Entretien avec Zoltan Mayer
Le choix de la Chine est donc apparu comme une évidence (suite…)
23 août 1987 (27 ans), Tallinn, Estonie
A quand remonte votre désir de devenir réalisateur ?
Au départ, je rêvais d’être acteur, et j’ai fait partie d’une troupe de théâtre durant toute ma scolarité. Mais à l’âge de quinze ans, j’ai reçu une caméra. J’ai alors tourné mon premier court-métrage. Cela parlait de l’Union Européenne, c’était un petit film très sarcastique, qui a beaucoup fait parler de lui dans la presse en Estonie. J’avais tout juste 16 ans, et j’ai su que j’avais trouvé ma voie : réaliser des films. J’ai réussi à entrer dans l’école de cinéma qui regroupe les étudiants de tous les pays Baltes, et qui est d’un très bon niveau. J’ai étudié la réalisation durant les quatre années que dure la scolarité, puis pour mon Master, j’ai étudié la mise en scène de théâtre. Je voulais être au plus proche des acteurs, mieux connaître leur langage.
Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser aux déportations d’Estoniens en Sibérie, du temps de Staline ?
D’abord, il y a eu beaucoup de sujets écrits autour de la commémoration de ces évènements, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’invasion soviétique, en 2011. D’autre part, (suite…)
15 ans séparent votre premier film, FAITES COMME SI JE N’ETAIS PAS LÀ et le deuxième, LES CHÂTEAUX DE SABLE. 15 ans, c’est très long !
Certes mais il y a une bonne raison à cela : mon premier film n’a pas eu un franc succès dans les salles. Il faut dire qu’avec un titre pareil, j’aurais dû m’attendre à en tirer les conséquences… J’ai tout de même persévéré en développant pas mal de projets sans parvenir à les financer jusqu’au bout. Parallèlement, j’ai continué à tourner des courts et moyens métrages mais aussi un documentaire sur la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, qui est un peu ma famille de cinéma puisque c’est là que j’ai débuté ma «carrière»… Mais sur le fond, je voulais revenir au cinéma et briser cette sorte de malédiction qui veut que mettre en scène un deuxième long-métrage est toujours plus compliqué que d’en faire un premier !
Et comment le sujet de celui-ci s’est-il imposé à vous ?
Après avoir écrit des projets sans doute un peu chers à financer, nous sommes revenus avec mon camarade scénariste Diastème à l’idée d’un sujet peut-être plus modeste mais pas moins profond, je l’espère. Je voulais que cette histoire sur la famille et le couple (suite…)
Il y a deux choses différentes : le travail journalistique sur les révélations, et le film lui-même. Je crois que le travail que j’ai fait avec Glenn Greenwald et d’autres sur les documents a changé la perception globale de ce que dont sont capables les agences de renseignement. Il a aussi changé le paysage du point de vue de ce que font les entreprises, qui proposent de plus en plus de services sécurisés. Pour elles, c’est une question de survie, il y a aussi des forces économiques en jeu.
Le film est différent : il parle de surveillance, mais quand on fait un film, (suite…)
Les manières classiques de contester s’intègrent dans les règles de l’Etat de droit : droit de grève, de manifestation, de pétition etc. Une façon nouvelle d’un mouvement singulier risque d’être intégrée dans le langage en cours et donc d’être assimilée sans qu’on en comprenne toute l’originalité. Michel Foucault a développé la nécessité de percevoir la rupture de ces mouvements singuliers. L’auteur, dans cette ligne, cherche à faire ressortir ce qu’ont de singuliers ceux qu’on appelle les « lanceurs d’alerte », car il veut démontrer qu’ils sont bien plus que cela. Ils figurent l’avènement d’un nouveau sujet politique. D’ailleurs, la violence extrême des Etats à leur égard révèle l’effet de déstabilisation qu’ils font redouter. Or, on leur doit une nouvelle manière de penser la politique qui s’avère nécessaire, précieuse voire inéluctable.
Snowden dénonce une fragilisation de la structure de l’Etat de droit et des libertés individuelles par une pratique secrète et illégale d’une surveillance de tout le monde, y compris hors frontière des USA. « Ma seule motivation est d’informer le public de ce qui se fait en son nom et contre lui. » L’Etat tend à abandonner sa capacité à se limiter lui-même pour respecter la notion de vie privée.
