Céline Sciamma ( Portrait de la Jeune Fille en Feu )

Née le 12 novembre 1978 à Pontoise

France

Réalisatrice, scénariste

Naissance des Pieuvres, Tomboy, Bande de Filles, Portait de la Jeune fille en Feu ( prix du Scénario Cannes 2019 )

« Portrait de la jeune fille en feu »

18ème siècle. Marianne (Noémie Merlant) est une jeune peintre à qui on commande un tableau, le portrait d’Héloïse (Adèle Haenel), fraîchement sortie du couvent, afin de la “présenter” au mieux à son futur époux. Dans son quatrième long métrage, Céline Sciamma propose une réflexion sur le regard de l’artiste. Elle n’en occulte pour autant ni le romanesque, ni la passion. Et ses personnages s’incarnent plus que jamais, avec force. Rencontre avec la réalisatrice.

Dès les premiers plans, avec ces traits esquissés au pinceau, vous semblez vous interroger sur votre travail. Le film s’intitule “Portrait” et, très vite, un personnage demande à Marianne : “Croyez-vous que vous arriverez à la peindre ?”. Est-ce également votre questionnement en tant que réalisatrice ? Celui de la difficulté d’un bon portrait ?

Céline Sciamma : Oui, mais je ne sais pas si je parlerais d’une difficulté : je parlerais plutôt d’une recherche. Le film met très vite en tension la question du regard. La première réplique du personnage du peintre n’évoque pas tant la question de son propre regard que celle du regard des autres. La toute première réplique du film, c’est : “Prenez le temps de me regarder”. Le film est extrêmement joueur avec son dispositif. Il pose la question de ce que c’est de regarder, à deux endroits à la fois : le dialogue amoureux, et puis le dialogue de création, qui met en jeu la question du regard et permet de rénover la réflexion autour de cette question.

Marianne, le personnage qu’interprète Noémie Merlant, est presque dans la posture du voyeur, elle commence par observer en secret. Est-ce que cet aspect vous pose question en tant que cinéaste ?

Oui, ça pose la question du cinéma.

Il faut toujours remettre en cause cette question ?

Je crois qu’il faut rester dans cette dynamique d’interrogation. Pas comme quelque chose d’insaisissable, mais qui se renouvelle, qui procure de nouvelles idées, de nouveaux plaisirs. Dans tous mes films, il n’y a qu’un point de vue, un personnage principal, même si, souvent, ce n’est pas le personnage dominant. C’est effectivement difficile de créer une hiérarchie dans ce film, d’affirmer qu’il y aurait un premier et un second rôle : il y en a un qui est de toutes les scènes, de tous les plans, et l’autre non, mais je trouve que le film, bizarrement, parvient à reposer la question de la hiérarchie entre eux. Je fais toujours des films où les personnages sont observateurs. Observatrices, plutôt. Dans celui-ci, le déplacement réside en ce que la dynamique d’infiltration du regard a changé. Le pitch du film pourrait être : elle la regarde en secret car elle ne consent pas à être regardée, puis elle y consent. La bascule dramaturgique fait que, très tôt, les personnages vont se regarder mutuellement. On n’est pas dans une dynamique voyeuriste, mais d’illusion de scrutation à sens unique. Les regards d’Héloïse sont dirigés. D’ailleurs, l’un des premiers regards d’Héloïse est un regard caméra, il désigne le fait qu’il voit tout le monde ; elle est regardée, et nous aussi, spectateurs, nous la regardons.

Vous parlez de premier et de second rôle et, en effet, dans le titre, il est question d’une jeune fille. Pour autant, le portrait n’est-il pas à prendre avec un S ?

Tout à fait !

Une idée qui est illustrée dans les deux plans de fin, un champ-contrechamp entre deux portraits, et dont l’un, en quelque sorte, libère l’autre. Comment fabrique-t-on ce plan ? Comment le dirige-t-on, que dit-on à ses comédiennes ?

Effectivement, ce plan soulève plein de questions. C’est le dernier champ-contrechamp du film, et pour le coup on en revient à un personnage qui est regardé sans le savoir. La difficulté du plan – qui est aussi sa raison d’être – c’est que c’est un plan-séquence de deux minutes cinquante, et d’une grande une complexité technique. Il s’agissait de s’approcher d’un visage, de faire le point dans un théâtre à l’italienne, en demandant une très grosse performance à l’actrice. On ne peut pas faire ça cinquante fois !

