Archives pour octobre 2014

Andreï Zviaguintsev

“Tout est russe dans ‘Léviathan’, tout est vrai”, Andreï Zviaguintsev, cinéaste intelligent.

Entretien | En visite en France, Andreï Zviaguintsev, le réalisateur russe primé à Cannes pour “Léviathan”, nous en dit plus sur son film.

Votre film aligne toutes les idées reçues que l’on peut nourrir en Occident sur la Russie : alcoolisme généralisé, corruption, violence. C’est vraiment ça la Russie d’aujourd’hui ?
Heureusement ou malheureusement, oui, c’est ça, c’est la Russie. Je n’avais pas l’ambition de décrire tout un pays, je n’ai filmé qu’un segment de la population dans la Russie rurale, mais ce que vous voyez est vrai. Après avoir vu le film, le ministère de la Culture russe est sorti abattu et a dit : « Ce n’est pas possible de boire autant en Russie. » Bien sûr que c’est possible ! Un matin, pendant le tournage, de la fenêtre de ma maison, j’ai vu passer un type titubant le torse penché en avant et juste après, un autre, titubant aussi mais cette fois-ci le torse penché en arrière. C’était le début de la matinée ! Pas mal de gens m’ont dit que j’avais simplement décrit leur vie. Tout est russe dans ce film, tout est vrai. Mais évidemment, ce n’est pas toute la Russie ! Ce n’est qu’un film de 2h30, vous êtes obligé de concentrer votre propos et un autre réalisateur vous aurait montré autre chose. Vous pouvez aussi faire un film sur les hipsters ou les végétaliens de Moscou.

 Vous avez choisi de tourner votre film près de Mourmansk, très loin de Moscou, au nord du cercle polaire arctique. Pourquoi ?
C’est l’un des endroits les plus beaux de Russie. Nous avons visité soixante-dix villes dans un rayon de 800 kilomètres autour de Moscou. On a cherché partout. Chaque fois, c’était délabré, sale. A Tériberka, la nature est exceptionnelle, c’est le bout du monde, il n’y a pas d’arbre, il n’y a que du vent. [La ville de Tériberka est un village fantôme, qui fut habité par 12 000 habitants et n’en compte plus que 900 ; la plupart des immeubles sont abandonnés, ndlr].

 

Votre film a été financé à hauteur 35 % par le gouvernement de Vladimir Poutine. Ça signifie que Poutine accepte la critique et même la finance ?

[Rire jaune] Soit c’est un choix rationnel, un pari, une sorte de défi : on va montrer qu’on peut accepter la critique. Soit c’est juste irrationnel et donc russe : quelqu’un n’a pas lu le scénario jusqu’au bout, ce qui est très probable. On ne saura jamais. A la fin du tournage, on s’est dit que l’on avait besoin du soutien politique de gens extérieurs au milieu du cinéma parce qu’on allait sûrement se faire attaquer [le film contrevient à la loi qui interdit le langage ordurier dans les arts et les médias, ndlr].On a demandé à la veuve de Soljenitsyne. Elle a regardé le film, elle a été choquée mais le soutient. Elle est très croyante, mais elle a admis que l’ivrognerie générale, la corruption, tout ça était vrai. La seule chose avec laquelle elle n’est pas d’accord, c’est la scène finale. [Attention, spoiler !] En aucun cas, nous a-t-elle dit, on irait construire une église sur les « ruines de quelqu’un ». J’espère que le film sortira en Russie en 2015. Cet automne, une seule copie sera diffusée à Moscou, c’est la condition pour que le film puisse concourir aux Oscar.

Ce film ne risque pas de remporter un succès démesuré en Russie… Il heurte la fierté nationale.

[Soupir] Le patriotisme est très développé par le pouvoir. Avec les Jeux de Sotchi, puis la Crimée et maintenant le Donbass, la cote de popularité de Poutine est passée de 30 à 85 %. La plupart des gens croient la propagande des médias selon lesquels Poutine va sauver les pauvres Russes d’Ukraine. Ce pays est extrême, irrationnel, imprévisible et en pleine crise de nerfs à cause de la guerre en Ukraine.

En pleine crise de nerfs ?
Tout le monde est dévoré par ce qui se passe en Ukraine. Ça touche toutes les familles. Les gens se disputent, des amitiés sont détruites. Je ne regarde plus la télé depuis six mois et je ne suis pas présent sur Facebook, mais mes amis me racontent. Des gens ont perdu des amis de trente ou quarante ans. Chaque réunion de famille tourne au pugilat. Du coup, la plupart des gens décident de ne plus en parler. C’est un sujet trop sensible.