Les Etats démocratiques tendent à développer en leur sein une sphère non démocratique, non publique, non contrôlée, non contrôlable. Ce qui entraine des abus de pouvoir, de l’injustice, de la corruption. Wikileaks tend à renverser les choses : transparences des pouvoirs publiques et anonymat des dénonciateurs des atteintes à la démocratie. Il s’agit d’instaurer le contrôle des gouvernements par les citoyens.
Le fait que des connaissances ou informations réservée à une classe de privilégiés soient révélées au public déclenche une grande violence du pouvoir établi, probablement en raison de la blessure narcissique de ceux qui perdent ce privilège de classe, qui consiste à regarder les autres comme des ignorants. Mais il y a plus.
La question du terrorisme a conduit les Etats à créer de plus en plus du hors-droit et des dispositifs d’exception. À Guantanamo, on assiste à la création d’individu sans statut juridique, c’est-à-dire ni prisonniers, ni accusés, mais seulement en détention indéfinie, tant au sens temporel qu’à sa nature : en se soustrayant à la loi et au contrôle judiciaire. Ainsi, le souverain de l’Etat-nation se donne le pouvoir de se soustraire lui-même au droit en mettant des personnes hors protection juridique.
Snowden, Assange et Manning ne font pas que rappeler les Etats au respect de la loi. Ils ne font pas de la désobéissance civile qui suppose de rendre compte de son action dans l’Etat qu’il cherche à faire évoluer, quitte à aller en prison. Leur pratique est plus radicale encore.
La pratique de l’anonymat et de la fuite sont des moyens de se soustraire à la soumission à la justice de son pays ; pas seulement pour échapper aux sanctions.
Le sujet anonyme organise son invisibilité. Il réalise un dégagement de son action et de lui-même. Pour Wikileaks, il s’agit de permettre aux individus qui appartiennent à une institution d’agir politiquement contre cette institution en faisant sortir des informations de l’institution vers le public. Donc, cela sert à sortir de la logique sacrificielle celui qui dénonce les dérives de son institution, chose concevable lorsqu’on n’est pas responsable de cette dérive. Cette pratique restaure de la parole là où régnaient la censure et la raréfaction des sujets parlants. Les codes de négociation traditionnels sont institutionnalisés : ils limitent les possibilités de contestation et aussi les fuites à l’extérieur. De nombreuses institutions offrent une protection juridique aux lanceurs d’alerte à condition qu’ils s’expriment en interne. C’est une façon de tenter de restaurer un circuit traditionnel pour la protestation.
Mais l’anonymat permet en outre de cultiver une double position, en interne d’une part, en externe d’autre part, où il peut bénéficier d’une sorte de protection psychique en se dés-idendifiant de son institution et en retrouvant ainsi plus de lucidité, et plus de rétivité. C’est une technique de désassujettissement.
L’anonymat permet de ne pas nouer une relation non voulue. Il n’est pas nécessaire de trouver le compromis non conflictuel qui euphémiserait le conflit. Il s’agit de donner naissance à des luttes affranchies du regard d’autrui.
Avec Snowden, c’est la question de l’appartenance à sa communauté qui est remise en question. Il fuit à l’étranger et fait en sorte de ne pouvoir être extradé dans son pays. Ce qu’il remet en question de cette manière, c’est la violence de l’Etat qui le constitue citoyen de son pays, sans qu’il puisse le choisir et le mettant en devoir de rendre des comptes s’il dénonce des pratiques de cet Etat, même si ces pratiques sont illégales et contestables. En outre, cet Etat peut lui limiter ses possibilités de déplacement. Lorsqu’il était en transit à l’aéroport de Moscou, l’Etat américain a invalidé son passeport, montrant par-là, qu’il était maître de ses déplacements dans le monde.
De cette manière, se retrouve politisée le fait de pouvoir choisir ou pas le pays où l’on veut vivre, et son système juridico-politique. Habituellement, l’action politique s’articule autour des termes d’opposition, de résistance, de révolution. Là, il s’agit de notre inscription comme sujet de l’Etat qui est imposé. (Notons en passant que la plupart des entreprises transnationales échappent à cette assujettissement et à leurs devoirs de l’impôt. L’auteur n’aborde pas cet aspect de la question.)
Snowden refuse de se définir par rapport à son pays. Il n’est pas responsable des pratiques de la NSA et ne peut donc accepter d’être qualifié de « traître ». Il récuse sa nationalité et se reconnaît plutôt dans les communautés qu’il a pu choisir sur Internet.
