France
Réalisateur, scénariste
Memory Lane, Ce Sentiment de l’Eté
Entretien avec Mikhaël Hers
Trois villes différentes lors de trois étés successifs… Comment est venu le désir de structure de Ce sentiment de l’été ?
Comme dans mes films précédents, je suis parti des lieux pour écrire. Berlin, Paris et New-York sont trois villes qui me sont chères, avec lesquelles j’entretiens un rapport affectif très fort. J’avais envie de les filmer. Repasser par un endroit, y repenser, suscite souvent l’impulsion première… Et filmer est toujours l’occasion de réinvestir un lieu que j’ai aimé, comme pour y prolonger une époque et ne pas la quitter définitivement. Je pense que l’on peut aussi faire du cinéma ou écrire pour lutter contre le passage du temps, créer un semblant d’éternité, avec tout ce que cela peut avoir d’illusoire. C’est en partie également grâce au tournage, où l’on filme des gens qui sont là, bien vivants, où l’on rattrape quelque chose de la fugacité des choses et des sentiments qui se sont évaporés.
Cette quête de ce qui a disparu était déjà très présente dans Memory Lane, votre premier long métrage, mais là, vous l’affirmez davantage en faisant du deuil le « sujet » du film…
J’ai beaucoup de mal avec l’idée qu’un film puisse se résumer à un sujet. J’avais envie que le sujet du film soit la vie, dans tout ce qu’elle embrasse. Chercher à dessiner ce réel mouvant et énigmatique qui échappe sans cesse, où l’incongru, le drolatique ou bien le pire peuvent surgir à tout instant. Ces fragments de réalité, ces bribes de vies qui nous parviennent sans que l’on puisse en saisir le sens et dont il ne restera que quelques souvenirs, quelques traces. Pas le deuil donc, mais la vie, tout le temps faite de choses ambivalentes et complexes et lumineuses aussi, même parfois dans les instants les plus sombres.
D’où le choix de la saison estivale ?
Paradoxalement, je pense que l’été est la saison où l’on ressent l’absence de manière plus prégnante : un bleu profond et une lumière éclatante font transparaître davantage le vide.
Et le choix d’étaler le film sur trois années ?
Ces grandes ellipses étaient constitutives du projet, je ne me voyais pas aborder cette histoire du deuil autrement que sur une très longue période. Je voulais filmer le travail du temps à l’œuvre : voir comment il agit sur les personnages, parfois par strates successives presque imperceptibles, avec des moments de reculs, d’hésitations… d’autres fois par à coups, par basculements… C’est probablement une question de sensibilité, mais j’ai l’intuition que l’on ne peut accéder à une forme de vérité de l’absence qu’avec le recul du temps, que l’on approche le cœur des choses ou l’essence d’un sentiment en passant par sa périphérie. Et puis j’aime qu’il y ait des interstices, des intervalles dans lesquels le spectateur puisse se projeter, se nourrir, repenser à quelque chose qui vient de se passer. Ou plus simplement se laisser bercer.
La dramaturgie n’est pas tant contenue dans l’action que dans la singularité avec laquelle vous tissez des rimes d’une ville à l’autre, d’une année sur l’autre, d’une fête à l’autre…
C’est un film de sensations. Il y a certes des moments plus saillants que d’autres mais j’ai l’impression que pour qu’ils aient un poids de réel, ils doivent obligatoirement s’articuler avec ces moments plus en creux. Je dois ça au vraisemblable du film, du moins tel que je le conçois. Et tout ça forme une mélodie qui se déploie un peu mystérieusement, notamment au montage, où il s’agit de trouver la juste tonalité de cet assemblage. Et puis plus simplement, je pense que l’on est profondément habités par des images, des matrices que l’on répète à l’infini. J’aime cette idée de creuser un sillon, d’instaurer des rimes. Il n’y a rien qui me touche plus qu’un musicien fidèle à sa ligne mélodique ou à son instrumentation, dont je reçois au fil des années chaque nouvel album comme l’on recevrait une carte postale. Ou bien un romancier qui poursuivrait de récit en récit le même livre, sans jamais totalement l’épuiser.
