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Fermer les yeux ,de Victor Erice

Fermer les yeux de Victor Erice avec Manolo Solo, Ana Torrent… 2h49

Croire encore au cinéma, ou ne plus y croire, c’est une des questions de Fermer les yeux, le nouveau film du très rare Victor Erice, cinéaste espagnol et fameux qui, sans s’arrêter complètement de tourner, n’avait pas fait de long métrage depuis le Songe de la lumière (1992). Avant ça, un par décennie, encore vibrants dans les mémoires cinéphiles.

Alors Erice de nos jours recommence, et Fermer les yeux commence comme un film. Dans une grande maison de village, au domaine de Triste-le-Roy, dans l’après-guerre, un certain M. Lévy, grand ours mal en point comme sorti d’un Buñuel, commandite à un détective une enquête pour retrouver sa fille élevée dans la Chine lointaine. On n’en saura pas plus, en tout cas pour l’instant : cette longue scène d’ouverture est non seulement un film dans le film, mais encore lui-même inachevé, au tournage interrompu, à l’orée des années 90, par la disparition soudaine et inexplicable de l’acteur, Julio Arenas, qui jouait le détective et le rôle principal.

On l’apprend parce que son auteur, Miguel Garay, cinéaste et écrivain désormais à la retraite, se retrouve, vingt-deux ans plus tard, à se remémorer ce moment clé de son passé, douloureux mystère, quand une émission de télé un peu sensationnaliste l’invite pour évoquer l’affaire du comédien envolé, son grand ami d’alors.

 Les amples deux heures quarante-neuf de Cerrar los ojos donneront des indications sur leur histoire, le destin postérieur du réalisateur, depuis exilé vers le sud dans un coin bien planqué, et peut-être, après main coup de théâtre ou plutôt coup de cinéma, sur celui de Julio Arenas avant qu’il ait sombré dans l’oubli

La question d’y croire ou pas, est directement évoquée par Max, l’ami archiviste et cinéphile, qui conserve les quelques bobines du film inachevé, au moment où Miguel passe les récupérer pour les vendre à la télévision.  Max se dit pratiquant mais pas croyant, alors que l’ex-cinéaste, de toute évidence, est encore croyant mais non pratiquant. Fermer les yeux navigue quelque part entre les deux. Il se montre à la fois pleinement capable d’exercer sur nous les splendeurs (les promesses, les plaisirs, les douleurs) d’un art encore possible à faire, et avec la fraîcheur qui s’impose, mais aussi , non, sans le déclarer mourant, finissant, d’époque ou d’âge d’or enfui, disparu sans laisser d’adresse ..

Quant à la mémoire ou l’oubli, thèmes moins méta de sa fiction, ils composent, du cinéaste, de sa pratique ou de sa croyance, une sorte d’autoportrait en deux directions, deux idéaux portés à des états extrêmes : celui qui se souvient trop et celui qui a trop oublié, l’hypermnésie et l’amnésie, l’art du passé et le silence radio du futur, le trop-plein du souvenir ou le trop libre de l’oubli.

 Tout un film, tout un art du temps et du rythme, passe dans la tension entre ces deux pôles.  La candeur et la rouerie, l’innocence et la ruse (entre foi et loi : croire, ou seulement pratiquer) de Fermer les yeux s’y mêlent et s’y confondent, fusionnant en un audacieux climax qui nous abandonne à la surprise avant de disparaître pour de bon.

D’après la critique de Libération 16 aout 2023

 

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Ama Gloria

De Marie Amachoukeli

Avec Louise Mauroy-Panzani, Ilça Moreno-Zego

Cléo, 6 ans, a des bouclettes, des lunettes, et l’énergie du bonheur. Surtout quand elle regarde sa nounou, Gloria, qu’elle adore – et c’est réciproque. Mais quand la petite orpheline de mère apprend que cette femme essentielle à son quotidien doit repartir au Cap-Vert pour l’enterrement de sa propre maman et s’occuper, enfin, de ses propres enfants, le cœur de Cléo se fend. C’est pas juste. Alors papa, pas très présent mais gentil bougre, promet qu’elle pourra la rejoindre pour les vacances d’été sur l’île de Santiago. Histoire d’une parenthèse initiatique au bord de la mer, et d’un nouvel apprentissage du deuil…