Cette réflexion s’ouvre aussi sur les questions posées par les migrations. Ainsi se confrontent la liberté individuelle de choisir et le choix collectif de poser des conditions sur les devoirs et droits de l’individu. Ne devrait-on pas opter pour un modèle de l’Etat de type associatif qui laisserait place au choix de l’individu ?
Ce qui semble très important à l’auteur, c’est l’aspiration à se constituer autrement que l’Etat nous produit, c’est-à-dire à sortir de l’assujettissement juridico-politique non choisi. Snowden, Assange et Manning incarnent des contre-sujets destinés à enrayer l’assujettissement afin de reprendre un contrôle sur soi-même pour vivre des modes d’existence empêchés par le statut de sujet de droit. On mesure ainsi qu’il s’agit d’un style de vie politique qui met en cause les dispositifs régulant le fonctionnement ordinaire des démocraties contemporaines.
Cette dénationalisation des esprits est probablement largement due au développement d’Internet : « Internet m’a permis d’expérimenter la liberté et d’explorer pleinement mes facultés d’humain » dit Snowden.
Mais on pourrait ajouter à ces propos, qu’aujourd’hui la notion du politique se limite de moins en moins à ce qui est manifeste : une partie de plus en plus importante du pouvoir de décision sur la vie des sociétés se prépare dans des cercles restreints de façon anonyme (cf. à ce sujet l’excellent travail de Susan GEORGE « Les usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir » Ed. Seuil 2014) et transfrontalière, c’est-à-dire de façon non démocratique. JL Tourvieille
De Brice Cauvin – France – 2015 – 1h40mn
Avec Laurent Laffite, Agnès Jaoui, Benjamin Biolet, Nicolas Bedos…
Antoine vit avec Adar, mais il rêve d’Alexis… Louis est amoureux de Mathilde alors il va épouser Julie… Gérard, qui n’aime qu’Hélène, tombera t-il dans les bras d’Ariel ? Trois frères en pleine confusion… Comment, dès lors, retrouver un droit chemin ou… échapper à ses responsabilités ? C’est là tout l’Art de la Fugue… ( Adaptation du roman de Stephen McCauley).
Critique
A partir d’un roman très américain de Stephen McCauley, adapté avec l’aide d’Agnès Jaoui, Brice Cauvin tire un film choral très français où les personnages subissent ce qui leur arrive par paresse existentielle plus que par lâcheté. Un portrait de l’évitement érigé en art de vivre qui pourrait énerver mais qui finit par toucher. Dans le rôle du frère aîné qu’on se refile comme une patate chaude, Benjamin Biolay est le plus attachant des fugueurs.
C’est une chronique douce amère et néanmoins joyeuse. Un chassé-croisé de personnages – trois frères, leurs parents, leurs amis – aux liens encombrants et indéfectibles. Tous ont tout pour être heureux, ils le sont, mais ils ont si peur de s’engluer dans le bonheur qu’ils s’obstinent à le jouer à pile ou face, au risque de le perdre.
Le réalisateur procède par petites touches, par petites scènes, toutes délicieuses et rapides. On va d’un personnage à l’autre, complice, à chaque instant, des grandes hésitations de l’un, des mini-espoirs de l’autre et de l’extravagance de chacun.
Tous les personnages du film, même les plus petits, ressemblent à des notes de musique sur une partition : dérisoires mais indispensables. Par moments, ont se croirait chez Woody Allen… l’art de ciseler des répliques sans jamais se prendre au sérieux, où l’on effleure la gravité…
Enfin, on aime ce film, d’autant que Brice Cauvin semble maîtriser un don qui manque à bien de ses confrères en comédie : le charme.
Pierre Murat, Télérama
De Laura POITRAS – USA – 2015 – 1h54
Avec Glenn Greenwald, Kevin Bankston, Edward Snowden…
En janvier 2013, la documentariste américaine qui travaille sur la surveillance des communications de la NSA, reçoit un mail signé « Citizen Four ». « Citoyen » et « Four » allusion au 4ème amendement de la Constitution américaine censé protéger les citoyens contre les intrusions arbitraires dans leur vie privée. Ce mystérieux correspondant se dit en en possession de documents qui prouvent l’étendue de la collecte des données personnelles pratiquées dans le plus grand secret. Oscar 2015 du meilleur documentaire, Citizenfour réussit à capter un morceau d’histoire en train de s’écrire, celle des ressorts d’une machine à espionner devenue folle, et celle de l’homme de 30 ans à peine qui nous alerte.