Vous abordez des événements douloureux avec délicatesse mais sans pour autant les édulcorer…
C’est le climat et la tonalité que je recherche. J’aime l’idée d’aborder des choses sombres ou mélancoliques, en douceur, avec une forme de bienveillance. Ce qui n’enlève rien à la dimension violente et à l’ambivalence de certains sentiments qui les animent. Tout cela peut se passer de manière plus souterraine. C’est important pour moi que les spectateurs se sentent bien dans mes films, qu’ils puissent s’y lover, comme dans la mélodie d’une chanson qu’ils affectionnent. Pas besoin de violenter le spectateur pour lui transmettre l’incongruité et la violence de l’existence ! Le film parle de notre drame humain à tous. Que ce soit à travers un deuil, une séparation, un questionnement existentiel, le délitement d’un âge, d’une époque, on a tous à se coltiner l’absence ou la disparition. Et l’on s’en accommode tous plus ou moins, avec une façon de réagir qu’on se fabrique très tôt, dès l’enfance. C’est en cela que le film touche peut-être à quelque chose d’universel. J’ai d’ailleurs pu voir des gens très différents être touchés lors des premières projections publiques.
Pour revenir aux lieux, on a la sensation que les villes et les appartements se ressemblent, font partie d’une même famille, avec la lumière qui y fraye son chemin…
Pour les appartements, c’est sans doute à cause de la lumière estivale, qui les noie un peu. Concernant les extérieurs, cela doit venir du fait que je filme des aspects semblables quelle que soit la ville. Je pense que je suis en quête du même paysage, perpétuellement. Probablement le paysage de mon enfance, qui mêle des environnements un peu boisés avec des choses plus urbaines, que je traque un peu partout.
Je filme souvent ces lieux de haut, j’aime les perspectives, les échappées, la possibilité d’être à un endroit tout en ayant un point de vue sur un ailleurs.
On retrouve des acteurs de vos précédents films, mêlés à des « nouveaux venus »… Comment s’est constitué ce casting ?
J’adore l’idée de retrouver des gens avec lesquels j’ai déjà travaillé et les voir évoluer, vieillir à l’écran. Ca fait dix ans que je fais des films et que j’ai commencé à filmer Stéphanie Déhel, Thibault Vincon par exemple… Dix ans, ce n’est pas grand chose, ils sont toujours aussi beaux mais déjà ils changent et je trouve émouvant que le cinéma puisse montrer ça. Et j’espère que j’aurai la chance de le montrer longtemps. L’idée de famille est évidemment aussi très importante, avec une confiance qui s’installe, de la complicité. En même temps, je ne conçois pas de faire un film uniquement avec des gens que je connais. C’est aussi une naissance, un recommencement, une nécessité de se mettre en danger, des possibilités de rencontres avec de nouveaux acteurs d’autant plus nécessaires ici que j’avais besoin de comédiens étrangers.
Comment avez-vous choisi Anders Danielsen Lie ?
Je l’avais repéré dans les deux films de Joachim Trier, Nouvelle Donne et Oslo, 31 Août. Anders peut paraître un peu sombre, avec ce visage anguleux, mystérieux, mais l’esquisse d’un sourire suffit à l’éclairer. On aime le regarder penser, ce qui était une qualité importante pour ce rôle relativement silencieux. Anders avait quelques bases de français qu’il avait étudié à l’école mais il a dû l’apprendre davantage et s’est immergé totalement dans son personnage. Je pense que ce rôle était une expérience assez intense et éprouvante pour lui. Il s’y est complètement investi.
Et Judith Chemla ?
Je trouvais que le registre naturel, peut-être plus explosif et extraverti de Judith Chemlarépondait assez bien au caractère plus opaque d’Anders. Quand je l’ai rencontrée en casting, il y a eu une forme d’évidence. Là encore, il s’agit de musique : faire jouer une petite scène très quotidienne et voir comment l’acteur s’empare des mots, si une musicalité familière se met en place. Et c’était le cas avec elle. C’était très étrange, il a suffi d’un échange très simple de dialogues pour voir que ça sonnait juste.