Vos films s’ancrent de plus en plus dans le réel. Léviathan est très loin du conte philosophique qu’était Le Retour. C’est un choix ?
Non, ce n’est pas du tout une stratégie artistique, je ne veux pas particulièrement m’inscrire dans le « cinéma du réel ». Il y a juste des choses qui me mettent hors de moi. Ce pays est peut-être trop vaste pour être gouverné. Pour la plupart des Russes, Poutine est un type totalement inaccessible et Moscou, à plusieurs jours de train. En Russie, on dit depuis toujours, « Dieu est haut, le Tsar est loin ». Dans un pays en bonne santé, c’est important de savoir qui a le pouvoir. Nous, c’est l’inverse : le pays est en mauvaise santé et tout le monde se fiche de savoir qui le dirige. Ça me rend fou. Je ne peux pas me taire.

Propos recueillis par Nicolas Delesalle

 

 

 

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Saint Laurent

Saint Laurent

Saint LaurentDe Bertrand Bonello – France 2014 – 2h25
Avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Louis Garrel, Amira Casar, Aymeline Valade, Helmut Berger, Jasmine Trinca…

Yves Saint-Laurent se trouve être le personnage principal, et c’est bien en tant que couturier de génie qu’il est montré à l’écran, pourtant, à aucun moment le film ne respecte le code implicite du registre biographique ; il en emprunte des touches parcimonieuses, pour brosser ce qui ressemblerait davantage à un portrait cinématographique du couturier. De la vie de YSL, Bonello retire ce que l’on attend, pour livrer un film sur ce que lui en retient – la création et le désir, propulsés à des niveaux d’intensité extrêmes. L’écriture se loge dans un registre quasi-littéraire, voire proustien, comme si le souffle dont le cinéaste avait besoin appartenait nécessairement au domaine du romanesque. Saint Laurent laisse sur le spectateur une impression de profondeur, qui fait du film une œuvre d’atmosphère très forte, à même de saisir non seulement une trajectoire artistique et un « esprit du temps » somptueux et flamboyant , mais également une zone grise de sentiments, incarnée dans des scènes d’un trouble rare.

Cette fois, plus de doute : Yves Saint Laurent valait bien un film. Mais pour cela, il fallait qu’un cinéaste, un vrai, ayant un véritable rapport avec le cinéma, s’empare de cette vie à nulle autre pareille, ose aller au plus près de ce que furent à la fois le génie créatif de cet homme et sa névrose autodestructrice que personne, pas même Pierre Bergé, ne put vraiment apaiser. Ce cinéaste, c’est donc Bertrand Bonello, son film s’appelle Saint Laurent.
YSL à la lumière se Marcel Proust, voilà la grande idée. On sait quel culte le couturier vouait à « La Recherche ». Il dira même qu’à travers les robes qu’il dessinait, c’est de Proust qu’il parlait. Comme si son sens aigu de la modernité avait constamment dialogué avec son envie de recherche du temps perdu… Bonello réussit un film subtilement, mystérieusement proustien, mais aussi le portrait d’un créateur. Dessiner un vêtement, le fabriquer, l’essayer : le film rend un bel hommage à toutes ces petites mains – couturières, brodeuses,
retoucheuses… – sans le travail desquelles rien ne serait possible. Nulle volonté de reconstitution « à l’identique » : Bonello est un styliste, convaincu que les formes cinématographiques qu’il invente rendront justice du talent créateur de Saint Laurent. Avec son monteur (Fabrice Rouaud), Bonello invente ce que l’on pourrait appeler « le montage Mondrian », une manière inédite de découper l’écran en plusieurs surfaces de tailles inégales qui fait irrésistiblement penser à ce peintre que Saint Laurent chérissait tant.
Et puis, ultime surprise, il y a les deux acteurs qui interprètent Yves Saint Laurent : Gaspard Ulliel et Helmut Berger. Pour le premier, le défi était d’autant plus grand qu’il passait après Pierre Niney et sa performance dans le film de Jalil Lespert. Là où Niney parvenait, parfois de façon assez hallucinante, à retrouver la gestuelle de Saint Laurent, Ulliel réussit lui aussi, en particulier par un travail sur la voix, à évoquer le grand couturier. Quant à Helmut Berger, apparaissant dans quelques scènes viscontiennes, il incarne le YSL de 1989, cet homme qui savait tout des femmes et qui mena génialement le combat de l’élégance et de la beauté. Saint Laurent reste l’un des films les plus pénétrants et incarnés vus en 2014 – et surtout l’un des films français les mieux mis en scène cette année. On en ressort comme d’un poème en prose baudelairien – légèrement ivre, un parfum envoûtant encore présent dans l’air.