Note de lecture à propos de Citizenfour sur L’art de la révolte
Laura Poitras, USA, 1h54, oscar du meilleur documentaire.
En janvier 2013, Edward Snowden n’est encore qu’un salarié de Booz Allen Hamilton, un sous-traitant de la NSA. Depuis Hawaï, où il travaille, il contacte la journaliste à Berlin, Laura Poitras, pour la première fois, de manière confidentielle et anonyme, en signant Citizen Four. Celle-ci, qui couvre les questions de surveillance de très longue date, avait déjà été interceptée près de 80 fois dans les aéroports par les autorités américaines qui lui ont saisi régulièrement son matériel informatique. À ce moment-là, dit-elle, « je viens de passer du temps avec Julian Assange et je suis sur le qui-vive. (…) « Je me sens plus en danger que sur une zone de guerre, où le risque est extérieur ; le monde du renseignement est plus pernicieux, il pénètre votre esprit, il touche à votre intimité la plus profonde. » « Juste après nos premiers échanges, j’achète un ordinateur payé en espèces et je change d’endroit à chaque fois que je communique avec Ed. » La confiance s’installe entre eux. En avril, Snowden lui dit qu’il va sortir de l’anonymat, mais refuse d’abord de la rencontrer en répétant qu’il ne veut pas être le centre du sujet, puis, le 1er juin 2013, il lui donne rendez-vous à Hongkong par mail : « Nous nous retrouverons lundi à 10 heures, à l’extérieur du restaurant de l’hôtel Mira. Je jouerai avec un Rubik’s Cube, vous me reconnaîtrez ». (suite…)
De Olivier Jahan- France 2015 – 1h42min
Avec Emma de Caunes, Yannick Renier, Jeanne Rosa
Éléonore, la trentaine, vient de perdre son père. Il lui a légué sa maison en Bretagne, dans les Côtes d’Armor. Elle est photographe, a connu un certain succès mais les affaires ne marchent plus comme avant. Il faut absolument qu’elle vende cette maison.
Elle s’y rend avec Samuel, son ancien compagnon dont elle s’est séparée il y a quelque temps, parce qu’elle ne se sent pas d’aller seule dans cette maison où elle n’est pas retournée depuis la mort de son père. Mais elle joue avec le feu – car elle sait bien que leur relation ne s’est pas franchement apaisée, même si elle a eu depuis quelques aventures et que Samuel vit à présent avec Laure. Claire Andrieux, l’agent immobilier, s’est occupée d’organiser des visites durant les deux jours où Éléonore et Samuel vont rester dans la maison.
C’est un drôle de week-end que ces trois-là s’apprêtent à passer. Un week-end surprenant, riche en surprises et en émotions, en tensions, souvenirs et engueulades, en moments mélancoliques et absurdes, dont Éléonore et Samuel sortiront forcément changés.
Critique
Du sable, des gréves, des marées hautes et basses, des ciels mouvants, une jolie maison en granit….. une certaine poésie à la fois âpre et douce, sauvage et tendre : voilà le décor du dernier film d’Olivier Jahan.
Eléonore a 30 ans, elle est photographe, elle se remet difficilement d’une séparation douloureuse et son père vient de mourir : elle décide de vendre la maison que celui-ci lui a légué en Bretagne. Elle convainc son ancien compagnon Samuel de l’accompagner. Un troisième personnage, Claire, trentenaire et célibataire, l’agent immobilier chargée de la vente de la maison va s’ajouter dans l’histoire.
Ni comédie, ni drame, l’histoire, plutôt ordinaire, est assez belle, calme ; elle n’est pas joyeuse ; elle parle de deuil, de souvenir, de mémoire, de non-dits. Elle parle aussi de désir, de complicité, entre Eléonore et son père, photographe lui aussi ; entre Eléonore et Samuel, toujours perceptible ; et entre Claire, ce drôle de personnage, et le couple (elle les pense toujours ensemble).
