Entretien avec Flavien Berger, compositeur de « Tout le monde aime Jeanne »
Autodidacte, Flavien Berger a commencé la musique en expérimentant sur des synthétiseurs et en enregistrant des sons autour de lui. Il développe rapidement un univers inclassable, empruntant aussi bien à la pop qu’aux musiques électroniques. Sur ces compositions, qui oscillent entre rêveries planantes et énergie noctambule, il écrit, en français, des mots imagés lorgnant vers la poésie. Son premier disque, Léviathan est sorti en 2015 et depuis, il multiplie les collaborations avec, entre autres, Etienne Daho ou encore Rone. Son travail avec Céline Devaux remonte à ses premiers pas en tant que musicien.
Il travaille avec la réalisatrice, elle-même en début de parcours, dès son film de fin d’étude : Vie et mort de l’Illustre Grigori Efimovitch Raspoutine (2013). Ils se retrouvent désormais à chaque film et Flavien Berger a ainsi signé la musique des courts métrages : Repas Dominical (2015) et Gros Chagrin (2017). Si entre temps Flavien Berger travaille toujours sur sa propre musique (le très bel album Contre-Temps, sorti en 2018), il a aussi continué la composition à l’image. Cette année, il a participé à la performance qu’était Jour de gloire, une fiction jouée en direct et diffusée sur Arte le soir de l’élection présidentielle.
Le premier long-métrage de Céline Devaux, Tout le monde aime Jeanne, est l’occasion d’approfondir leur collaboration. Le film est une grande réussite, extrêmement drôle, tout en étant particulièrement touchant. La musique de Flavien Berger accompagne ces différentes sensations en proposant un thème généreux, des nappes légères et plusieurs bruitages autour des séquences animées. Même l’acmé du film est musical en invitant les personnages à devenir les spectateurs d’une chorale inoubliable. Discussion avec Flavien Berger autour de sa partition délicate et de sa relation unique avec Céline Devaux.
Comment avez-vous commencé à travailler avec Céline ?
Nous nous sommes rencontrés grâce à des amis communs. Céline était en école d’animation et moi j’étudiais la création industrielle. Je commençais à me dépatouiller avec mes premiers petits projets musicaux. J’avais fait deux ou trois choses qui traînaient sur les clés USB de certains de mes amis. Céline est l’une des premières à être venue me voir en disant : “J’aime bien ta musique, est-ce que tu pourrais en faire pour mes images ?”. Tout à coup, je me suis vu musicien dans ses yeux. Ça a été un super terrain de jeu, puis c’est devenu un rendez-vous fidèle : à chaque fois qu’elle démarre un projet, j’interviens musicalement. C’est drôle, car notre travail a évolué avec nos pratiques respectives. Au début, je faisais plutôt du bricolage, un assemblage de sons enregistrés avec des instruments approximatifs … Avec le temps qui passe, nos capacités de productions se sont développées, mais aussi nos exigences et nos outils, jusqu’à aboutir à cette musique pour un premier long-métrage.
Décririez-vous votre collaboration comme un dialogue artistique sans interruption ou est-ce que vous arrivez à des moments précis à chaque projet ?
Il y a des bulles de création où nous nous retrouvons et il y a des moments où c’est plus silencieux, en tout cas on ne dialogue pas quotidiennement. Pour Tout le monde aime Jeanne, j’ai constaté une grande différence dans la capacité de Céline à mener le projet de front. Je n’avais jamais vu d’aussi près le travail mis en œuvre, la confiance nécessaire et cette foi qu’il faut, lorsque l’on fait un film. La production d’un long-métrage est bien plus prenante que celle d’un court et j’ai assisté à l’émancipation de ma collaboratrice mais aussi de mon amie que je connais depuis 10 ans. Tout cela m’a à la fois rassuré, impressionné, intrigué mais surtout motivé. En voyant cette énergie déployée, ça m’a donné envie de me dépasser.
Comment travaillez-vous ensemble ? Sur quoi se basent vos échanges ?
Avec Céline, c’est génial, car elle me propose toujours ce que j’appelle une « carte blanche calibrée ». Elle est très précise et sait exactement ce qu’elle veut sur certaines choses. Je dirais qu’elle a un sentiment sonore très développé. Elle se souvient de détails, me parle de sons qui apparaissent dans certains endroits ou à certains moments dans la vie … Ensuite elle a une confiance totale dans la matière sonore qui va être générée. La musique produite est d’abord celle de la sensation que je me fais du film au moment où elle m’en parle. D’ailleurs, j’ai lu le scénario final très tard, alors que j’avais déjà beaucoup composé.