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Still the water

Still the water

Still the waterDe Naomi Kawase – Japon 2014 – 1h59 – VOST
Avec Jun Yoshinaga, Nijiro Murakami, Miyuki Matsuda…
Après deux documentaires, Naomi Kawase revient à la fiction avec cette chronique tournée dans les paysages splendides de l’île d’Amani, au sud du Japon. C’est dans ce décor subtropical que vivent Kaito et Kyoko, deux adolescents inséparables. Lui cherche à renouer avec son père, parti à Tokyo après son divorce. Elle se prépare à la mort de sa mère, chamane atteinte d’une maladie incurable.
On sent en permanence la fascination de Naomi Kawase pour les banyans multicentenaires et pour l’eau aux variations infinies de bleu qui enveloppe l’île comme un cocon apaisant ou destructeur. La mise en scène brouille les limites entre la mer et la terre, comme elle abolit la frontière entre la vie et la mort.

Sur l’île d’Amami, les habitants vivent en harmonie avec la nature, ils pensent qu’un dieu habite chaque arbre, chaque pierre et chaque plante. Un soir d’été, Kaito découvre le corps d’un homme flottant dans la mer. Sa jeune amie Kyoko va l’aider à percer ce mystère. Ensemble, ils apprennent à devenir adulte et découvrent les cycles de la vie, de la mort et de l’amour…

Still the Water est né d’un deuil: celui de Naomi Kawawase, qui a perdu sa mère adoptive avant de préparer ce film. Dans Hanezu, précédent film de la cinéaste, la nature avait des émotions, les montagnes tombaient amoureuses, la pluie déclenchait sa colère sur les humains. La nature est toujours aussi imposante dans Still the Water mais la réalisatrice se recentre plus concrètement sur l’humain, sur la vie et sur la mort. Elle est retournée sur l’île de ses ancêtres, et y raconte les derniers jours d’une mère, entourée de sa famille.

Sélection officielle du festival de Cannes

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Leviathan

Leviathan

Leviathan 1D’Andreï Zviaguintsev – Russie 2014 – 2h21 – VOST
Avec Alexeï Serebriakov, Elena Liadova…
L’action de « Leviathan » se déroule dans une petite ville au bord de la mer de Barents. Kolia vit paisiblement avec sa nouvelle femme et son fils issu d’un premier mariage. Tout bascule le jour où Vadim Sergeyich, le maire corrompu de la ville veut exproprier la famille… Le regard du cinéaste sur son pays est sans indulgence ni pitié. Zviaguintsev s’attaque aux quatre piliers de la Russie moderne : l’illusion de la démocratie, la corruption, la religion et l’alcoolisme. « Leviathan » nous frappe par la puissance de sa mise en scène, la beauté de ses images, la force de caractère de ses personnages.
Prix du scénario à Cannes 2014.

Kolia, solide garagiste qui vit dans une petite ville au bord de la mer de Barents, avec sa jeune femme Lilia et son fils Roma, qu’il a eu d’un précédent mariage, un adolescent dans la fleur de l’âge ingrat. Il a une maison juste à côté de son garage, posée sur les hauteurs avec vue sur la mer sauvage. Un modeste paradis menacé par le maire de la ville, Vadim Cheleviat, qui veut à tout prix le racheter pour un projet mystérieux. Se sentant acculé, Kolia fait appel à son vieil ami Dmitri, avocat moscovite. Mais aux regards que s’échangent Dmitri et Lilia, on peut prévoir que leur relation va rajouter de la complexité à une situation qui se dégrade jour après jour…
À partir d’un canevas simple et d’une grande efficacité dramatique, Zviaguintstiev construit un récit implacable qui suit le destin – qu’on devine inexorable – de Kolia, acceptant, irréductible, d’affronter le chaos. Le cinéaste en profite évidemment pour décrire, avec un humour acide et cruel, une société en pleine déliquescence où alcool, cupidité et religion pervertie font bon ménage, au-dessus ou complètement à côté de la morale, de la loi ou de ce qu’il en reste, les tentatives désespérées de l’avocat Dmitri pour la faire respecter semblant bien dérisoires. Le maire, petit rougeaud pathétique mais diablement nuisible, incarné par un acteur aussi génial que méconnu, fera sans aucun doute figure de modèle pour la représentation des oligarques locaux dans le cinéma russe ! La scène absurde qui voit Kolia et quelques amis (dont le chef de la police déclarant pouvoir s’enivrer sans risque puisque lui seul contrôle les conducteurs alcooliques !) rouler cent kilomètres pour aller tirer au fusil d’assaut sur l’effigie d’anciens dignitaires du régime au bord d’un lac, tout en s’enfilant des litrons de vodka bon marché, est anthologique.
Égrenant aussi son chapelet d’arrestations arbitraires, de violences policières et de décisions judiciaires d’une bêtise crasse, Leviathan – le titre est une référence directe à l’œuvre du philosophe Hobbes, qui prônait la puissance de l’État juste pour régir la guerre des intérêts individuels – s’avère une charge morale d’une puissance inouïe, d’une mordante ironie où l’État dévoyé et l’Église toute puissante sont justement au service exclusif des intérêts de quelques individus.
Critique UTOPIA

