Archives pour septembre 2023

Déserts de Faouzi Bensaidi

Déserts de Faouzi Bensaïdi, Maroc, 2h04, avec Fehd Benchemsi, Abdelhadj Taleb, Rabii Benjhaile. La Quinzaine des Cineastes, Cannes 2023.

Faouzi Bensaïdi nous avait déjà séduits avec Mort à vendre, il y a quelque temps (2011). Étonnant, Déserts nous embarque dans ses boucles narratives, bifurquant librement d’un genre à l’autre. Un film à la fois trépidant et contemplatif, à méditer.

Les déserts du titre, aux sens littéral et métaphorique, se superposent : deux employés d’une agence de recouvrement de dettes, Mehdi et Hamid (Fehd Benchemsi et Abdelhadj Taleb, excellents) sillonnent effectivement le désert. En eux, chez les pauvres gens qu’ils tentent d’intimider, de grands déserts affectifs, des manques, du vide. Le contraste entre le désert à perte de vue et l’absence de perspective des personnages, dans des existences bloquées, est saisissant.

La première partie du film fonctionne selon une mécanique comique très efficace, mélange de saynètes burlesques, absurdes, où les deux comparses échouent systématiquement à récupérer les sommes. Un tapis, une chèvre, une réconciliation entre un mari et sa femme, voilà les petits gains engrangés, bien insuffisants pour la rentabilité exigée.

Brusquement, le film effectue un virage, pour bifurquer vers le western. Les deux employés croisent la route d’un criminel, roi de l’évasion et le récit, lui aussi, s’évade. Comme si deux moitiés de film se faisaient soudain écho, à travers le vide du désert : on retrouve la carte, les figures de femmes autoritaires, le motif du tissage, et tant d’autres petits signes parsemés.

Petits cailloux dans le désert, pour aller nulle part en particulier. Avec style, le film résiste à tout enfermement, pour proposer une balade au sens noble. Du comique au drame, du roman à la poésie, Faouzi Bensaïdi s’autorise toutes les incursions. Loin du trajet balisé, le spectateur se trouve sans cesse surpris, d’une séquence à l’autre, par les trouées du récit, par les changements de ton, par les échappées poétiques. La musique, les incantations, les bribes de contes intriguent et charment. Car, pour reprendre les mots de Mehdi : “Les histoires n’existent pas, elles n’existent que par celui qui les écoute“. Ainsi de ce beau film, qu’il nous revient de faire exister et respirer en liberté.

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Fermer les yeux ,de Victor Erice

Fermer les yeux de Victor Erice avec Manolo Solo, Ana Torrent… 2h49

Croire encore au cinéma, ou ne plus y croire, c’est une des questions de Fermer les yeux, le nouveau film du très rare Victor Erice, cinéaste espagnol et fameux qui, sans s’arrêter complètement de tourner, n’avait pas fait de long métrage depuis le Songe de la lumière (1992). Avant ça, un par décennie, encore vibrants dans les mémoires cinéphiles.

Alors Erice de nos jours recommence, et Fermer les yeux commence comme un film. Dans une grande maison de village, au domaine de Triste-le-Roy, dans l’après-guerre, un certain M. Lévy, grand ours mal en point comme sorti d’un Buñuel, commandite à un détective une enquête pour retrouver sa fille élevée dans la Chine lointaine. On n’en saura pas plus, en tout cas pour l’instant : cette longue scène d’ouverture est non seulement un film dans le film, mais encore lui-même inachevé, au tournage interrompu, à l’orée des années 90, par la disparition soudaine et inexplicable de l’acteur, Julio Arenas, qui jouait le détective et le rôle principal.

On l’apprend parce que son auteur, Miguel Garay, cinéaste et écrivain désormais à la retraite, se retrouve, vingt-deux ans plus tard, à se remémorer ce moment clé de son passé, douloureux mystère, quand une émission de télé un peu sensationnaliste l’invite pour évoquer l’affaire du comédien envolé, son grand ami d’alors.

 Les amples deux heures quarante-neuf de Cerrar los ojos donneront des indications sur leur histoire, le destin postérieur du réalisateur, depuis exilé vers le sud dans un coin bien planqué, et peut-être, après main coup de théâtre ou plutôt coup de cinéma, sur celui de Julio Arenas avant qu’il ait sombré dans l’oubli

La question d’y croire ou pas, est directement évoquée par Max, l’ami archiviste et cinéphile, qui conserve les quelques bobines du film inachevé, au moment où Miguel passe les récupérer pour les vendre à la télévision.  Max se dit pratiquant mais pas croyant, alors que l’ex-cinéaste, de toute évidence, est encore croyant mais non pratiquant. Fermer les yeux navigue quelque part entre les deux. Il se montre à la fois pleinement capable d’exercer sur nous les splendeurs (les promesses, les plaisirs, les douleurs) d’un art encore possible à faire, et avec la fraîcheur qui s’impose, mais aussi , non, sans le déclarer mourant, finissant, d’époque ou d’âge d’or enfui, disparu sans laisser d’adresse ..