Auriez-vous un exemple précis de discussions que vous avez eues sur des sons ?
Elle m’a parlé d’une ville touristique qui se réveille. Qu’est-ce qu’on entend entre 7h et 8h, à Lisbonne, en août.
Et comment travaillez-vous à partir de ces indications ?
Je vais enregistrer sur place de la matière existante, faire ce qu’on appelle du “field recordings”. Après, c’est du fantasme, nous inventons d’autres choses. Au-delà de la ville qui se réveille, on imagine une déambulation : on va rentrer dans un magasin et utiliser le son d’un carillon que l’on entend lorsqu’on ouvre la porte. Ensuite, nous avons enregistré les discussions des touristes pour avoir un mélange de plusieurs langues. Céline est aussi très attachée aux bruits de sirènes de police et d’ambulance, j’ai donc beaucoup travaillé sur les sons de voitures.
Est-ce que cette recherche de sons et d’ambiances est pour vous la première étape du travail, avant même de composer la musique ?
Non, la première étape n’est jamais la même, je n’ai pas d’ordre prédéfini. Quand j’ai fait les « fields recordings » à Lisbonne j’avais déjà composé de la musique. Je me souviens que le premier thème est arrivé en mai 2020. C’est celui de Jeanne, que j’avais en tête très tôt. Pour ce thème, je voulais une guitare un peu déglinguée, qui reflète l’énergie du personnage de Jeanne/Blanche Gardin. Je voulais aussi qu’il y ait tout un marasme musical. Une matière un peu tombante et synthétique afin de manifester la dépression de l’héroïne, car c’est une comédie sur ce sujet ! Je l’ai traitée comme un personnage à part entière. Il me paraissait justifié de la mettre en musique car elle est bien là, sans qu’on ne la voit, ni ne l’entende. Je voulais lui donner de la chair musicale.
Est-ce que vous considérez que tout ce que vous faites doit être original ou vous permettez-vous de réutiliser des musiques déjà enregistrées auparavant ?
Non, par exemple j’avais écrit le morceau du générique avant de commencer. Je n’avais pas réussi à le placer dans mon album et je l’ai mis à disposition de Céline avec qui nous avons réécrit les paroles en portugais. Comme je suis toujours sur différents projets, il m’arrive de ne pas trop savoir à quoi va correspondre ce que je fais au sortir d’une session de travail. Mais tout finit par trouver sa place. C’est donc parfois très « adressé » et, d’autres fois, c’est un peu inconscient, latent.
Comment avez-vous travaillé la scène de la chorale dans le film ?
C’est un fantasme que nous avions tous les deux avec Céline. Il y a dans le film ce moment musical avec des enfants qui chantent. Tout le processus a été extraordinaire avec ce chœur d’enfants lusophones. Il a fallu trouver quelque chose qui corresponde à leur envergure vocale, puis qui ait du sens pour un chœur en déterminant le nombre de voix qui allaient chanter les différentes parties. Enfin, il a fallu retranscrire ce travail avec un arrangeur avant que la cheffe de chœur le fasse répéter à Lisbonne. Il y a beaucoup d’étapes qui m’ont impressionné car j’avais déjà composé avec des instruments et ma propre voix, mais jamais avec celles des autres ! J’avais comme un rendez-vous avec le solfège, que je ne pratique pas. Tout ça m’a fait pousser quelques cheveux blancs car j’avais peur de ne pas y arriver, mais c’était hautement libérateur et gratifiant. Finalement, nous sommes très heureux du résultat.
J’imagine que cette expérience vous a permis d’être sur le tournage, ce qui est assez inhabituel pour un compositeur.
De toute façon, la position que me donne Céline est très inhabituelle. Elle me met très en avant, par exemple à Cannes, j’étais sur scène lors de la présentation du film à la Semaine de la Critique ! Ça n’arrive jamais de faire venir le musicien sur scène. En fait, je pense que je suis son plus vieil ami sur le tournage. Je ne peux pas dire que j’écris le film mais je pense que je suis un des premiers collaborateurs de Céline. Ma musique l’accompagne lors de l’écriture et de l’animation, il y a d’ailleurs des morceaux qui ne seront pas forcément dans le film. Je pense que je suis comme un allié, et être présent sur le tournage, c’est important notamment pour superviser ce chœur mais aussi simplement pour être là, à ses côtés.
