FELICITÉ
Réalisation Alain Gomis
France Belgique Senegal
Avec Veronique Beya Mputu, Papi Mpaka, Gaetan Claudia
Durée : 2h03
Dans la fureur de Kinshasa, capitale aux douze millions d’habitants de la République démocratique du Congo, le réalisateur Alain Gomis fait surgir une héroïne qui a, comme lui, le goût du défi. Solitaire et fière, Félicité brave les regards et entre en scène. Dans le bar où elle est chanteuse, la vie tangue entre alcool, embrouilles et désirs. Soudain, sa voix s’élève, galvanise les énergies et fait naître une harmonie. La nuit incertaine bascule du côté de la beauté. Cette séquence d’ouverture, qui dure plus de sept minutes, est un tour de force de cinéma. De la force, il en faut, à Kinshasa : le lendemain, Félicité est à l’hôpital devant le corps ensanglanté de son fils qui a eu un accident de moto.
Cette fiction s’élance dans l’urgence, jusqu’à donner un sentiment de réalisme documentaire. Mais une tonalité différente y résonne bientôt : dans une nuit qui est sans doute celle de ses rêves, Félicité marche vers une autre dimension de la vie, mystérieuse et apaisante. Comme s’il voulait vivifier le cinéma africain, rare et généralement fragile, le Franco-Sénégalais Alain Gomis déploie tous les possibles. Il filme le combat pour la survie et l’élévation spirituelle, le trivial et le sacré, il fait vibrer la musique du groupe Kasaï Allstars, qui mélange tradition et électro, et celle d’Arvo Pärt, jouée par l’Orchestre symphonique de Kinshasa. L’ambition est de remuer ciel et terre. Félicité se jette dans la bataille pour sauver son fils menacé d’amputation, elle prend des coups pour trouver de l’argent et repart à l’attaque. Et puis, elle s’effondre. Elle qui faisait face, s’efface…
Le film trouve alors une autre manière encore de nous faire ressentir le quotidien de Kinshasa. L’énergie laisse place à l’épuisement et l’égarement dans cette ville de violences, où l’argent, qui n’est nulle part, est réclamé tout le temps et ne sauve rien. Le gouffre de l’absurde s’ouvre, mais Félicité en ressort moins affaiblie qu’adoucie. En baissant la garde, la guerrière apprend le pouvoir de l’abandon, qui lui permet d’accepter sa fragilité et d’être, simplement, humaine.
La joie renaît toujours. Ce message d’espoir, Alain Gomis est allé le chercher au coeur d’un chaos dont il recompose l’étrangeté avec une audace incroyable. Il est prêt à perdre en route son héroïne et, tout aussi bien, à déboussoler le spectateur. Ce film parfois énigmatique, où le chant et la musique comptent autant que les dialogues, invente son langage de cinéma. Il cultive la fluidité et laisse filer ses personnages, pour mieux fusionner avec eux. Le courage du fils accidenté, mutique, apparaît comme une sorte de lumière. De même, l’amour du séducteur de bar qui emballe toutes les femmes mais ne veut faire le bonheur que de Félicité. De ces vies ordinaires, un sentiment de grandeur s’élève : par-delà la matérialité, la pauvreté, la beauté de l’âme rayonne. Par-delà les épreuves résiste une flamme secrète. Interprétée par l’étonnante Véro Tshanda Beya, Félicité devient un personnage transcendant, d’une intériorité et d’une richesse magnifiques. — Frédéric Strauss (Télérama)