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Geronimo

Geronimo

GeronimoDe Tony GATLIF – France 2014 – 1H44
Avec Céline Salette, Nailia Harzoune…
Un travelling époustouflant pour commencer : deux jeunes gens roulent à fond de train sur une plage. Elle, sublime, hurle : « je t’aime », à son compagnon. Incroyable mélange de flamenco et de musique turques en bande son, immédiate sensation de liberté : pas de doute, Tony Gatlif est de retour. Qu’a bien pu encore inventer ce cinéaste, né il y a soixante-dix à Alger, d’un père kabyle et d’une mère gitane : rien moins que Roméo et Juliette, West Side Story ou Noces de sang, réunis dans un même film ou presque… A ceci près qu’un personnage ne va pas tarder à illuminer le film : il s’agit d’une éducatrice, elle s’appelle Geronimo, tout le film semble procéder de la force stupéfiante qui émane du regard de Céline Salette… Splendide, Geronimo, est un film violent sur la non-violence, manifeste moral et politique, salut, humain que nous adresse Tony Gatlif en ces temps de temps mauvais.

C’est vrai qu’elle a les yeux de Simone Signoret qu’elle se prépare à incarner dans Une vie de Montand, de Christophe Ruggia. Pas de quoi lui faire peur. « On n’avance pas avec la peur », dit Céline Sallette, 34 ans, alias Gemma dans Geronimo, ce « West Side Story » turco-gitan de Tony Gatlif qui sort aujourd’hui sur 120 écrans.
Elle y incarne une éducatrice dans un quartier difficile de Saint-Etienne. Sur l’affiche, elle court à perdre haleine. Dans la vie, le cinéma lui court après. Cette fille d’un papa cheminot et d’une maman « qui s’occupait de nous » croule sous les demandes.

César du meilleur espoir féminin pour son rôle dans L’Apollonide, de Bertrand Bonello, Prix Romy Schneider 2013, elle est la partenaire de Jean Dujardin dans La French. Mais aussi l’héroïne des Rois du monde, long-métrage de son chéri Laurent Laffargue, père de leur fille Alice, 5 ans. Elle a aussi tourné Je vous souhaite d’être follement aimée, d’Ounie Lecomte, joue dans Vie sauvage, de Cédric Kahn. Attaque la saison 2 de Les Revenants, sur Canal +. Et incarnera l’interprète de Casque d’or. On en perd en route.

Dans le ciel du cinéma français, Céline est plus qu’une étoile : une constellation. Elle passe la main dans ses cheveux, essuie un début de cerne. Un journaliste a écrit qu’elle avait « une beauté d’avant-guerre ». Elle surenchérit : « On m’a dit aussi que j’avais une tête de XVIIIe. De toute façon, je ne me ressemble jamais. Je me regarde dans un miroir et je me demande si je suis toujours la même ! J’ai l’impression de n’être pas tout à fait finie. »

Tourner pour Gatlif était un rêve, affirme-t-elle. On la croit. Sallette ne sait pas mentir. De cette aventure de cinéma, elle a tout gardé : les ados dont elle s’occupe dans le film sont restés ses enfants. Nailia Harzoune, la jeune mariée qui refuse ses noces forcées, a été la nounou de sa fille. Quant au « chaman » Gatlif, il est son alter ego. « Avec lui, on peut laisser entrer la vie. » La première fois qu’elle s’est donnée en spectacle, c’était en hippie, « avec des lunettes de soleil bleues ». Elle a senti que sa vie était là. Contre vents et galères. « Quand les jeunes me demandent ce qu’il faut faire pour devenir acteur, je leur réponds qu’il faut être prêt à traverser la misère. S’ils ont un plan B, même pas essayer. » C’est du feu, cette fille, admiratrice d’Emmanuel Carrère et grande lectrice de biographies. « La vie des autres m’intéresse plus que la mienne. » Elle dit que le cinéma l’aide à se tenir droite. Qu’il lui faut des rôles chargés : « J’adore sortir de moi. » Avec Alice, sa fille, elles sont allées voir l’expo Niki de Saint Phalle. De la vie en couleurs vives. Tout ce qu’aime Céline.