Vous l’avez tourné en combien de prises ?

Trois prises ! À partir d’une partition assez précise, une chorégraphie en somme, dont on avait identifié quelques points de bascule avec la musique. Adèle avait le cheminement émotionnel.

Que lui avez-vous dit ?

Je lui ai dit à l’avance qu’il y avait un chemin, consistant en cinq ou six étapes, et qu’il lui appartenait de les interpréter à sa guise. On n’a jamais répété ce plan. Il y avait quelque chose d’écrit, d’assez littéraire même, il y avait cette nourriture-là dans le scénario, mais ensuite, ça se réduisait à cinq mots, cinq étapes – un chemin qu’il lui fallait interpréter. Pendant les premières secondes, on regarde Héloïse, mais je crois qu’ensuite, très rapidement, on finit par regarder Adèle Haenel, l’actrice, en train de jouer. Cette distance – qui rappelle que c’est du cinéma – laisse de la place au spectateur, et lui rappelle que lui aussi est dans un siège de théâtre. Qu’il regarde un film.

Vous n’avez pas eu peur de briser cette frontière ?

Non, je crois que c’est toujours important de se demander comment on dit au revoir au film, avec quels sentiments très intimes on veut que les gens quittent la salle. Je pense tout le temps à ça. À faire de la place pour que les gens pensent à leurs propres histoires. Pour moi, créer un spectateur actif fait partie du projet. Et c’est vrai que les plans-séquences ont cette faculté-là, par le temps, la tension et le danger qu’ils créent. Le regard du spectateur fait tenir le plan, mais c’est aussi un peu le plan qui fait tenir le spectateur. Le spectateur en tant que sujet, c’est très important, en particulier pour ce film, qui est obsédé par cette question : comment fait-on pour ne filmer que des sujets ? Pour filmer des gens, des femmes, comme des sujets ? On est souvent filmés comme des objets, on est éduqués à ça, on prend notre plaisir à ça. Il s’agit de rééduquer notre regard, et de créer de nouveaux plaisirs. Et, même en tant que praticienne, je ne suis pas là pour faire la leçon : je me place au cœur de cette question.

Vos films ont tous pour thème l’identité, l’individu au cœur d’un environnement particulier, conflictuel ou pas. L’individu est-il toujours le noyau des histoires ?

Il y a en tout cas toujours le désir d’un personnage souvent isolé, et qui cherche à entrer dans un groupe. Et aussi une dynamique amoureuse. Mais, cette fois, cette dynamique-là est vraiment au centre.

Ce n’était pas le cas dans vos précédents films.

Non, ce n’étaient pas des amours vécus, mais ressentis, et on était davantage dans la chronique. Mais je crois qu’il y a toujours, dans l’amour ou dans l’amitié, une dynamique d’émancipation. Quand on est avec des personnages d’enfants, ou d’adolescents, il y a forcément l’idée d’une croissance, mais aussi, déjà, cette dynamique. L’individu est en effet au centre, mais comme point de vue. Je ne fais pas de film choral, il n’y a toujours qu’une personne qui regarde.

Au fur et à mesure de vos films, vous avez montré l’enfance, la pré-adolescence, l’adolescence, et maintenant il s’agit de jeunes adultes. Est-ce que vous vous retrouvez un peu dans chacune de ces héroïnes ? Est-ce qu’en quelque sorte vous estimez avoir grandi avec elles ?

Oui, tout à fait. Et c’est la première fois que j’ai eu envie d’écrire une histoire avec des adultes, des femmes adultes, et une histoire qui aurait été vraiment vécue. J’avais aussi envie de travailler avec des comédiennes professionnelles.

Dont une qui a aussi un peu grandi avec vous ?

Oui, bien sûr ! Je souhaitais ça plutôt que d’inventer des actrices. On n’est plus dans des histoires de premières fois. Même si c’est peut-être la première fois qu’elles aiment… C’est un autre type de dialogue intellectuel, une expression supplémentaire.

Comment avez-vous abordé la question du langage ? Puisque le récit se déroule au 18ème siècle ?

