Chloé Zhao

Née le 31 mars 1983 à Pékin

Chine

Productrice, scénariste, réalisatrice

Les Chansons que mes frères m’ont apprises, The Rider

Comme Les Chansons que mes frères m’ont apprisesThe Rider a été tourné dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, avec des acteurs non professionnels qui campent des personnages proches de ceux qu’ils sont dans la vraie vie. The Rider allie les panoramas majestueux qui ont fait la gloire des westerns américains et l’histoire profondément intime d’un homme obligé de recomposer son identité”, décrit The Wrap.

COURRIER INTERNATIONAL Pouvez-vous nous présenter Brady? Qui est-il dans la vraie vie, et comment s’est-il imposé comme le héros de The Rider ?

CHLOÉ ZHAO : J’ai rencontré Brady il y a deux ans environ. Il travaillait sur un ranch de la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Il était tellement doué avec les chevaux que j’ai tout de suite pensé à monter un film autour de lui, même si je ne savais pas encore quelle histoire je voulais raconter. C’est alors qu’en avril 2015, Brady a reçu un coup de sabot en pleine tête. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire [et contre l’avis des médecins], il essayait déjà de se remettre en selle. C’est là que j’ai su que je tenais mon histoire, celle d’un jeune garçon prêt à mettre sa vie en danger pour rester fidèle à l’idée qu’il se fait de son identité.

C’est le deuxième film que vous tournez dans le Dakota du Sud. Qu’est-ce qui vous attire dans cet État, vous, la Chinoise devenue new-yorkaise?

Le Dakota du Sud est l’un des rares États américains à être resté, au moins en partie, figé dans le temps. Et ceci dans un monde qui change si vite ! Je vis à New York depuis douze ans, et je sens la frénésie monter, je suis emportée par le flux, j’ai la sensation de manquer d’ancrage. J’ai donc eu un vrai coup de cœur la première fois que je me suis rendue dans la réserve de Pine Ridge, pour les besoins de mon premier film. Lorsque vous vous promenez, là-bas, vous pouvez tomber sur des os d’animaux vieux de cent ans. Tout n’est pas constamment rénové ou remplacé, comme dans les villes.

Dans quelle mesure le désir d’explorer la mythologie du Far West a-t-il pesé dans votre décision ?

Cela a compté, bien sûr, mais ce n’était pas mon but premier. Les westerns que j’ai vus se comptent sur les doigts d’une main. J’ai beaucoup aimé Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone, ainsi que quelques westerns révisionnistes des années 1960-1970 [selon le nom donné à un sous-genre du western qui présentait une vision moins manichéenne du Far West]. Mais je n’arrive pas à m’identifier à leurs personnages, peut-être parce que je suis une femme.

Justement, parlons de la façon que vous avez de filmer les corps tatoués, meurtris, balafrés et parfois mutilés de ces jeunes coureurs de rodéo…

Les films avec lesquels nous avons grandi étaient tous tournés par des hommes. Peu importe leur qualité, ils m’ont toujours laissée sur un manque. Car le genre, comme la couleur de peau, a un impact. Un réalisateur masculin ne filme pas les hommes de la même façon qu’il filme les femmes, il laisse en général peu de place à la vulnérabilité. Je crois qu’il est très important que le féminisme ne se borne pas à inculquer aux filles qu’elles doivent se montrer plus fortes. Il faut aussi apprendre aux garçons qu’ils ont le droit d’être vulnérables. Le père de Brady, Tim [qui joue lui aussi son propre rôle dans le film], m’a dit : “Écoutez, j’enseigne à Brady ce que je sais, ce que mon père m’a appris. Et je suis dix fois moins dur avec lui que mon père ne l’était avec moi.” Mais reste l’idée qu’il faut être un homme, et c’est très difficile : il faut être totalement indépendant, subvenir à ses propres besoins, n’accepter aucune aide, à commencer par celle du gouvernement. C’est une forme de masculinité typiquement américaine, qui remonte à la conquête de l’Ouest. Donc elle ne va pas disparaître demain, même si elle a commencé à s’adoucir quelque peu.

Vos héros se sont-ils prêtés de bonne grâce à votre regard féminin ?

N’oubliez pas que beaucoup d’entre eux sont des coureurs de rodéo. Depuis leur plus jeune âge, ils sont habitués à faire le show, à évoluer sous l’œil de caméras, ils aiment qu’on les regarde. Et ils ont d’autant moins peur de la caméra qu’ils sont authentiquement eux-mêmes. Quand vous grandissez dans une ville, vous apprenez à vous conformer à certains canons de beauté, entretenus entre autres par les réseaux sociaux. Là-bas, personne n’est là pour les juger, pour leur dire comment s’habiller. Prenez Lilly, par exemple, la jeune sœur de Brady, atteinte du syndrome d’Asperger [Lilly Jandreau, la sœur de Brady dans la vraie vie, est autiste et incarne son propre personnage à l’écran]. Elle peut très bien aller regarder un rodéo habillée d’un pyjama rose, personne n’y prête attention.

À la présidentielle 2016, Donald Trump a récolté 61,5 % des suffrages dans le Dakota du Sud. Hillary Clinton, 31,7 %. Vous étiez en tournage là-bas alors que la campagne battait son plein. Quelles leçons tirez-vous du scrutin ?

Les démocrates, auxquels j’appartiens, sont tout autant que les conservateurs responsables de ce qui est arrivé. Prenons pour exemple les mineurs de charbon de Virginie-Occidentale. Quand les mines ont été fermées, beaucoup à New York se sont réjouis : un bon point pour les énergies renouvelables ! Mais ont-ils jamais mis les pieds dans cet État ? Les mineurs avaient un métier dont ils étaient fiers, c’était celui de leurs pères et de leurs grands-pères. Ils n’ont aucune envie de travailler dans un supermarché Walmart. De la même façon, Brady préférerait être à cheval, à surveiller les vaches, comme le faisait son grand-père avant l’irruption des élevages industriels. Tout ça constitue leur identité. Et c’est ce qui leur est enlevé. Or tous ne sont pas faits pour vivre dans des villes.  Si les démocrates veulent barrer la route à Trump, ils vont devoir parler à ses électeurs, au lieu de leur reprocher de l’avoir porté au pouvoir. Car Trump a beau jeu de dire : vous voyez bien, les démocrates ne se soucient pas de vous, de vos familles. Il joue la carte identitaire, promet de redonner sa grandeur à l’Amérique. Ce dont ces gens ont besoin, ce n’est pas tant d’argent. Ils veulent garder leur identité, un sens à leur vie. Ici, à Cannes, lors de l’échange qui a eu lieu avec le public après la projection, une Française a pris la parole. Il était évident que, si elle avait été Américaine, elle n’aurait jamais voté pour Trump. Elle était très émue, et elle a souhaité à tous les acteurs de pouvoir continuer à profiter de belles chevauchées. À côté de moi, Cat Clifford [un jeune cow-boy et ami de Brady, à la ville comme à l’écran] en a eu les larmes aux yeux. Lui n’a pas voté pour Trump, mais il ressemble à beaucoup d’électeurs de Trump. En tant que cinéaste, ma motivation première est, non pas de prendre parti, mais de jeter ainsi des ponts entre des parties qui s’ignorent. C’est ce qui me passionne.

Propos recueillis par Marie Bélœil pour « Le Courrier International » le 26/05/2017

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