Est-ce que vous avez été influencé dans votre écriture par le fait que le film se passe au Portugal ?
Certainement, mais je ne sais pas où situer ça exactement, étant donné que je ne suis pas expert en musique portugaise. J’ai essayé de ne pas être exotisant, et d’éviter de pasticher une musique pour rappeler que le film se passait à Lisbonne. Les guitares charango que j’ai utilisées sont les seules choses qui peuvent être voisines de la musique portugaise. Elles rappellent les mandolines et les guitares de fado alors que c’est une façon de jouer qui vient d’Amérique du Sud. Je n’étais donc pas dans le folklore mais plutôt dans un univers commun d’une musique qu’on pourrait qualifier de “portuaire”.
Au sujet de la chorale d’enfants, Céline tenait à ce que ce soit en français. De mon côté, c’était plus simple, il n’y avait pas besoin de traduire les paroles. Le résultat est intéressant car on entend ces petits enfants avec leurs accents, qui chantent en français. Ça m’intéressait, non pas comme empreinte d’un éventuel soft power (ndlr : pouvoir d’influence culturelle d’un pays sur un autre), mais pour la fragilité créée dans le texte et son interprétation.
Un décalage se crée, comme celui que les spectateurs peuvent ressentir en découvrant la scène. Lorsque des parents vont à un spectacle de fin d’année, on ne s’attend pas du tout à entendre ce type de chant. Il y a quelque chose d’irréaliste qui provoque une bulle dans le film.
Oui exactement, c’est l’écrin du dénouement. Nous sommes vers la fin du film et il y a comme un happy end de la comédie romantique où le spectateur est un peu rassuré. Il y a bien ce côté irréel.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’effet pitch bend (ndlr: un glissement en continu d’une note à une autre) ? C’est quelque chose de très présent dans les morceaux du film, mais aussi, plus généralement, dans votre musique.
Le pitch bend ou le portamento est quelque chose que je fais naturellement à la voix. C’est drôle car il y en a qui intervient naturellement dans le film. C’est le moment où Jeanne/Blanche Gardin va faire une crise d’angoisse et s’évanouit. Il y a un son qui fait *Pfiouuuuuuu* Ce n’est pas moi, mais un cri de poisson issu d’un enregistrement dans l’aquarium de Lisbonne ! Mais oui, cet effet-là est une écriture musicale un peu inconsciente, je ne sais pas d’où elle vient.
Il y a quelque chose de l’ordre de l’anti-solfège, en tout cas c’est assez inhabituel d’en voir sur une partition de musique.
En effet, je l’utilise souvent pour casser la litanie car cela provoque ce que j’appelle une “sortie de route”. C’est le moment où l’on pense prévoir le rythme du morceau et le fait d’allonger la note et de la déformer, cela permet à l’auditeur d’être réinvesti dans la chanson.
Pour vous quel est le rôle de la musique que tu as réalisée pour le film ?
J’ai du mal à prendre du recul. J’ai beaucoup été inspiré par ce personnage omniscient du petit fantôme dans la tête de Jeanne qui apparaît lors des séquences animées. Ses interventions permettent l’inclusion de beaucoup de musique et, quand il n’est pas là, c’est comme si cette omniscience continuait à parler grâce à la musique qui est comme son jumeau. Elle nous guide et nous fait rentrer ou sortir des scènes sans pour autant être de la matière transitionelle. Je n’ai pas d’idée plus précise sur le rôle exact de la musique mais c’est de cette manière que j’ai travaillé.
Je dois aussi dire que j’étais énormément guidé par Céline. Je serais prêt à parier que si elle continue ce métier, dans plusieurs dizaines d’années, elle composera elle-même la musique de ses films ! Elle ne fait pourtant pas de musique alors que ça semble tellement ancré en elle. Bien entendu, je serais toujours ravi de collaborer avec elle, mais, parfois, je serais curieux de voir ce qu’elle ferait si je lui donnais un synthétiseur.
D’après Bande à Part.