Acclamé par les critiques, dont certains l’ont classé meilleur film de l’année, Past Lives accumule les louanges et les nominations. Nous avons discuté de ce petit miracle de cinéma avec son auteure.
Vanity Fair. Une chose m’a interpellée dans votre parcours au théâtre… J’ai vu que vous aviez rejoué La Mouette de Tchekhov dans le jeu Les Sims 4. D’où est venue cette idée ?
Celine Song. C’était pendant le Covid. Tout le monde cherchait à organiser des performances virtuelles. J’ai eu cette idée parce que les Sims 4 sont très tchékhoviens. C’est un jeu vidéo sur les drames de la vie, il n’y a pas de ramifications compliquées ou de pas hors de la réalité.
Est-ce que la pandémie a été un élément déclencheur dans votre passage au cinéma ?
Non je planchais déjà sur ce film avant le Covid.
Je pensais le tourner en 2020, mais les circonstances en ont voulu autrement. Le passage au cinéma était surtout lié à l’histoire en elle-même : je voulais raconter la vie de cette femme sur plusieurs décennies et dans différents pays. Au théâtre, le temps et l’espace sont figuratifs, là, ils devaient être représentés littéralement. Les véritables antagonistes de l’histoire sont les 24 ans séparant les deux personnages et l’Océan Pacifique. On devait voir la fillette de 12 ans et l’adulte de 30 ans, l’une après l’autre – et même l’une à côté de l’autre – et les faire coexister. Il était aussi important de ressentir l’atmosphère de New York et de Séoul.
S’agit-il d’une histoire qui germait en vous depuis longtemps ?
J’ai été inspirée par un moment particulier de ma vie. Il y a quelques années, je me suis retrouvée dans un bar avec mon amoureux de jeunesse, venu me rendre visite, et mon mari, avec lequel je vis à New York. Cela a vraiment été le point de départ du film. Je recrée ce moment dans la première scène et j’invite le public, en brisant le quatrième mur, à entrer dans l’histoire. Je les transforme aussi en détectives avec ce mystère à résoudre : quel lien unit ces trois protagonistes ?
S’attaquer à une histoire personnelle est très difficile. Comment la rendre universelle ?
Au début, je n’étais pas sûre que cela serait universel. Tout est parti d’un sentiment très privé et très intime. Quand j’étais assise à ce bar, j’avais l’impression de voyager dans le temps, d’être au milieu de mon passé, présent et futur. En jouant les traductrices entre ces deux personnes, je faisais aussi le pont entre mon ancien et nouveau moi. Et puis j’ai commencé à travailler avec le casting et l’équipe. J’ai réalisé que tout le monde, de l’assistant au directeur de la photographie, se sentaient connectés de différentes manières à cette histoire. Sinon, pourquoi collaborer avec moi ? Après tout, c’est mon premier film, ils ne me connaissaient pas. Maintenant Past Lives sort partout dans le monde, y compris dans les salles françaises. Pourtant, je ne parle pas français, je n’ai jamais vécu ici. Mais je sens que les spectateurs vont aussi s’identifier, car au final, c’est avant tout une expérience humaine.
Est-ce que les gens viennent se confier à vous après les projections ?
Je suis sans doute la cinéaste qui en sait le plus sur les affaires de cœur, les amoureux d’enfance. Cela transcende la langue, on vient parfois juste me dire : « Maternelle, amour » (rires). Les spectateurs se sont réapproprié ce récit très personnel. Beaucoup me disent : « Je suis Nora. » On ne s’imagine pas cela à l’étape de création.
Le film se lit comme une histoire de migrations autant qu’une histoire sur la douleur du temps qui passe…
C’était l’idée. Nous voyageons tous, d’une certaine façon, à travers les époques. Tout le monde sait ce que cela signifie de ne plus avoir 12 ans, mais d’avoir toujours 12 ans en se retrouvant en présence d’une personne du passé. Il suffit d’une rencontre pour faire ressurgir cette fillette, pour revenir au statut de bébé. Les immigré(e)s, comme Nora ou moi, traversent le temps d’une manière différente. Ils comprendront aussi certaines subtilités du film. Ce qu’on ressent quand on parle une langue que son amoureux ne comprend pas, par exemple.
