Jean-Stéphane Bron

Né le 25 août 1969 à Lausanne

Suisse

Documentariste

Le Génie Helvétique, Cleveland contre Wall Street, L’Expérience Blocher, L’ Opéra

 

Toute La Culture a rencontré le réalisateur suisse Jean-Stéphane Bron pour qu’il nous parle de la coulisse de ce film sur les rouages de la grande machine à rêve et à musique de la place de la Bastille.

Vous, vous aimez l’opéra? Enfant, vous alliez à l’opéra petit ?
Je connaissais rien du tout. Je n’avais jamais même mis les pieds à l’opéra de ma vie.

Du coup le premier que vous avez vu, c’était…
Moïse et Aaron. J’ai suivi toutes les répétitions depuis le début. Donc petit à petit, j’étais dans la musique, depuis vraiment la construction en fait, j’ai pu rentrer dans le Moïse et Aaron de façon assez privilégiée, j’allais à toutes les répétitions…

Et alors comment est-ce qu’on passe de Blocher à l’opéra ? Comment est-ce qu’on passe de suivre un homme politique controversé à une grande machine comme ça ?
C’est un peu une réponse en fait, il y a un fil assez ténu mais bien réel. Je suis passé de ce face-à-face compliqué à gérer et qui m’a laissé assez sombre et pessimiste sur l’avenir de la démocratie, sur un moment de la démocratie. Je ne voulais pas me laisser gagner par ce pari sur le pire, ce qui va pas se produire, l’Europe qui va se détruire. Donc je me disais qu’il faut chercher un collectif de travail dans l’idée qu’il y avait un vivre-ensemble possible

Mais l’opéra et ce qu’il représente dans le budget du Ministère de la culture, est souvent sujet à controverses…
En effet, j’avais les mêmes a priori au départ. Et justement, je ne voulais pas faire un film sur l’opéra mais sur les rouages d’une société à laquelle je ne connaissais rien.

L’Opéra et Blocher,c’est la même volonté d’aller voir vraiment les rouages d’une sorte de magie ou de fascination ? 
Pour Blocher, je l’ai appelé « l’Expérience Blocher », parce que je me suis dit, j’ai vraiment fait l’expérience sur moi-même quoi. C’est presque un laboratoire. Il  y avait une forme d’attraction à laquelle il est difficile de résister ou  à contrer de façon rationnelle pour essayer d’opposer une forme de raison à quelque chose qui est une machine de séduction, qui est aussi du cinéma. Le cinéma, c’est aussi une machine à créer de l’empathie, malgré tout. En fait, on passe du temps avec quelqu’un d’autre que soi, auquel on s’identifie, même si c’est le mal. On arrive très bien à comprendre le mal. À partir du moment où essaie de le penser, on est sur l’intellectuel, c’est surtout quelque chose d’universitaire. Le problème, c’est que le mal, il est dans le langage même. Chez un populiste, il y a une sorte d’aura difficile à dénoncer, pourtant c’est ce que j’essaie de faire, de façon raisonnable. Il y avait une sorte de machine qui allait presque contre le film dont moi j’étais parfaitement conscient, qui est l’attraction en fait. On a peu l’habitude d’investir des lieux de pouvoir, pour les filmer et faire de la sociologie du pouvoir. Encore plus le pouvoir culturel. Et c’est ça qui m’intéressait. Je n’aurais pas fait le film si Stéphane Lissner m’avait fermé la porte de son bureau. Ça ne m’intéressait pas du tout de filmer des artistes, un chapelet d’artistes qui allaient défiler pendant toute cette saison, aussi intéressants soient-ils. L’opéra, c’est peut-être là par excellence qu’est l’art de l’artifice, moi ça m’intéressait aussi pour ça, pour le documentaire, de me dire, c’est l’art qui assume complètement son artificialité. Même au théâtre, on parle normalement, même si on peut déclamer plus ou moins. Dans l’opéra il y a quand même ce truc en plus qui fait qu’on raconte une histoire en chantant, et où les corps peuvent être complètement décalés du personnage.

Et filmer la Bastille après le Garnier de Wiseman ?
Wiseman a fait ce film que je trouve admirable. Garnier était vraiment filmé et c’est comme si un lieu avait été épuisé. Mais Bastille, c’est un lieu qui semble pas très beau, à la réputation d’infilmable. Du coup, je trouvais que c’était un lieu assez intéressant…à filmer. Puis je trouve que, symboliquement, c’est la modernité pour l’opéra. C’est l’opéra qui célèbre la Révolution. Il y a des archives d’ailleurs incroyables. Je savais que je faisais un film sur les classes sociales.

Comment vous avez choisi vos personnages ?
Je les ai presque tous choisis avant, à part que j’ignorais tout : je connaissais pas les chanteurs, enfin, je pouvais pas me dire « Tiens, il y aura Untel ou Untel » mais tous les personnages, je les ai choisis avant. C’est un peu romanesque, d’essayer d’avoir toutes les couches de cette société. Tout ça, c’est un travail de recherche.