J’avais envie de dialogues plus littéraires, mais aussi que, pour autant, ça reste une langue assez droite, sans afféteries, sans séduction. Le vouvoiement crée d’emblée une forme de décalage, un déplacement – et c’est assez sexy… Dans un deuxième temps, le ton des actrices, le rythme qu’elles impriment, la façon dont elles posent leur voix, marquent un maintien, ou au contraire provoquent des débordements, et c’est une partition qu’elles ont jouée très finement. J’avais plaisir, aussi, à imaginer des joutes verbales, et surtout à imaginer un dialogue dans lequel il n’y aurait pas de domination intellectuelle – ni de classe, ni de langue. Il y aurait, au contraire, une horizontalité, une égalité dans l’échange qui, pour moi, au delà de leur caractère politique, pouvaient être palpitantes car ce n’est pas déjà écrit. C’est aussi parce que c’est une histoire entre femmes que ce n’est pas déjà écrit.

La sincérité d’un projet pose question à Marianne dans le film, notamment par rapport aux conventions sociales qu’elle doit intégrer dans son tableau. Vous qui en êtes à votre quatrième film, et dans la mesure où il s’agit toujours de projets assez intimes, vous posez-vous également cette question ?

C’était moins le fait de l’artiste que le fait qu’on lui pose la question. Elle répond avec sincérité, mais elle est aussi piquée au vif. Il s’agissait plus du dialogue entre elles et de l’idée de collaboration. Je suis assez collaborative dans ma façon de travailler, donc l’idée d’une autorité remise en question n’est pas forcément le sujet. C’était une façon de montrer ce dialogue entre l’actrice et la réalisatrice, entre la peintre et le modèle. C’est un débat qui animait l’époque, et il peut toujours être d’actualité : le portrait exige-t-il plutôt une mise en valeur, ou une ressemblance, est-il figé pour l’éternité ? Est-il cette chose suffisamment morbide pour préserver de la mort ? Le portrait était un débat des Lumières, c’était donc pour moi une façon d’être au cœur des idées philosophiques qui animaient l’époque. Mais ce n’était pas forcément un examen de conscience sur la question.

Ce travail d’observation des acteurs et des actrices – confirmés ou non – vous semble-t-il inépuisable ?

Je l’espère ! Pour ce film, il était question de filmer quelqu’un avec qui j’entretiens un dialogue continu, puissant, important, et que je connais bien. En même temps, il y avait aussi ce désir de rencontrer quelqu’un de neuf.

Vous les avez filmées de la même façon ?

Oui.

On ne reconnaît presque pas Adèle Haenel à la fin…

Ça faisait vraiment partie du désir du film : proposer une Adèle neuve, la regarder différemment, avec tout ce que je savais d’elle, tout ce qu’on sait d’elle, mais aussi tout ce qu’il reste à découvrir. C’est le seul moment où il y a une forme de romantisme : celui qui consiste à filmer les visages. Ça reste très mystique.

Qu’avez-vous voulu faire avec cette figure du fantôme, qui apparaît par l’intermédiaire d’Héloïse habillée en mariée ?

Il y a deux lignes temporelles dans le film : cette chronique d’un amour qui naît au présent, et qu’on regarde patiemment, et la ligne temporelle du souvenir, la mémoire de cet amour. Et la contagion de ces deux lignes temporelles se fait par le biais de ce fantôme. Marianne est – alors même qu’on est au présent – déjà hantée par la dernière image qu’elle verra d’Héloïse. Le film est un flash-back, mais les histoires d’amour ne sont-elles pas déjà, toutes, hantées par leur fin ? Est-ce que ce n’est pas ce qui, tout à la fois, nous les fait vivre et craindre ?

Le prochain portrait est-il déjà en vous ? Avez-vous déjà commencé à travailler dessus ?

Non, pas du tout. J’ai un projet de film pour enfants, un film d’animation, et c’est donc forcément un projet sur le long terme. Mais sinon, je ne sais pas encore : tant que les films ne sont pas déposés dans le monde, j’ai du mal à voir la suite. J’attends de voir le dialogue que le film va entretenir avec le monde, l’effet qu’il va avoir. Après quoi il y a ce moment où on s’autorise à rêver, et cette rêverie est toujours un peu longue pour moi. Il faut collecter des idées, des images qui, parfois, n’ont rien à voir les unes avec les autres. À un moment donné, il y a une synthèse qui se fait, et qui donne envie d’y aller.

Propos recueillis à Angoulême par Charlotte Bénard pour fichescinema.com le 16/09/19.