Franchement, on se demande comment Marie Amachoukeli (Party Girl, avec Claire Burger et Samuel Theis, Caméra d’or à Cannes en 2014) fait pour, à ce point, capter l’essence de l’enfance, et la substantifique moelle d’un lien inconditionnel, même (surtout ?) s’il n’est pas sanguin. La moindre image de ce film ultra sensitif respire l’amour dans sa plus touchante expression. Gloria fait découvrir son île à Cléo, lui apprend à nager – ce qui sera bien utile, un peu plus tard, lors d’une séquence aussi lyrique qu’alarmante –, la trimballe partout, de la plage où l’on écaille des poissons tout juste pêchés à son modeste logement où son fils, grandi sans elle, la rejette, tandis que sa fille est en passe d’accoucher. C’est une histoire d’amour en vases communiquants : la femme que Cléo veut rien que pour elle va devenir grand-mère, et la fillette souhaitera la mort de ce bébé qui lui « vole » la berceuse qu’elle pensait réservée à ses seules oreilles. C’est aussi un hommage, délicat, jamais démonstratif, à toutes ces émigrées rémunérées pour abandonner leur famille au profit d’autres.

Si Marie Amachoukeli puise cette authenticité émotionnelle dans ses souvenirs d’enfance, elle qui fut élevée par une nounou portugaise et souffrit de leur séparation, sa mise en scène devient hypnotique, aussi, par son parti pris d’une focale douce, à deux doigts des visages, qui donne à l’ensemble une beauté impressionniste, comme le point de vue d’une gosse un peu myope. Et dès que la cinéaste craint le cliché, elle choisit le dessin animé, pour pigmenter de couleurs rêveuses les souvenirs enfouis et les peurs secrètes de sa jeune héroïne. Bien sûr, la magie d’Àma Gloria vient, aussi, de ces deux actrices non professionnelles, la petite Louise Mauroy-Panzani (comment la réalisatrice a-t-elle pu lui tirer de tels sanglots ?) et Ilça Moreno Zego, d’origine cap-verdienne, si lumineuse et sereine. Sans oublier Arnaud Rebotini, le musicien électro, compositeur des musiques de films de Robin Campillo, parfait en père attendri, auquel Marie Amachoukeli offre, au son de la chanson de Nilda Fernandez Mes yeux dans ton regard, un slow à pleurer.

Télérama, Guillemette Odicino

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Les Tournesols Sauvages

Réalisateur Jaime Rosales

Espagne 

1H46

Avec Anne Castillo, Oriol Pla, Quim Avila

 

Les films sur l’éducation sentimentale d’une jeune femme moderne ne manquent pas. Mais un charme particulier se dégage de l’itinéraire amoureux, en trois étapes, de Julia, 22 ans, jeune Barcelonaise déjà maman de deux enfants dont elle s’occupe avec attention et tendresse. Ce découpage affectif pourrait donner au film ce sous-titre : « Julia en trois chapitres ». Dans des couleurs ensoleillées, au léger filtre mélancolique, Julia rencontre d’abord Oscar, fou d’elle, trop fou d’elle. Sa relation avec cet homme dont la virilité semble être la seule identité finira avec l’une des scènes de violence conjugale les plus naturalistes vues depuis longtemps. Puis ce sera au tour de Marcos, le père des enfants et militaire qui, un temps, pousse son ex à le rejoindre à Melilla, une enclave espagnole au Maroc. Et, enfin, Alex, l’homme qui, après bien des errances, sera, peut-être, enfin, le compagnon que cette jeune femme méritante mérite. De détails finement écrits en éclatants plans larges sur le décor d’une vie banale, Jaime Rosales livre le portrait empathique d’une fille tournesol, cherchant à se tourner vers un vrai soleil. Face à trois types de masculinité parfaitement incarnés, Anna Castillo s’impose, dans chacune de ses émotions, comme la plus lumineuse des filles d’aujourd’hui. Télérama, Guillemette Odicino

Jaime Rosales explique avoir souhaité brosser un « portrait de femme », en même temps que celui de « trois typologies de masculinité ». A l’heure du post Me Too, et alors qu’un certain féminisme va jusqu’à prôner l’abstinence comme voie suprême vers la libération, il est bienfaisant de voir admise l’importance du lien jusque dans la part de dépendance que celui-ci peut générer, mais pour mieux aboutir à la liberté ultime qui consiste à s’être trouvé. Autre richesse du film : loin d’en rester au constat désespérant, imposé par les premiers liens, selon lequel aimer ne suffit pas pour qu’un amour survive, Jaime Rosales ménage une voie d’espoir, en créant une héroïne qui sait tirer profit de son expérience et apprendre des liens successifs qu’elle connaît pour faire de son existence une véritable « éducation sentimentale », moderne et au féminin, permettant ainsi au bonheur de trouver son point d’équilibre. Comme un cheminement vers la découverte des « liens qui libèrent »…  Anne Schneider, Le mag du ciné

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Reality

REALITY

De Tina SATTER, Etats-Unis, 1h22, VOST, avec Sydney Sweeney, Josh Hamilton, Marchant Davis.