Et les autres acteurs ?
Marie Rivière, je l’avais vue dans les films de Rohmer, évidemment et puis elle jouait déjà dans mon premier long métrage, Memory Lane. Marie est tellement surprenante et singulière… Elle ne propose jamais la même chose d’une prise sur l’autre, on ne sait jamais par où ça passe. Elle est toujours sur la brèche. C’est sidérant, parfois un peu déstabilisant, mais au final, il reste toujours au milieu de ses prises quelque chose de bouleversant qui lui est très particulier. Je connaissais également Féodor Atkine des films de Rohmer. Il est dans une tonalité très différente de celle de Marie, tout aussi instinctif, mais beaucoup plus structuré et près du texte. Je trouvais qu’ils formaient un beau couple, étonnant et assez inattendu.
Pour le rôle de Thomas, l’ami d’enfance à New York, il me fallait quelqu’un de très prolixe, un tempérament un peu explosif mais dont on sente qu’il renferme aussi une faille, quelqu’un de touchant et fragile derrière ce premier abord foutraque. J’avais repéré le réalisateur Josh Safdie qui jouait un rôle dans son premier film. J’avais l’intuition qu’il saurait donner toute l’énergie déroutante dont avait besoin le personnage de Thomas.
Comment s’est passé le travail avec Sébastien Buchmann, votre chef opérateur ?
Il a fait la lumière de tous mes films et je pense que l’on a acquis une complicité indicible. Quand il pose la caméra, la distance et la hauteur me semblent les bonnes, le choix de la focale aussi, comme une évidence. On choisit ensemble, évidemment, mais sans trop de mots. Et donc on économise un temps dingue. On aime éclairer peu, travailler le plus possible en lumière naturelle. Et aussi en super 16, ce qui est devenu, par la force des choses, de plus en plus rare et qui donne un grain particulier, sur lequel les gens ont parfois du mal à mettre des mots. Mais ils sentent bien que l’image n’est pas tout à fait la même que celle qu’ils ont l’habitude de voir, qu’elle est moins définie, moins lisse, moins parfaite, comme si l’on pouvait avoir prise sur elle d’une certaine manière.
Et puis tourner en pellicule limite le nombre de prises. Ce qui rejoint l’importance que vous donnez à la captation du moment présent…
Complètement. Quand on tourne en pellicule, quelque chose de sacré s’imprime au moment de la prise, on est dans la matière. Une matière qui n’est par essence pas inépuisable. Le numérique est tellement plus évanescent. On le ressent aussi sur le plateau et au sein de l’équipe.
Les images de la fin du film sont emblématiques de la manière que vous avez d’inscrire le moment perdu dans le présent. On se dit que ce sont des souvenirs, filmés en super 8 et soudain, on comprend que ce sont des images actuelles…
Ces images ont été tournées avec une petite caméra Bolex par Sébastien et moi, entre les plans « officiels », dès que la lumière nous interpellait. J’avais l’intuition qu’elles auraient une place dans le film, même si je ne savais pas encore précisément laquelle. Et effectivement, on les retrouve à la fin, pouvant laisser imaginer que ce sont des images du passé mais non, les personnages continuent de les traverser, le temps continue d’y circuler.
Dans la dernière partie du film, les corps reprennent le dessus et se libèrent : Lawrence court dans la rue, joue au handball avec Zoé, fait l’amour avec Ida…
Quand Zoé et Lawrence jouent ensemble, on est entre le jeu et la danse, la vie ressurgit. Cette scène n’était pas prévue. Un jour, on est passés devant ce terrain avec des jeunes qui jouaient à ce sport étrange, il faisait beau, on avait dix minutes devant nous… J’ai pensé à la libération des corps qui opère dans ce moment du film et je me suis dit que ce genre de scène pourrait peut-être servir au montage…
Et la chanson qu’on entend alors ?
