“Tout est russe dans ‘Léviathan’, tout est vrai”, Andreï Zviaguintsev, cinéaste intelligent.
Entretien | En visite en France, Andreï Zviaguintsev, le réalisateur russe primé à Cannes pour “Léviathan”, nous en dit plus sur son film.
Votre film aligne toutes les idées reçues que l’on peut nourrir en Occident sur la Russie : alcoolisme généralisé, corruption, violence. C’est vraiment ça la Russie d’aujourd’hui ?
Heureusement ou malheureusement, oui, c’est ça, c’est la Russie. Je n’avais pas l’ambition de décrire tout un pays, je n’ai filmé qu’un segment de la population dans la Russie rurale, mais ce que vous voyez est vrai. Après avoir vu le film, le ministère de la Culture russe est sorti abattu et a dit : « Ce n’est pas possible de boire autant en Russie. » Bien sûr que c’est possible ! Un matin, pendant le tournage, de la fenêtre de ma maison, j’ai vu passer un type titubant le torse penché en avant et juste après, un autre, titubant aussi mais cette fois-ci le torse penché en arrière. C’était le début de la matinée ! Pas mal de gens m’ont dit que j’avais simplement décrit leur vie. Tout est russe dans ce film, tout est vrai. Mais évidemment, ce n’est pas toute la Russie ! Ce n’est qu’un film de 2h30, vous êtes obligé de concentrer votre propos et un autre réalisateur vous aurait montré autre chose. Vous pouvez aussi faire un film sur les hipsters ou les végétaliens de Moscou.
Vous avez choisi de tourner votre film près de Mourmansk, très loin de Moscou, au nord du cercle polaire arctique. Pourquoi ?
C’est l’un des endroits les plus beaux de Russie. Nous avons visité soixante-dix villes dans un rayon de 800 kilomètres autour de Moscou. On a cherché partout. Chaque fois, c’était délabré, sale. A Tériberka, la nature est exceptionnelle, c’est le bout du monde, il n’y a pas d’arbre, il n’y a que du vent. [La ville de Tériberka est un village fantôme, qui fut habité par 12 000 habitants et n’en compte plus que 900 ; la plupart des immeubles sont abandonnés, ndlr].
Votre film a été financé à hauteur 35 % par le gouvernement de Vladimir Poutine. Ça signifie que Poutine accepte la critique et même la finance ?
[Rire jaune] Soit c’est un choix rationnel, un pari, une sorte de défi : on va montrer qu’on peut accepter la critique. Soit c’est juste irrationnel et donc russe : quelqu’un n’a pas lu le scénario jusqu’au bout, ce qui est très probable. On ne saura jamais. A la fin du tournage, on s’est dit que l’on avait besoin du soutien politique de gens extérieurs au milieu du cinéma parce qu’on allait sûrement se faire attaquer [le film contrevient à la loi qui interdit le langage ordurier dans les arts et les médias, ndlr].On a demandé à la veuve de Soljenitsyne. Elle a regardé le film, elle a été choquée mais le soutient. Elle est très croyante, mais elle a admis que l’ivrognerie générale, la corruption, tout ça était vrai. La seule chose avec laquelle elle n’est pas d’accord, c’est la scène finale. [Attention, spoiler !] En aucun cas, nous a-t-elle dit, on irait construire une église sur les « ruines de quelqu’un ». J’espère que le film sortira en Russie en 2015. Cet automne, une seule copie sera diffusée à Moscou, c’est la condition pour que le film puisse concourir aux Oscar.
Ce film ne risque pas de remporter un succès démesuré en Russie… Il heurte la fierté nationale.
[Soupir] Le patriotisme est très développé par le pouvoir. Avec les Jeux de Sotchi, puis la Crimée et maintenant le Donbass, la cote de popularité de Poutine est passée de 30 à 85 %. La plupart des gens croient la propagande des médias selon lesquels Poutine va sauver les pauvres Russes d’Ukraine. Ce pays est extrême, irrationnel, imprévisible et en pleine crise de nerfs à cause de la guerre en Ukraine.
En pleine crise de nerfs ?
Tout le monde est dévoré par ce qui se passe en Ukraine. Ça touche toutes les familles. Les gens se disputent, des amitiés sont détruites. Je ne regarde plus la télé depuis six mois et je ne suis pas présent sur Facebook, mais mes amis me racontent. Des gens ont perdu des amis de trente ou quarante ans. Chaque réunion de famille tourne au pugilat. Du coup, la plupart des gens décident de ne plus en parler. C’est un sujet trop sensible.
Vos films s’ancrent de plus en plus dans le réel. Léviathan est très loin du conte philosophique qu’était Le Retour. C’est un choix ?
Non, ce n’est pas du tout une stratégie artistique, je ne veux pas particulièrement m’inscrire dans le « cinéma du réel ». Il y a juste des choses qui me mettent hors de moi. Ce pays est peut-être trop vaste pour être gouverné. Pour la plupart des Russes, Poutine est un type totalement inaccessible et Moscou, à plusieurs jours de train. En Russie, on dit depuis toujours, « Dieu est haut, le Tsar est loin ». Dans un pays en bonne santé, c’est important de savoir qui a le pouvoir. Nous, c’est l’inverse : le pays est en mauvaise santé et tout le monde se fiche de savoir qui le dirige. Ça me rend fou. Je ne peux pas me taire.