 » Bande de Filles « 

A 36 ans, la réalisatrice-costumière évoque son travail, explique sa vision de la banlieue et revient sur la façon dont elle aborde la diversité au cœur de «Bande de filles».

Avez-vous commencé à travailler sur «Bande de filles» en faisant la liste de tout ce que vous vouliez éviter ?

Oui, le film s’est construit sur des refus, à des niveaux très simples, comme le choix de ne pas faire un «film hip-hop» avec une bande-son hip-hop. Et d’autres décisions plus radicales, comme d’évacuer la question de la police, d’évacuer aussi tous les Blancs et, donc, évacuer la question de la confrontation, évacuer la religion. Pas par peur ou par méfiance. Le film ne s’est pas construit sur des choses qu’il refuse de regarder, mais sur des choses qu’il choisit de regarder très précisément.

Il y a des points communs entre votre film et la Vie d’Adèled’Abdellatif Kechiche, notamment pour la profondeur romanesque, le fait que le film continue alors qu’on pense qu’il va s’arrêter. Vous l’avez vu après avoir tourné votre film ou avant ?

Je l’ai vu avant de tourner, mais mon film était déjà écrit. Ce n’était pas perturbant, j’adore le film de Kechiche, et plus je vois de bons films, plus j’ai d’appétit pour le cinéma. Les grands films libèrent des territoires plutôt qu’ils ne les occupent. On vous pose souvent la question comme si cela devait être une intimidation, mais justement : les grands films sont une incitation à être «post-eux». L’Esquive, par exemple, a libéré le territoire de la question de la langue. Je n’étais pas ici dans l’injonction du film de tchatche, je pouvais au contraire montrer que ces filles parlaient plusieurs langues, dédier certaines scènes à une langue très énergique et d’autres à une langue très soutenue. C’était une façon d’être juste dans le portrait de ces filles et d’investir un nouveau terrain. Je me suis exposée à entendre : «Mais on ne parle pas comme ça en banlieue». Mais je ne leur ai pas donné de cours de diction !

Comment avez-vous obtenu les droits du Diamond de Rihanna ?

Il y a des rumeurs contradictoires qui circulent à ce propos, j’ai entendu dire qu’on avait cramé 30% du budget global du film, des trucs de malades, et d’autres disent que c’était gratuit, ce qui est absolument faux aussi. J’ai écrit la scène pour cette chanson tout en étant sûre qu’on ne l’aurait pas. La production a fait faire une estimation à la maison de disques qui était totalement dans nos moyens. On a donc tourné la séquence, et il n’était donc plus possible de la changer ensuite. Sauf qu’on a appris au montage qu’en réalité on n’avait pas les droits, parce qu’il fallait l’accord de l’artiste. On a envoyé la séquence au manager de Rihanna, qui m’a appelée, qui avait vu la séquence, qui la trouvait belle. Il s’était renseigné sur ce que je faisais, et ils ont fait une exception pour nous en la laissant à un prix qui était complètement dans nos moyens. C’était certainement le coup de fil le plus terrifiant de toute ma carrière !

Il y a un travail très poussé sur les différentes tenues et coiffures du personnage principal…

Je suis la costumière de mes films, et sur Bande de filles c’était un sacré boulot, parce qu’il y avait beaucoup de monde à habiller. Cela s’inscrit dans le processus préparatoire, parce que je choisis les vêtements en fonction des comédiennes mais aussi dans l’interaction avec les décors, la photographie… Le chef déco, la chef op et la costumière que je suis composons les images ensemble. Je choisis des costumes, et je les distribue en fonction des séquences. Ici c’est un enjeu dramatique important, puisque Vic endosse les identités comme elle endosse les différents costumes. Il y a une dynamique de super-héros, du pouvoir que donne le costume.

Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?

J’ai visité beaucoup de quartiers, parce que j’avais envie d’une dalle, d’un quartier piétonnier, d’une ligne d’horizon, et la tour Eiffel pas loin.