À partir de vrais enregistrements, la cinéaste érige l’interrogatoire de Reality Winner, lanceuse d’alerte sous Trump, en un féroce thriller psychologique, fin portrait d’une jeune femme, film politique et un huis clos policier éloigné des clichés habituels. Rien n’est inventé et tout est stupéfiant dans ce condensé de l’Amérique post-11-septembre. Le film retranscrit les dialogues sans nettoyer des scories de la conversation originale, avec ses plaisanteries et répétitions. Tout cela est porté par une Sydney Sweeney exceptionnelle dans le rôle de cette jeune femme à la normalité désarmante et sa manière de faire apparaître peu à peu ses ambiguïtés, ses zones d’ombre, sa complexité ; les travaux d’approche badins des enquêteurs dérivent peu à peu vers l’interrogatoire musclé et, face à eux, la suspecte reste indéchiffrable.

S’associe l’actualité de Trump sur le même sujet, et du coup l’invraisemblable paralysie de la justice américaine face à l’ex-président.

Ce film, est considéré par Adrien Gombeaud de « Les Echos », comme « l’un des meilleurs films d’espionnage de ces dernières années« . Il est porté par le talent de Sydney Sweeney qui laisse sa part de mystère à cette jeune femme, Reality Winner, faussement banale, qui sera condamnée à 5 ans de prison. Cette information connue d’avance n’empêche pas la réalisatrice d’orchestrer un implacable suspense psychologique. Ce thriller à combustion lente, offre une plongée inconfortable dans l’horreur d’un pouvoir implacable. Cette histoire vraie témoigne de la complexité des rapports entre le pouvoir, les renseignements et le grand public

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La Bête dans la Jungle

LA BÊTE DANS LA JUNGLE

De Patric CHIHA, France, 1h43, avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle.

D’après « The Beast in the Jungle » d’Henry James paru en 1903, racontant la vaine recherche des âmes qui influeront sur leur destinée, mais transposée dans une boîte de nuit de 1979 à 2004. C’est une oeuvre culte à nulle autre pareille. John et May avaient tissé des liens affectifs qui s’étaient dénoués. John refusait de s’engager dans le mariage, persuadé que sa vie n’était qu’en sursis parce qu’un évènement tragique et douloureux, tapi comme une bête dans la jungle, devait réduire à néant son bonheur et celui de ceux qui lui seraient attachés. Dix ans plus tard, May le croise de nouveau et le convainc de reprendre leurs relations, mais sur une base amicale. Cette crainte de John évoque la découverte bien plus tardive du psychanalyste anglais, Donald Winnicott, qui publie en 1974, « La crainte de l’effondrement », une angoisse provoquée par une situation très douloureuse vécue dans la petite enfance, mais qui n’est pas mémorisée verbalement mais seulement émotionnellement. La personne n’a pas conscience que c’est arrivé dans le passé mais l’imagine advenir dans le futur.

Mais pour ces personnages, cette question hypothétique ne s’est pas posée. Il leur faut vivre avec ce secret envahissant. Alors, John, obsédé par l’originalité de son destin et parce qu’il pressent que May sait quelque chose qu’il ignore, il n’a de cesse de l’interroger, indirectement, à travers les méandres subtils d’une conversation procédant par allusions. Finalement la quête du secret se substitue au secret lui-même. Ce qui compte, alors, ce n’est pas le secret en lui-même, mais les stratégies d’approche, les tentatives de découverte, la quête de tout un art de rebond sur une phrase ou un mot. Ce chef-d’oeuvre d’Henry James, est repris par le cinéaste franco-autrichien, Patric Chiha, avec une originalité excentrique, une beauté singulière, un climat envoûtant. Ce couple qui ne vit que d’amitié fusionnelle et d’attente, se retrouve dans la griserie du dancefloor : « il attend quelque chose de bien énigmatique qui aura le pouvoir de tout changer » a dit John… À ses côtés, May devient, comme lui, une chasseresse à l’affût dans la jungle de la vie, d’où surgira un jour l’évènement annoncé et inconnu, la Bête.

Sur le dancefloor, la griserie lance un tourbillon d’espoirs, puis l’allégresse vire à la détresse, mais John et May sont toujours là et n’en finissent pas d’attendre la grande révélation. Tout change et pourtant rien ne change : dans la magie noire de ce mouvement immobile, le pouvoir de l’écrivain Henry James est transposé avec force. Sous la modernité radicale de cette adaptation s’impose un film superbement littéraire.