Quant à la mémoire ou l’oubli, thèmes moins méta de sa fiction, ils composent, du cinéaste, de sa pratique ou de sa croyance, une sorte d’autoportrait en deux directions, deux idéaux portés à des états extrêmes : celui qui se souvient trop et celui qui a trop oublié, l’hypermnésie et l’amnésie, l’art du passé et le silence radio du futur, le trop-plein du souvenir ou le trop libre de l’oubli.

 Tout un film, tout un art du temps et du rythme, passe dans la tension entre ces deux pôles.  La candeur et la rouerie, l’innocence et la ruse (entre foi et loi : croire, ou seulement pratiquer) de Fermer les yeux s’y mêlent et s’y confondent, fusionnant en un audacieux climax qui nous abandonne à la surprise avant de disparaître pour de bon.

D’après la critique de Libération 16 aout 2023

 

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Ama Gloria

De Marie Amachoukeli

Avec Louise Mauroy-Panzani, Ilça Moreno-Zego

Cléo, 6 ans, a des bouclettes, des lunettes, et l’énergie du bonheur. Surtout quand elle regarde sa nounou, Gloria, qu’elle adore – et c’est réciproque. Mais quand la petite orpheline de mère apprend que cette femme essentielle à son quotidien doit repartir au Cap-Vert pour l’enterrement de sa propre maman et s’occuper, enfin, de ses propres enfants, le cœur de Cléo se fend. C’est pas juste. Alors papa, pas très présent mais gentil bougre, promet qu’elle pourra la rejoindre pour les vacances d’été sur l’île de Santiago. Histoire d’une parenthèse initiatique au bord de la mer, et d’un nouvel apprentissage du deuil…

Franchement, on se demande comment Marie Amachoukeli (Party Girl, avec Claire Burger et Samuel Theis, Caméra d’or à Cannes en 2014) fait pour, à ce point, capter l’essence de l’enfance, et la substantifique moelle d’un lien inconditionnel, même (surtout ?) s’il n’est pas sanguin. La moindre image de ce film ultra sensitif respire l’amour dans sa plus touchante expression. Gloria fait découvrir son île à Cléo, lui apprend à nager – ce qui sera bien utile, un peu plus tard, lors d’une séquence aussi lyrique qu’alarmante –, la trimballe partout, de la plage où l’on écaille des poissons tout juste pêchés à son modeste logement où son fils, grandi sans elle, la rejette, tandis que sa fille est en passe d’accoucher. C’est une histoire d’amour en vases communiquants : la femme que Cléo veut rien que pour elle va devenir grand-mère, et la fillette souhaitera la mort de ce bébé qui lui « vole » la berceuse qu’elle pensait réservée à ses seules oreilles. C’est aussi un hommage, délicat, jamais démonstratif, à toutes ces émigrées rémunérées pour abandonner leur famille au profit d’autres.

Si Marie Amachoukeli puise cette authenticité émotionnelle dans ses souvenirs d’enfance, elle qui fut élevée par une nounou portugaise et souffrit de leur séparation, sa mise en scène devient hypnotique, aussi, par son parti pris d’une focale douce, à deux doigts des visages, qui donne à l’ensemble une beauté impressionniste, comme le point de vue d’une gosse un peu myope. Et dès que la cinéaste craint le cliché, elle choisit le dessin animé, pour pigmenter de couleurs rêveuses les souvenirs enfouis et les peurs secrètes de sa jeune héroïne. Bien sûr, la magie d’Àma Gloria vient, aussi, de ces deux actrices non professionnelles, la petite Louise Mauroy-Panzani (comment la réalisatrice a-t-elle pu lui tirer de tels sanglots ?) et Ilça Moreno Zego, d’origine cap-verdienne, si lumineuse et sereine. Sans oublier Arnaud Rebotini, le musicien électro, compositeur des musiques de films de Robin Campillo, parfait en père attendri, auquel Marie Amachoukeli offre, au son de la chanson de Nilda Fernandez Mes yeux dans ton regard, un slow à pleurer.

Télérama, Guillemette Odicino

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