C’est Stephanie City de Nick Garrie, un musicien anglais qui a sorti un seul album dans les années 60-70, devenu un peu culte et mystérieux. J’ai reçu un mail de lui quand il a su que j’utilisais sa chanson, où il me racontait qu’il avait écrit sa chanson à Boulogne-Billancourt, l’endroit où j’ai passé mon enfance… J’adore ce genre de hasards qui nourrissent étrangement les projets. Un peu comme pour Mac DeMarco qui joue dans la séquence du concert. Lors de nos repérages à New-York, nous étions guidés par une jeune femme qui faisait tourner son album en boucle dans la voiture. C’était un ami à elle. Sa musique nous est devenue précieuse et obsessionnelle au fil des trajets et nous avons décidé de lui demander de jouer le personnage en question. Tout à coup la vie du film et du récit rencontre celle de la réalité de la préparation du tournage…
La musique impulse un rythme au film sans jamais écraser les scènes…
C’est une grosse partie du travail au montage : trouver les thèmes qui n’aplatissent pas les images, qui se mêlent à elles mystérieusement, sans les investir d’un sentiment ou d’une émotion qui ne serait pas à leur mesure… Je suis habité constamment par des musiques mais très souvent, on se rend compte au montage que la chanson envisagée ne fonctionne pas. Je me contente donc au préalable d’avoir juste des idées de plages musicales mais pas de la musique en elle-même. Les musiques préexistantes sont essentiellement de la pop anglaise choisie à l’instinct (que ce soit Felt, Ben Watt ou les groupes du label de Bristol Sarah Records). Quant aux plages instrumentales, elles ont été composées par David Sztanke, leader du groupe Tahiti Boy and the Palmtree Family, qui avait déjà écrit la musique de Memory Lane.
Avec ce deuxième long métrage, avez-vous l’impression d’avoir abordé la mise en scène différemment ?
Une fois qu’un scénario est couché sur le papier, il est déjà, d’une certaine manière, un petit peu mort. Et puis le temps que le film se finance… Parfois, on se demande comment on va soutenir ce désir initial du film, cette intuition première, cette impulsion. D’où la nécessité de réinjecter sans cesse de la vie dans le scénario au moment du tournage. Et c’est peut-être ce que j’arrive à faire un petit mieux de film en film : intégrer ce qui peut se passer sur le moment, moins m’angoisser devant les éventuels changements de programme, faire une force de ce qui arrive au présent, modifier aussi un peu le scénario chaque jour, du moins les dialogues. Ce qui donne, je pense, ce côté plus urgent, cette couleur particulière.
Et le titre du film ?
Il est inspiré d’une chanson de Jonathan Richman, That summer feeling, un titre très anglais, qui ne trouve pas réellement d’équivalent en français mais dont un ami écrivain en avait trouvé une formulation heureuse pour intituler un temps l’un de ses romans : Ce sentiment de l’été. Ce « l’ » était pour moi d’une beauté incroyable, avec une forme de maladresse qui fait toute la différence. Ce roman a changé de titre, mais je le lui ai emprunté, et le trouve d’autant plus merveilleux qu’il ne vient pas de moi !
C’est la première fois que vous travaillez avec le producteur Pierre Guyard ?
C’est le deuxième long métrage que Pierre Guyard produit après Les Combattants de Thomas Cailley. Il m’avait contacté au moment de Montparnasse, mon troisième moyen métrage. Je l’ai rappelé quand ma productrice a décidé de changer de métier. Le contact est passé immédiatement et il a été un allié fantastique. Ce film sans sujet de société, sans concept ni casting, en plus tourné sur trois pays, était très compliqué à monter mais Pierre a débordé de ressources et d’ingéniosité. Il a un tel enthousiasme, une force de conviction, une sincérité. Il est différent des autres producteurs que j’ai pu rencontrer. Il est présent à toutes les étapes, sans être intrusif, dans un respect total de ce dont a besoin le film. Etre ainsi à la juste place n’est pas donné à tout le monde ! En plus, c’est quelqu’un de ma génération. Cette rencontre était assez inespérée, je crois que le film lui doit beaucoup.