Pierre Vavasseur

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Near death experience

Near death experience

Near death experienceDe Gustave Kervern et Benoît Delépine – France 2014 – 1h27
BO – Critique
Avec Michel Houellebecq, Marius Bertram, Benoît Delépine…
Présent à l’écran pendant toute la durée du film, Michel Houellebecq incarne un personnage alcoolique, dépressif, suicidaire, plus vrai que nature. Désertant le foyer familial, il s’échappe à vélo dans la montagne et se retire du monde au cours d’une errance mélancolique qu’il poursuit à pied, accomplissant ainsi une sorte de tournée des adieux à sa propre vie.
Au fil de cette errance, les réalisateurs et Houellebecq lui-même, jouent parfaitement du personnage que l’écrivain a lui-même créé : une sorte de symbole du spleen de l’époque, un chantre du crépuscule de nos sociétés. Et il réussit à happer le spectateur. Qu’il danse sur du hard rock ou parle aux pierres, il impose un personnage de cinéma assez inédit, à la fois tragique et burlesque, comme un Buster Keaton des temps modernes.

CRITIQUE
Michel Houellebecq en Droopy critique de la modernité.

«On pénètre dans la salle de bains, / Et c’est la vie qui recommence / On n’en voulait plus, du matin / Seul dans la nuit d’indifférence.» Les poésies de Michel Houellebecq, publiées dans un court volume intégral chez J’ai lu, de même que son disque de slam morose chez Tricatel rendent plus clairement compte que ses «grands» romans de la dimension comique du personnage.

Perçu en règle générale sous l’angle du commentateur sarcastique de notre modernité, Houellebecq n’est peut-être jamais aussi attachant que lorsqu’il laisse parler en lui la loque humaine. Avec sa double prestation d’acteur en cette rentrée, à la fois dans le film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, et dans la fiction de Guillaume Nicloux, l’Enlèvement de Michel Houellebecq (qui n’a pas encore de date de sortie), l’écrivain-star surgit sur grand écran dans tout l’éclat de sa décrépitude physique. Toujours plus déplumé, la peau sur les os et privé en partie de dents (1), le visage émacié au point de ressembler de manière saisissante à l’Antonin Artaud tardif extirpé de l’enfer des électrochocs, Houellebecq se sacrifie pour n’être en rien l’individu sain et dispo que promeuvent médias et politiques.

Foufou. Dans Near Death Experience, il interprète d’ailleurs un employé de hotline qui est, à 56 ans, convaincu d’avoir tout raté et décide de se suicider. Enfilant une tenue cycliste, il pédale jusqu’à un endroit isolé dans les montagnes où il tente à plusieurs reprises de sauter du haut d’un barrage ou dans un ravin. Mais son geste est toujours arrêté par des randonneurs importuns mais aussi parce qu’il aime retarder le moment de la mort dans un soliloque intérieur où les bilans négatifs se succèdent. Ils comparent sa vie à un pigeon voyageur portant un message écrit dans une langue énigmatique qu’il n’a jamais su déchiffrer, fabrique des tas de cailloux auxquels il s’adresse comme à sa femme et à ses enfants, danse, saute sur une tente de camping (avec le type à l’intérieur)…Déprimé et foufou.

Lo-fi. Evidemment, il faut une certaine dose de masochisme pour suivre l’écrivain-acteur dans ses ratiocinations maussades, mais comment ne pas reconnaître qu’il touche juste quand il piétine l’injonction dominante à la performance, à la jeunesse, à la sexualité cool et épanouie, à tout âge et en dehors de toute vraisemblance ? Le film est profilé lo-fi, le budget vin rouge a dû être conséquent mais, pour le reste (équipe technique, décors, cascades, effets spéciaux…), on est dans le domaine du raisonnable.

Un léger ennui plane sur l’ensemble mais pas désagréable. Le film pourrait être une émission de radio, car la voix de Houellebecq, off, parle et parle encore avec cette musicalité fluette si particulière. Parfois, il dit des horreurs sur notre sort avec le même détachement modulé que celui de François Lebrun dans la Maman et la Putain, déployant en vaguelettes son mantra bullshit : «N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas.»

