Adaptant son quatrième roman intitulé Wakolda, du nom d’une figure légendaire de Patagonie, la romancière et réalisatrice Lucia Puenzo revient sur un pan dérangeant de l’histoire contemporaine de son pays. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Argentine fut, de sinistre mémoire et avec la bénédiction du président Peron, une terre d’accueil pour les hauts fonctionnaires du IIIe Reich. Ils y trouvèrent des soutiens qui permirent à la plupart d’entre eux d’échapper à la justice internationale. Encore constellée ici et là de communautés allemandes, l’Argentine avait tous les atouts pour attirer les anciens bourreaux qui vivaient en toute impunité sur le territoire, parfois sous leur véritable identité.
Le monstre, l’ange et la poupée de porcelaine
Parmi eux, le médecin nazi Josef Mengele à qui Lucia Puenzo consacre ce récit fictif perturbant. Praticien d’expériences pseudo-médicales dans les camps d’extermination nazis, Mengele prend la fuite, direction Buenos Aires où Adolf Eichman, l’artisan de la solution finale, est arrêté en 1960 par le Mossad, les forces de sécurité israéliennes.
Lucia Puenzo imagine, à cette même époque, la rencontre du médecin allemand avec une famille d’Argentins qui le guide sur les routes de Patagonie pour rejoindre Bariloche, le refuge patagonien des nazis. Helmut Gabor – ainsi qu’il se présente à ces voyageurs –, témoigne un intérêt tout particulier à Lilith, une pré-adolescente de douze ans qui en paraît neuf. Il se rapproche également de sa mère, Eva qui attend des jumeaux. Eduquée dans une école germanique, elle lui accorde toute sa confiance. Ce n’est guère le cas de son mari Enzo qui voit d’un mauvais œil l’emprise, de plus en plus forte, exercée par cet étranger sur sa compagne. Le bon docteur s’installe dans l’hôtel dont Eva a hérité et la convainc d’administrer à sa fille des hormones de croissance pour être conforme à un certain idéal de perfection qu’il poursuit.
« Mengele est un archétype »
UNE ATMOSPHÈRE DE FILM FANTASTIQUE
Œuvre cathartique, doublée d’un conte glaçant sur le Mal et la séduction qu’il exerce, Le Médecin de famille distille, dès les premiers plans, un malaise. C’est le regard de prédateur que Mengele, pose sur la petite Lilith, rat de laboratoire et lolita avec laquelle se noue une relation ambiguë. Lucia Puenzo égrène différents indices qui ramènent aux atroces activités, présentes et passées, du médecin.Son carnet de croquis et de notes témoigne de ses desseins malsains. Obsédé par la pureté et les justes proportions, Mengele poursuit, avec Lilith et sa mère, ses expériences en vue de créer une race supérieure. Il encourage par ailleurs le père, fabricant de poupées, à passer à une production industrielle, et le spectacle de ces corps désarticulés et entassés rappelle de manière explicite l’extermination en masse des Juifs.
Au sein d’une chronique, racontée sur un mode classique et magnifiée par de superbes paysages, joliment cadrés, Lucia Puenzo installe une atmosphère de film fantastique. C’est particulièrement flagrant lorsqu’elle filme la maison, sise à proximité de l’hôtel familial. Bâtisse mystérieuse, baignée par les ombres, elle renferme d’inquiétants dignitaires nazis en cavale, le visage recouvert de bandages. Ce sont ces spectres que traquent la cinéaste, tout au long d’un film d’horreur qui ne dit pas son nom, tout comme Josef Mengele, monstre au charisme trouble. Cette période accablante de l’histoire argentine, encore taboue, inspire à Lucia Puenzo un film en forme d’exorcisme où les fantômes sont bien vivaces, comme la mémoire.
Le Monde.fr | | Par Sandrine Marques