Comment avez-vous filmé des gens qui vont au bout d’eux-même ?
Je voulais que le film fonctionne dans une sorte d’urgence aussi qui disait aussi « le rideau qui doit se lever». Je voulais filmer des corps d’abord, c’est un truc très physique. On est toujours très proche des corps en mouvement, de l’action, même y compris quand les gens sont au téléphone et bougent pas, sont assis, la caméra essaie de trouver toujours un investissement qui soit physique pour que nous aussi nous soyons très engagés quand nous filmons.C’est une manière de voir, je ne sais pas si j’ai filmé la réalité de l’opéra. Je ne sais pas d’ailleurs si la réalité m’intéresse vraiment. C’est toujours un point de départ mais pour aller vers autre chose.

C’était difficile d’allier le fond et la forme dans un film sur l’opéra ?
C’était vraiment un parti pris de départ de se dire « on est très court, très dense », en même temps, « il ne faut pas perdre les personnages, il ne faut pas être dans l’anecdote,il faut respecter la phrase musicale ». L’opéra, c’est aussi, dans ce que j’en avais compris et qui intéresse le cinéma, fait de ruptures, d’effets de montage. Il procède par des noirs, on passe du noir à la lumière avec des effets de sidération… Il y a la coulisse aussi qui permet le hors-champ, on peut raconter hors-champ, on peut dire des choses.. La seule chose qu’il ‘y a pas, c’est le gros plan, mais il y a beaucoup de choses qui vont se rapprocher entre l’opéra et le cinéma, même de manière plus anecdotique. La star hollywoodienne, elle est calquée sur la diva et quand on a compris comment est-ce qu’une diva ça marchait, on sait fabriquer une star. j’ai essayé de me dire « il faut que le film lui-même devienne un peu opéra ». Chaque personnage a presque sa musique, son moment musical, sa ligne musicale qui revient et qui est comme un thème, pour nous permettre de rentrer un peu dans son intimité.

Et le film fonctionne très bien, même si l’on ne sait pas qui sont les « stars » de l’opéra présentes dans le film, comme Olga Peretyatko ou Bryn Terfel…
C’était le pari, qu’on puisse comprendre tout… les enjeux, tu vois, qu’on soit aux côtés des gens et qu’on ne soit surtout pas impressionné par des noms… Qu’il n’y ait rien, rien qui puisse nous… C’est valable pour les spectacles, j’ai toujours essayé de… Même si vous regardez attentivement, il n’y a pas un spectacle qui n’est pas vu par un personnage, qui le regarde en fait. Moïse et Aaron est vu par l’éleveur de taureaux, qui traduit un peu à chaque fois le même étonnement, quoi, ou la même fascination, ou le même… une sorte d’incrédulité de voir ce spectacle extraordinaire. Donc, Peretyatko,  elle est vue dans les yeux de son habilleuse, qui regarde les petits danseurs …

Et l’habilleuse « filme » d’ailleurs la diva…
Parce qu’elle lui demande de la filmer, ce qui est une sorte d’acte très banal en fait aujourd’hui mais il y a une sorte de violence dans ce geste : « Filme-moi pendant le salut. »  Il n’y a aucune intention malveillante de sa part mais on le ressent comme cela… Et le film est un peu construit en tableaux, avec cette idée d’articuler le rapport entre la scène et la coulisse…

Il y a d’ailleurs une seule coulisse extérieure ?
C’est vrai, il n’y a que le moment où on va chercher le taureau pour Moses et Aaron. Sur le traitement en fait, j’avais lu une phrase de James Gray. Il disait : « J’essaie de traiter chacun comme dans les opéras du XIXe », chacun a son petit rôle et les rôles sont ouverts… Avec L’Opéra, je raconte un peu de la démocratie en action. Il y un temps démocratique presque hors du monde, mais qui n’empêche pas les inégalités, les conflits sociaux, les revendications, les crises, les tensions… C’est ça aussi qui m’a intéressé dans l’opéra, c’est que par rapport à ce temps d’élection où les gens se disent « La politique, tout ça, ça nous intéresse pas… », c’est intéressant de voir des gens qui se sentent faire partie d’une société. La passion que l’opéra suscite, je trouve que c’est comme une démocratie qui fonctionne. On s’y intéresse. Si on n’est pas d’accord, au moins, on participe, on donne son avis, on écrit une lettre au directeur et j’y vois une sorte de démocratie complètement réchauffée, en ébullition et ça, c’est réjouissant.

Comment les événements extérieurs comme le 13 novembre ou les tensions sociales entrent-ils dans le film?
Ah ! il y a les grèves, surtout. C’est vrai que c’est une tour d’ivoire, avec des gens qui sont centrés sur ce qu’ils font, sur leur travail, sur ce qu’ils doivent faire, sur ce qu’ils doivent produire. Mais quand on discute du prix du billet, c’est une séquence qui précède les grandes manifestations El Khomri sur la loi Travail. Le film pose aussi certaines questions : comment on s’intègre à cette société, avec les petits violons, avec de l’argent privé qui permet à cette classe d’intégrer la « République-Opéra ».

Et le prochain film?
Sera sur l’intelligence artificielle. Il y a trois grandes forces dans l’Histoire : l’économique, le biologique, le politique. Et il y a une nouvelle force qui arrive, qui est la science et qui modifie profondément les trois autres forces, qui dicte aussi des règles, ses propres règles… on ne se décide pas sur des grands changements, sur notre corps… Ce changement-là est à l’image de l’intelligence artificielle et le cerveau est une métaphore…

Yaël Hirsch   7  avril 2017

 

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