Pour faire vivre cette complicité et comprendre ce qui se joue, dans la tête de Samuel et Eléonore, fac à leur ancienne relation, les acteurs font face à la caméra, plantant leurs yeux dans ceux des spectateurs, racontant, expliquant, développant. Des flashbacks, bien placés font redécouvrir le passé des personnages. Une voix féminine, aussi, (dont on ne comprend que tard à qui elle appartient) hante le film, sait beaucoup, raconte ce qui n’a pas été dit. Enfin, des photographies, en noir et blanc, apparaissent en plein écran, comme des diaporamas, pour prolonger le dialogue entre les images et les acteurs : il y a un moment très joli, quand pour dire au revoir à la maison, Eléonore se photographie, dans toutes les pièces et notamment se prend au flash dans le miroir.
Sensible et avec un certain degré de légèreté, cette comédie douce-amère, interroge sur la perte, la transmission et le besoin de reconstruction.
De Zolyan Mayer – France – 2015 – 1h45
Avec Yolande Moreau, Qu Jung Jung, Ling Dong Fu…
Lorsqu’elle apprend que son fils Christophe est mort dans un accident en Chine où il avait construit une vie loin de ses parents, sa mère Liliane n’hésite pas une seconde. Face à la bureaucratie incapable de l’aider, elle décide d’aller elle-même récupérer le corps de son fils. Elle débarque ainsi dans un pays inconnu, dont elle ne maîtrise ni la langue ni les codes, pour y découvrir l’appartement de son fils, ses amis, sa vie. Emmitouflée dans un gros manteau rouge, avec une crinière grisâtre et une mine défraichie, Yolande Moreau occupe tout l’écran, modeste et digne, merveilleuse de fragilité. Elle porte sur ses épaules ce beau film sensible de Zoltan Mayer, qui réalise son premier film avec une maîtrise et une finesse remarquable.
Critique
Jing Liliane, la cinquantaine, apprend la mort accidentelle de son fils en Chine. Accablée par des imbroglios administratifs quasi kafkaïens pour faire revenir le corps de Christophe, Liliane décide brusquement de partir en Chine pour affronter la situation. Elle refuse que son mari l’accompagne : « Je dois y aller seule, tu n’as jamais rien fait pour ton fils, il n’y a pas de raison de changer ». Plongée dans cette culture si lointaine, ce voyage marqué par le deuil devient un véritable voyage initiatique.
Remarqué pour ses travaux de photographe et ayant participé à des courts métrages et documentaires, le franco-hongrois Zaltan Mayer vient de réaliser son premier long métrage, « Voyage en Chine ». Attiré depuis longtemps par les cultures orientales, il décide lors d’un voyage en Chine d’entreprendre un film dont l’action se situerait dans ce pays – et plus précisément dans le Sichuan, situé dans le Sud-Ouest. Le cinéaste et scénariste reconnait que d’emblée il a pensé à Yolande Moreau pour incarner l’héroïne : « Sa présence m’a accompagné tout au long de l’écriture, avant même d’avoir eu son accord. » Et d’ajouter : « Et le film ne se serait pas fait si elle avait dit non ».
Un long périple commence. Le cinéaste nous invite à y prendre part à travers le pas décidé, mais aussi le regard hagard et parfois inquiet d’une Liliane à la crinière blonde et grise, emmitouflée dans un grand manteau rouge. À tout moment notre héroïne doit faire face aux difficultés d’une voyageuse peu expérimentée, obligée de baragouiner un anglais rudimentaire et d’écarquiller ses beaux yeux bleus pour appeler à l’aide. Pas évident en effet de se repérer dans un Shanghaï démesuré et de trouver la destination de Langzong, grande vieille ville traditionnelle du Sichuan où a vécu son fils.
Zaltan Mayer nous offre avec Voyage en Chine un film sans prétention, sensible, souvent grave mais également drôle. Il nous fait également partager avec tact et élégance une certaine quête spirituelle. Le cinéaste pose un regard juste sur le vrai sens du voyage et l’apport de la rencontre de l’autre. « Voyage en Chine » ne dérape jamais dans le pittoresque ni dans l’exotisme de pacotille. Zaltan Mayer a ainsi fait le choix d’une réalisation minimaliste qui privilégie les cadrages soignés et un superbe travail sur le flou. Un minimalisme renforcé par la musique de Steve Shehan qui fait écho à la sensibilité du film. Zaltan Mayer nous propose aussi de beaux portraits de personnages féminins. Certes le film repose avant tout sur les épaules de Yolande Moreau. La comédienne déploie ici toutes les nuances de sa sensibilité frémissante et de sa drôlerie bien personnelle comme elle le fit notamment dans « Séraphine » (2008) et « Quand la mer monte » (2004). Mais Yolande Moreau forme aussi un magnifique duo avec la belle et lumineuse actrice chinoise Qu Jing Jing qui joue Danje, l’amie de son fils. Beau duo également que celui qu’elle crée avec la comédienne Ling Dong Fu, qui campe sa facétieuse logeuse, une sorte de double chinois. On sort de ce « Voyage en Chine » le cœur léger et l’esprit zen. En somme, un film tout simple, qui n’est que douceur et tendresse.