Par ailleurs, les propriétés graphiques de la banlieue sont très grandes, parce qu’on y trouve des utopies d’architectes sorties d’un seul coup de terre dans les années 60-70, et il y a beaucoup de pensée à l’œuvre. Quand on pose sa caméra en banlieue, on filme des lignes de fuite, des façons de circuler, comment on se retrouve, comment on est seul. Comment la cité induit des expériences sensorielles avec les éclats de voix, les groupes de garçons posés à certains endroits et qui impliquent tacitement que l’on se taise quand on s’en approche, etc. Une expérience des frontières. A la périphérie, les enjeux sont les mêmes que partout ailleurs, mais ils ne sont pas souterrains, ils se donnent à ciel ouvert. C’est pourquoi c’est un lieu de fiction, parce que la réalité y vit plus fort, les enjeux de la domination masculine sont partout, l’interaction entre espace privé-espace public, les réseaux de surveillance réciproque. Ce sont des enjeux qui traversent toute la société mais, là, c’est officiel.

Un film avec des actrices exclusivement noires, filmées par une jeune femme blanche, n’avez-vous pas eu peur des remarques sur ce point ?

Si on voit le film, on ne peut pas me soupçonner de ça. Je crois à l’intersectionnalité des luttes, je crois qu’elles ne sont pas indépendantes les unes des autres. Si j’avais eu peur de ce genre de remarques, je me les serais évitées très simplement, il suffisait de panacher, de faire le film de la diversité qui arrange tout le monde. Or il me semble que ces films de la diversité, ils ne créent pas de mouvement, c’est une manière pour chacun de camper sur ses positions.

Là, il y avait l’idée d’être radical, exclusif. Un film ne peut pas venir combler un manque de représentation à lui tout seul, donc il en a beaucoup sur le dos, mais à un moment donné, il faut se lancer. Je ne travaille pas pour le 22 octobre mais pour le temps.

Y a-t-il quelque chose qui ressemble pour vous à une prise de conscience politique de la part de cette jeunesse en butte aux idées réactionnaires et à l’éclatement individualiste ?

Vivre un soupçon perpétuel et des assignations, cela ne fabrique pas mécaniquement une conscience politique. Cela vaut pour tout le monde d’ailleurs, regardez le nombre de féministes qui s’ignorent. Il n’y a pas de cause à effet stigmatisation-engagement. Oui, des consciences politiques peuvent émerger. Mais des rapports de désengagements nihilistes aussi. Ou une culture de l’insouciance qui permet de refouler l’inquiétude. Je crois qu’une conscience politique ne peut pas naître et se construire sans espace de parole. Une conscience politique se forge dans sa propre énonciation, dans le dire. Je le constate avec les actrices du film qui parfois en interview ont pris une place, ont dit «nous». Parce que soudainement elles avaient l’espace pour l’énoncer. Et, là aussi, c’est comme si la jeunesse était livrée à elle-même, face à sa propre responsabilité à devoir se politiser. A être méritante dans ce domaine. Comme si on allait leur reprocher cela en plus, de ne pas se révolter. Alors même que cela raconte une crise globale de la culture politique. C’est d’autant plus injuste que les stigmatisations et le racisme sont des injonctions à ne pas faire de vagues, à la discrétion, à l’effacement, à être un modèle méritant. Cette question d’une jeunesse condamnée à être méritante, elle s’est posée dans le rapport à la fiction, à l’écriture des personnages. Il y a peu de modèles, alors il faudrait que ces modèles soient positifs. Et donc méritants. Mais les personnages qui forcent le respect parce qu’ils réussissent, à l’école notamment, ne font pas bouger les lignes. Ils sont réconfortants sur le moment bien sûr.

Mais ils confortent surtout l’ordre établi d’un vieux système : ils nous racontent que ça ne tient qu’aux individus de réussir. Cette histoire-là ne m’allait pas. Je ne voulais pas participer à sa grande narration.

Le climat politique actuel rend la sortie du film particulière. Entre le succès phénoménal d’un film comme Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu ? dont les ressorts comiques sont entièrement fondés sur la différence ethnique, la sortie du livre d’Eric Zemmour sur le Suicide français

J’ai confiance dans la jeunesse de mon pays. Je vis avec ces quatre filles depuis un an et demi, mais on en a rencontré des centaines pendant le casting et j’étais sidérée par le talent pour la vie de cette génération, elles font largement mieux que moi à leur âge !

Le film sort dans ce contexte, et l’on peut dire qu’il y a un dialogue entre deux mondes dont l’un est en train de mourir, assurément. Et c’est l’endroit où je suis d’accord avec Eric Zemmour, il raconte un monde qui meurt, il dit que c’est un suicide et il le déplore, alors que, pour moi, c’est une bonne nouvelle.

Didier PÉRON et Elisabeth FRANCK-DUMAS

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