De quelle manière cette question de la langue, de ce qu’elle laisse transparaître des personnages, a impacté l’écriture ?
Mes acteurs parlent des langues différentes, donc leur lien est différent aussi. L’alchimie entre Hae Sung et Nora, et celle entre Nora et son mari Arthur, n’ont rien à voir. Quand Hae Sung rencontre Arthur pour la première fois, il lui parle en anglais et lui répond en coréen. Et ils font de leur mieux pour se comprendre. Ils essaient de communiquer, car ils représentent deux parts de cette femme. C’est logique, tous les deux tiennent à elle.
Est-ce que cette expérience vous fait appréhender votre propre parcours d’une autre manière ?
Bien que l’idée de départ vienne d’une expérience personnelle, l’objet artistique devient plus objectif au cours du processus de création. Je n’ai pas demandé à mes personnages de jouer des personnes réelles, mais ce qui se trouvait dans le scénario. Il y a l’étape de l’écriture, puis celle où vous tournez avec une centaine de personnes. Le film est ensuite vu partout dans le monde, même dans les avions. Cette objectivation me ramène à la subjectivité des débuts. En écoutant les spectateurs, je me souviens de mes émotions des débuts. Je me sens aussi moins seule, car je peux la partager avec les autres. À la fin des projections, les gens viennent me raconter leur histoire, tout comme je leur raconte la mienne.
Au fond, la question du film est « comment un lieu devient un chez soi ». Avez-vous résolu ce mystère au fil de vos voyages entre la Corée, le Canada et New York ?
Quand on peut être complètement soi-même. Cela peut-être lié à la ville, mais en général, ce sont les gens. Parce qu’on peut déménager, mais certaines personnes, qu’on soit sur Mars ou ailleurs, nous font sentir à la maison. Dans mon cas, c’est ma famille. C’est ce que raconte le film. Pour Nora, Hae Sung symbolise la Corée et Arthur, New York. Cela ne changera pas, même s’ils déménagent à Paris. D’une manière, ces endroits sont en nous.
Greta Lee a reçu une foule de nominations pour son rôle. Mais Teo Yoo, interprète de Hae Sung, est aussi incroyable. Pourquoi l’avez-vous choisi ?
Il faut reconnaître qu’il est très séduisant (rires). Son visage est comme Times Square. Il est si transparent, qu’on sait exactement ce qu’il ressent. Et puis, ce que j’aime tellement, c’est qu’il a le corps et le visage d’un homme de 40 ans. Mais quand il sourit, il a l’air d’avoir 8 ans, d’être un enfant. J’avais besoin de ce contraste.
Est ce que vous considérez Past Lives comme un film politique ?
Tout art est politique. Mais ma démarche était humaniste avant tout. Je n’avais pas de message à envoyer, je voulais surtout étudier et comprendre ces trois personnages. Et surtout montrer l’amour qui les relie.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans cette transition du théâtre au cinéma ?
L’histoire, les dialogues, les personnages, la direction d’acteurs… Tout cela, je sais très bien le faire, j’ai dix ans d’expérience dans le domaine. Par contre, c’était plus compliqué de gérer les aspects plus pratiques de la réalisation ainsi que les imprévus. Je dis toujours qu’il y a deux divas sur le plateau : la caméra et New York. Parfois, il se met à pleuvoir à l’improviste. Parfois, on n’arrive pas à avoir la lumière avant le coucher du soleil. À défaut d’avoir de l’expérience, j’ai pu compter sur une incroyable équipe. Là, je suis très excitée à l’idée d’enchaîner sur mon deuxième long-métrage dont j’ai achevé l’écriture. Mais il est trop tôt pour en parler.
Est-ce que le succès de ce premier film vous paraît parfois surréaliste ?
C’est incroyable. On ne fait pas de cinéma pour cela. Le film se déroule dans plusieurs pays et à différentes époques, mais cela reste un projet indépendant, et donc il fallait qu’il trouve son public. Je célèbre chaque succès. Et puis, je suis contente que ce genre de long-métrage, à la fois arty et grand public, attire encore. Que les gens achètent un ticket de cinéma, sans savoir à quoi s’attendre, mais prêts à s’ouvrir à l’expérience.
D’après Norine Naja pour Vanity Fair le 13/12/2023