(1) Un cas non négligeable de «sans-dents» qui a plusieurs comptes en banque dans plusieurs pays…

Didier PÉRON


 

Culture-31_grandÀ l’occasion de la sortie de son dernier film NEAR DEATH EXPERIENCE, co-réalisé avec son compère Gustave Kervern, voici un entretien avec Benoît Delépine, réalisé par Carine Trenteun pour le blog Culture 31.

Pourquoi avoir eu envie de faire un film pas drôle ?
Avec Gustave, c’est toujours un peu notre désir de ne pas se répéter, même si certains thèmes reviennent régulièrement dans nos films. Cette fois-ci, effectivement, on avait envie de faire un long-métrage dramatique. Nous avions d’abord travaillé sur un autre sujet, différent de celui-là, pour l’acteur Jean-Roger Milo. On était très avancés mais le projet a été avorté car il devait se tourner au Salon de l’Agriculture, et cela nous a été refusé… deux fois, malgré une réécriture.
Mais on avait une autre idée de scénario. Notre objectif, à Gustave et moi, était de revenir à nos premières amours, c’est-à-dire de refaire un film de façon légère et complètement libre, dans le style de notre premier long-métrage Aaltra, même si ça n’y ressemble pas du tout. On voulait vraiment être en groupuscule avec le noyau dur de notre équipe – Hugues Poulain notre chef-opérateur, Guillaume Le Braz notre ingénieur du son, notre directeur de production, un stagiaire, nous et un acteur – et faire un film avec les moyens du bord, en l’auto-finançant, sans faire appel à personne, en totale liberté, sans contrainte, seulement sur l’inspiration.
(suite…)

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Métamorphoses

Métamorphoses

MetamorphosesDe Christophe Honoré – France 2014 – 1h42
Avec Amira Akili, Sébastien Hirel, Damien Chapelle…
Devant son lycée, une fille se fait aborder par un garçon très beau mais étrange. Elle se laisse séduire par ses histoires. Des histoires sensuelles et merveilleuses où les dieux tombent amoureux de jeunes mortels. Le garçon propose à la fille de le suivre.

Revisiter les mythes gréco-romains dans le monde d’aujourd’hui, c’est que nous propose le cinéaste, à partir de l’œuvre d’Ovide. Et aujourd’hui, nous savons depuis Freud, qu’ils sont des figurations poétiques de notre vie psychique inconsciente. Donc, dans cette aventure mythologique, une jeune lycéenne prénommée Europe rencontre Jupiter, qui deviendra son amant, mais aussi son guide dans le dédale des intrigues divines. La mythologie devient ainsi un terrain de jeu, accessible, accueillant, joyeusement peuplé ; avec Junon, Narcisse, Hermaphrodite, Tirésias, Philémon, etc. les légendes reprennent du corps et se réactualisent.