De Martti Helde – Estonie – 2015 – 1h27
Avec Laura Peterson, Mirt Preegel, Ingrid Isotamm…
Le 14 juin 1941, les familles estoniennes sont chassées de leurs foyers, sur ordre de Staline. Erna, une jeune mère de famille, est envoyée en Sibérie avec sa petite fille, loin de son mari. Durant 15 ans, elle lui écrira pour lui raconter la peur, la faim, la solitude, sans jamais perdre l’espoir de le retrouver. « Crosswind » met en scène ses lettres d’une façon inédite.
Pour évoquer l’une des heures les plus noires de l’histoire de son pays, l’Estonien Martti Helde a fait un pari esthétique passionnant, radical : noir et blanc et suite presque ininterrompue de tableaux vivants, chorégraphies immobiles de la souffrance…
Une flamboyante évocation de la folie humaine. Une révélation.
Scène de déportation, en 1941, dans l’Estonie sous occupation soviétique. Gardés par des soldats russes, des camions déversent les prisonniers. Des fusils tendus, des corps qui chancellent, des enfants emmitouflés à la hâte, des regards hantés. Peu à peu, l’image révèle une foule immense, une procession d’étreintes et d’adieux, poussée vers la gueule béante de wagons à bestiaux. Tourmente, chaos. Pourtant, personne ne bouge. A peine un battement de cils, un frémissement d’étoffe. Seule la caméra se déplace, glisse au milieu de ces statues humaines, comme victimes d’un sortilège. Pour évoquer l’une des heures les plus noires de l’histoire de son pays, l’Estonien Martti Helde a fait un pari esthétique passionnant, radical : noir et blanc et suite presque ininterrompue de tableaux vivants, chorégraphies immobiles de la souffrance…
L’événement dont le film est l’étrange mémorial est l’épuration ethnique des pays baltes. Le 14 juin 1941, sur ordre de Staline, dix mille Estoniens furent arrachés à leurs foyers, à leurs proches, à leur pays, et condamnés aux travaux forcés en Sibérie. Plus de la moitié de ces prisonniers ne revinrent jamais. Parmi eux, on suit Erna (Laura Peterson), une jeune mère envoyée avec sa fillette en pleine forêt aux alentours de Novossibirsk. Elle écrit à son mari, disparu dans un autre camp. Ces lettres servent de fil rouge au récit : mots simples, limpides, d’une humanité poignante, qui disent la faim, la maladie, la perte, le manque de tout. Les détails gris et noirs d’un enfer quotidien.
Ce que cherche — et trouve — le cinéaste, avec son dispositif singulier, c’est une approche radicalement différente de la tragédie historique, un peu comme lorsque Peter Watkins se réappropriait les événements de la Commune de Paris. Ni documentaire, ni reconstitution romanesque, CROSSWIND travaille la matière même de la mémoire. Les victimes, immobilisées, semblent littéralement figées dans le temps. Sidérées. Prisonnières de ce viol psychique si souvent évoqué par les rescapés de tous les camps. Contempler ces fresques humaines, en relief et en profondeur, c’est entrer, de manière presque fantastique, dans une photographie d’époque. Et réfléchir à notre propre rapport aux archives, aux témoignages. Entre empathie et distance. Entre l’Histoire et notre imaginaire.
En excluant tout autre mouvement que celui de la caméra, le film force notre regard. Il nous détourne de notre routine de spectateurs, nous emmène droit dans le décor, parce que ce théâtre humain et géographique prime sur tout le reste. L’approche, volontairement déstabilisante, détonne jusque dans sa splendeur incongrue, insolente, avec ces images brillantes, très contrastées, qui rendent les corps presque palpables. La puissance d’évocation de ce premier long métrage est incroyable : la scène magnifique où, en Sibérie, un groupe de femmes trime dans un champ boueux ressemble au négatif parfait d’une affiche de propagande soviétique. Avec Martti Helde, la beauté redevient essentielle.
Cécile Mury, TELERAMA