de la structure de votre film, me rappelle Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul. Comment vous y prenez-vous pour rendre tangible l’abstrait?
Je ne peux partir avec une idée en tête en me demandant comment je vais pouvoir la filmer, je ne fonctionne pas comme ça. Je pars en observation, je fais des recherches, et sur place je me nourris de connexions et d’éléments visuels qui ont à mes yeux une valeur poétique. Et seulement à partir de là je développe dessus. Et peu à peu ces concepts métaphoriques ou abstraits finissent par devenir plus clairs.
Vous êtes l’un des nouveaux visages du cinéma vietnamien, et votre film a connu des mésaventures auprès des autorités culturelles vietnamiennes. Quelle importance cela a pour vous de présenter votre film à Cannes, et quel espoir nourrissez-vous de le voir inspirer d’autres cinéastes de votre pays pour qu’ils s’emparent de sujets comme celui de Viet and Nam?
(Longue pause) Bien évidemment c’est triste que le film ne puisse être montré au Vietnam. Mais évidemment l’exposition offerte par un festival comme le festival de Cannes est très importante. Beaucoup de gens ont entendu parler du film au Vietnam, mais malheureusement ne pourront pas le voir. Ce que j’espère, c’est que les cinéastes qui suivront par la suite ne se retrouveront pas confrontés à une situation comme celle-ci. Car peu importe ce que vous faîtes, c’est toujours un gâchis de voir que votre film ne peut pas être sortir. Mais l’important pour moi, c’est de rester fidèle à mon intégrité artistique, à ce que je ressens sur la réalité de la vie en tant que Vietnamien et en tant qu’artiste. J’espère qu’un jour mon film pourra être vu, d’une manière ou d’une autre.
D’après Julien Lada pour Cinematraque du 27 mai 2024.