Notre avis : peut-être est-il superflu de le dire, mais les acteurs avoiralired’Honoré sont beaux. Ils dégagent quelque chose de la jeune idole, du modèle qui pose, et l’écran leur prête un côté « star ». C’est qu’il suffit au cinéaste de peu pour installer ce rien de beauté qui plane sur tous ses métrages : souvent une réplique un peu cliché, un regard charmeur, une blague incongrue ou une bouffée de cigarette… et la magie opère. On a beau voir derrière ces astuces toutes les ficelles du cinéaste estampillé « auteur », pourtant, le plaisir n’est pas moindre. Au contraire, il semble que le plaisir du jeu rachète l’artifice, que la beauté des acteurs n’entrave pas le naturel mais l’engendre. Et c’est là toute la réussite des Métamorphoses. Dans ce film Honoré transpose librement l’univers ovidien, sans chercher à toute force la comparaison au modèle. L’emprunt des noms propres et le respect minimal d’une trame narrative lui suffisent ; peu importe le reste. Les considérations cosmogoniques ou morales du poème, par exemple, sont évacuées, et les épisodes les plus tragiques sont traités sur un mode mineur, presque prosaïque. Or le merveilleux est que ce traitement du modèle fonctionne parfaitement. Ovide s’en trouve même rajeuni, dans la mesure où le cinéaste assume pleinement ce que sa réécriture a d’arbitraire, voire d’un peu « facile ». Qui croirait pourtant que voir des dieux draguer à la sortie d’un lycée ou se chamailler sur le bord d’une route nationale ferait son effet ? Mais la force du film est de démultiplier les saynètes de ce genre sans jamais verser dans le grotesque.
metamorphoses_image_2-dfbd0Honoré se veut certes fidèle à une certaine idée de la beauté antique (plutôt grecque, d’ailleurs, que romaine). Il filme de jeunes éphèbes qui se prélassent, brouille la distinction des genres masculin/féminin, conserve l’onomastique du poème dont il s’inspire et en restitue quelques épisodes fameux. Mais tout cela est fait comme si le modèle était inconnu de tous, et par là même, donné à voir pour la première fois. Aussi les personnages revendiquent-ils sans vergogne leur appartenance à l’univers des dieux, comme pour la signaler au spectateur, sans paraître douter à un seul moment de leur crédibilité. La réécriture est présentée comme une évidence, au même titre que le commun renferme évidemment, pour Honoré, le merveilleux. Du coup, le film a quelque chose d’enfantin qui le met à l’abri de toute prétention. Honoré nous donne à entendre la plupart des histoires qui composent ses Métamorphoses par l’entremise de récits enchâssés, comme autant de contes transmis par Jupiter et son fils. L’intrigue est minimale : la jeune Europe découvre le monde des dieux. Mais le traitement de cet argument « facile » dépoussière le modèle en nous donnant à voir, comme pour la première fois, les grands mythes fondateurs. Honoré filme d’ailleurs le parcours d’Europe comme un voyage, à la croisée des différents espaces que constituent la banlieue (ou la ville) et la nature. Il crée également un « entre-deux » dans la mise en scène de ses fables : la nuance entre comique et tragique est souvent infime, et les épisodes se succèdent sans qu’aucun d’entre eux ne paraisse plus utile qu’un autre. Le spectateur se trouve ainsi livré à son émerveillement premier, comme promené d’un bout à l’autre du décor, ce qui confère au film un aspect familier, réjouissant et rajeunissant.
metamorphoses_photo-2-8fcf5Ode à la jeunesse, Métamorphoses séduit ainsi par son charme bucolique et sa désinvolture. Honoré y réenchante avec humour un quotidien d’adolescents trop souvent voué à la caricature et à l’humour potache. Il relève de la sorte un pari plus audacieux qu’il n’y paraît, redonne à des espaces dépourvus de représentation et d’audience leur part de merveille. Ces histoires de dieux égarés au milieu de nulle part, dans une France débordante d’anecdotes et d’intrigues conjugales, ont quelque chose de profondément réjouissant au vu de la morosité que s’attachent le plus souvent à dépeindre les médias.

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Programme octobre à novembre 2014

Saint Laurent (affiche)Still the water (affiche)Leviathan (affiche)Geronimo (affiche)Near death esperience (affiche)Metamorphoses (affiche)

SAINT LAURENTSTILL THE WATERLEVIATHANGERONIMONEAR DEATH EXPERIENCEMETAMORPHOSES

Attention : vérifier les horaires des séances sur le site Ciné Mont Blanc

Du 16 au 21 octobre

SAINT LAURENT

Saint Laurent 1De Bertrand Bonello – France 2014 – 2h25
Avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Louis Garrel, Amira Casar, Aymeline Valade, Helmut Berger, Jasmine Trinca…
Yves Saint-Laurent se trouve être le personnage principal, et c’est bien en tant que couturier de génie qu’il est montré à l’écran, pourtant, à aucun moment le film ne respecte le code implicite du registre biographique ; il en emprunte des touches parcimonieuses, pour brosser ce qui ressemblerait davantage à un portrait cinématographique du couturier. De la vie de YSL, Bonello retire ce que l’on attend, pour livrer un film sur ce que lui en retient – la création et le désir, propulsés à des niveaux d’intensité extrêmes. L’écriture se loge dans un registre quasi-littéraire, voire proustien, comme si le souffle dont le cinéaste avait besoin appartenait nécessairement au domaine du romanesque. Saint Laurent laisse sur le spectateur une impression de profondeur, qui fait du film une œuvre d’atmosphère très forte, à même de saisir non seulement une trajectoire artistique et un « esprit du temps » somptueux et flamboyant , mais également une zone grise de sentiments, incarnée dans des scènes d’un trouble rare.

