Lion d’or à Venise, lauréat de deux Golden Globes, Pauvres créatures lorgne les Oscars avec l’enviable statut de challenger. Le cinéaste revient sur cette ascension commencée avec la guigne d’un Sisyphe et achevée, dix ans plus tard, sur les toits de l’Olympe hollywoodien.
Une communauté vivant à l’écart du monde, des docteurs mabouls, une approche candide de la sexualité… Le roman d’Alasdair Gray « Pauvres créatures » (Métailié, 2003) semble avoir été écrit pour vous. Quand l’avez-vous découvert ?
En 2011, je crois. Je suis tombé amoureux du personnage principal, Bella Baxter, et j’ai tout de suite eu envie d’en faire un film.
Je me suis rendu à Glasgow pour rencontrer Alasdair [l’écrivain écossais est mort en 2019]. Il m’a fait visiter le cimetière, qui joue un rôle central dans le livre, m’a montré ses fresques, ses dessins… Après avoir vu mes films, il a accepté de me céder les droits. Mais ce n’est qu’après le succès de La Favorite (2018), et avec le soutien d’Emma Stone, que j’ai réussi à en financer la production. Auparavant, personne n’était intéressé. Ce retournement est assez ironique, non ?
Vous avez vécu près de douze ans au Royaume-Uni. Ce film, qui emprunte aux mythes de Dracula, de Frankenstein et de Pygmalion, est-il le plus britannique de votre filmographie ?
Ces mythes sont des points de départ. Ils installent un sentiment de familiarité, dont le film s’écarte vite. C’est d’abord l’histoire d’une femme, que tous essaient de façonner, et qui leur échappe, en repartant de zéro. J’ai évacué les aspects les plus « écossais » du roman d’Alasdair, qui en avait fait une sorte d’allégorie décoloniale. Je me suis focalisé sur sa dimension universelle.
L’action se déroule à l’ère victorienne, qui vit fleurir, par réaction à l’idéologie puritaine, le roman fantastique, le dandysme… L’excentricité de votre cinéma est-elle, de même, une parade au moralisme ambiant ?
En un sens, oui. On peut lire le roman comme une expérience visant à observer la manière dont réagit la société face à des comportements prétendument immoraux. A mesure que notre époque se drape de moralité, mes films paraissent de plus en plus excentriques. Pourquoi le moralisme contemporain s’offusque-t-il autant de la sexualité et si peu, par exemple, de la violence ? Mes films creusent cette drôle de distinction.
Alasdair Gray avait réalisé les illustrations de son propre roman. Quelles furent vos sources d’inspiration visuelles ?
On s’est souvenu de ses dessins pour les cartes postales qu’envoie Bella. Le film a presque entièrement été filmé en studio, à Budapest. Il fallait créer un monde aussi spécial, visuellement, que Bella. On a pensé aux grands films de studio des années 1930 et 1940. Ceux de Michael Powell et Emeric Pressburger, ceux d’Hitchcock… Et vogue le navire… (1983), de Federico Fellini, et Dracula (1992), de Francis Ford Coppola, furent des influences importantes. On a cherché à allier effets spéciaux « à l’ancienne » et nouvelles technologies.
Quelle fut l’implication d’Emma Stone ?
On est devenus très bons amis sur le tournage de La Favorite. Je lui ai parlé de Pauvres créatures. Son enthousiasme, à la lecture du scénario, fut tel qu’elle s’est intéressée à la confection des décors, des costumes… Elle a tellement travaillé, y compris durant la pandémie, que je lui ai proposé d’être coproductrice. Son audace, sa présence, son instinct sont sans équivalents. Pas besoin de la convaincre, elle comprend les choses immédiatement.
Joue-t-elle dans votre prochain film, « Kinds of Kindness » ?
Oui, aux côtés de Willem Dafoe, Jesse Plemons et Margaret Qualley. Nous avons tourné en décors naturels, à La Nouvelle-Orléans. Rien à voir avec Pauvres créatures. Le défi, cette fois, est d’ordre narratif. Le film est divisé en trois segments, et chacun des sept acteurs joue trois personnages différents – un par histoire.
Vous venez de vous réinstaller à Athènes. Quel regard portez-vous sur votre pays, après douze ans d’exil ?
La distance qui m’en a séparé fait que j’apprécie avec plus d’acuité, peut-être, l’endroit où j’ai grandi. La Grèce traverse plutôt une bonne période, en matière de développement économique, de progrès. Mais il est délicat de généraliser : des milliers de réfugiés sont enfermés sur des îles, et le bien-être relatif d’une ville comme Athènes coexiste avec d’atroces poches de détresse.