Du 23 au 28 octobre

STILL THE WATER

Still the water 2De Naomi Kawase – Japon 2014 – 1h59 – VOST
Avec Jun Yoshinaga, Nijiro Murakami, Miyuki Matsuda…
Après deux documentaires, Naomi Kawase revient à la fiction avec cette chronique tournée dans les paysages splendides de l’île d’Amani, au sud du Japon. C’est dans ce décor subtropical que vivent Kaito et Kyoko, deux adolescents inséparables. Lui cherche à renouer avec son père, parti à Tokyo après son divorce. Elle se prépare à la mort de sa mère, chamane atteinte d’une maladie incurable.
On sent en permanence la fascination de Naomi Kawase pour les banyans multicentenaires et pour l’eau aux variations infinies de bleu qui enveloppe l’île comme un cocon apaisant ou destructeur. La mise en scène brouille les limites entre la mer et la terre, comme elle abolit la frontière entre la vie et la mort.
Sélection officielle du festival de Cannes

Du 30 octobre au 4 novembre

LEVIATHAN

LeviathanD’Andreï Zviaguintsev – Russie 2014 – 2h21 – VOST
Avec Alexeï Serebriakov, Elena Liadova…
L’action de « Leviathan » se déroule dans une petite ville au bord de la mer de Barents. Kolia vit paisiblement avec sa nouvelle femme et son fils issu d’un premier mariage. Tout bascule le jour où Vadim Sergeyich, le maire corrompu de la ville veut exproprier la famille… Le regard du cinéaste sur son pays est sans indulgence ni pitié. Zviaguintsev s’attaque aux quatre piliers de la Russie moderne : l’illusion de la démocratie, la corruption, la religion et l’alcoolisme. « Leviathan » nous frappe par la puissance de sa mise en scène, la beauté de ses images, la force de caractère de ses personnages.
Prix du scénario à Cannes 2014.

Du 6 au 11 novembre

GERONIMO

Geronimo 1De Tony GATLIF – France 2014 – 1H44
Avec Céline Salette, Nailia Harzoune…
Un travelling époustouflant pour commencer : deux jeunes gens roulent à fond de train sur une plage. Elle, sublime, hurle : « je t’aime », à son compagnon. Incroyable mélange de flamenco et de musique turques en bande son, immédiate sensation de liberté : pas de doute, Tony Gatlif est de retour. Qu’a bien pu encore inventer ce cinéaste, né il y a soixante-dix à Alger, d’un père kabyle et d’une mère gitane : rien moins que Roméo et Juliette, West Side Story ou Noces de sang, réunis dans un même film ou presque… A ceci près qu’un personnage ne va pas tarder à illuminer le film : il s’agit d’une éducatrice, elle s’appelle Geronimo, tout le film semble procéder de la force stupéfiante qui émane du regard de Céline Salette… Splendide, Geronimo, est un film violent sur la non-violence, manifeste moral et politique, salut, humain que nous adresse Tony Gatlif en ces temps de temps mauvais.

Du 13 au 18 novembre

NEAR DEATH EXPERIENCE

Near death experienceDe Gustave Kervern et Benoît Delépine – France 2014 – 1h27
Avec Michel Houellebecq, Marius Bertram, Benoît Delépine…
Présent à l’écran pendant toute la durée du film, Michel Houellebecq incarne un personnage alcoolique, dépressif, suicidaire, plus vrai que nature. Désertant le foyer familial, il s’échappe à vélo dans la montagne et se retire du monde au cours d’une errance mélancolique qu’il poursuit à pied, accomplissant ainsi une sorte de tournée des adieux à sa propre vie.
Au fil de cette errance, les réalisateurs et Houellebecq lui-même, jouent parfaitement du personnage que l’écrivain a lui-même créé : une sorte de symbole du spleen de l’époque, un chantre du crépuscule de nos sociétés. Et il réussit à happer le spectateur. Qu’il danse sur du hard rock ou parle aux pierres, il impose un personnage de cinéma assez inédit, à la fois tragique et burlesque, comme un Buster Keaton des temps modernes.

Du 20 au 25 novembre

METAMORPHOSES

Metamorphoses 1De Christophe Honoré – France 2014 – 1h42
Avec Amira Akili, Sébastien Hirel, Damien Chapelle…
Revisiter les mythes gréco-romains dans le monde d’aujourd’hui, c’est que nous propose le cinéaste, à partir de l’œuvre d’Ovide. Et aujourd’hui, nous savons depuis Freud, qu’ils sont des figurations poétiques de notre vie psychique inconsciente. Donc, dans cette aventure mythologique, une jeune lycéenne prénommée Europe rencontre Jupiter, qui deviendra son amant, mais aussi son guide dans le dédale des intrigues divines. La mythologie devient ainsi un terrain de jeu, accessible, accueillant, joyeusement peuplé ; avec Junon, Narcisse, Hermaphrodite, Tirésias, Philémon, etc. les légendes reprennent du corps et se réactualisent.

Publié dans Archives programmes | Commentaires fermés sur Programme octobre à novembre 2014