Interprétés par Tom Mercier, totalement lunaire, et Anaïs Demoustier, langoureusement abandonnée à un vertige fantomatique, John et May sont des enfants terribles qui jouent à cache-cache avec le destin. Et Béatrice Dalle, gardienne du night-club, règne sur tous les mystères .(Frédéric Strauss, Télérama)

Il faut absolument éprouver sur grand écran cette expérience, hypnotique, conceptuelle et sensuelle, d’une vie mise entre parentheses, du temps que May essaie de figer, alors que les années défilent sur la piste, la gestuelle des danseurs évoluant avec les époques (disco, new wave, techno…) (Le Monde) C’est raconté au moyen de tout ce qui fait le cinéma : la lumière, la musique, le temps, le mouvement et le romanesque.(Nicolas Marcadé, Les Fiches du Cinéma)
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Sick of myself

SICK OF MYSELF

De Kristoffer BORGLI, Norvège, 1h37, VOST, avec Kristine Kujath Thorp, Eirik Saether, Fanny Vaager.

Notre époque, dit-on, ne reconnait que ceux qui savent se faire remarquer. Alors comment exister ? Quitte à en passer par des conduites qu’on pourrait prendre pour des pathologies. À tort ou à raison ? Signe, serveuse dans un café, est en rivalité avec son petit ami, Thomas, qui pérore sur sa prochaine (petite) exposition d’art contemporain. Or une occasion se présente : une cliente du café, salement mordue par un chien, saigne dans les bras et sur la blouse de Signe, qui s’empare immédiatement de ce statut de « sauveuse ». Elle a trouvé ainsi un rôle, et raconte, encore et encore, cet épisode, jusqu’à ce que Thomas reprenne la vedette. Comment continuer à attirer l’attention ? Signe choisit d’attirer l’empathie d’un public à son égard, d’autant plus que Thomas se soucie d’abord de lui-même. Être malade, bon sang mais c’est bien sûr ! Voilà ce qui peut attirer l’attention et l’empathie d’un public, comment se rendre visible…

Elle se prénomme Signe, et rêve d’imposer sa signature. Elle cherche à exister par n’importe quel moyen, à briller, à se construire un récit. Elle en vient à faire semblant de s’étouffer dans un dîner branché donné en l’honneur de son compagnon, qui n’a même pas pris la peine de la présenter.

Cette pépite norvégienne sort, enfin, sur les écrans, un an après sa présentation à Un certain regard, au Festival de Cannes 2022. Sick of Myself à traduire par « malade de moi-même », comme un empoisonnement égotique est un film violemment contemporain d’une société narcissique. Kristoffer Borgli ouvre ce jeu de massacre par une scène de restaurant qui n’est pas sans rappeler celle de « Sans filtre » : un combat d’ego autour d’une bouteille de vin hors de prix et d’un gâteau commandés par son petit ami Thomas pour l’anniversaire de Signe, qui ne cesse de répéter, comme un souhait, « tout le monde me regarde ». Et pour émerger, il lui faut aussi enfoncer l’autre de phrases assassines, d’humiliations à répétition.

De Bergman à Thomas Vinterberg, l’école scandinave a décidément l’art de faire du couple un précipité de toutes les bassesses. Mais c’est surtout le personnage de Signe qui s’impose comme une figure féminine neuve, assumée comme antipathique, une âme vide, cherchant jusqu’au sang des pouces levés et des likes comme dans la pire des dystopies. Sous les traits de plus en plus desquamés de cette blonde inédite à l’écran, Kristine Kujah Thorp est éblouissante de folie fade, et son jeu devient fascinant alors même que son visage disparait sous les bandages tel celui d’une momie, poupée horrifique avec lunettes roses. Plus son visage fond, plus le film prend des allures d’installation pop, ultra-acide. Kristoffer BORGLI capte la maladie du nouveau siècle, cette obsession de soi qui dissout les êtres.

Extraits de la critique de Guillemette Odicino pour Télérama.
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Dernière nuit à Milan

DERNIERE NUIT A MILAN.                

Titre original : LUltima notte di Amore.                            

De Andrea Di Stefano Italie 2022 2h05 – VOSTF.                                                                                                                                             Avec Pierfrancesco Favino, Linda Caridi, Antonio Gerardi, Francesco di Leva.

         Pas question d’arriver ne serait-ce qu’une minute en retard, il ne faut à aucun prix rater le générique, formidablement efficace et jouissif : sur une musique qui commence par un souffle avant de s’épanouir en une sarabande d’inspiration évidemment moriconienne, un long plan-séquence survole MILAN de nuit, démarrant des beaux quartiers du centre, la Piazza del Duomo, pour arriver à la tentaculaire stazione di Milano Centrale, puis entrer par la fenêtre dans l’appartement surpeuplé des Amore
         Franco Amore est policier à Milan depuis un sacré bail : trente-cinq ans de bons et loyaux services ! Et le film commence la veille de son dernier jour de service. Il prépare depuis des semaines son discours de jeune retraité, dans lequel il rappelle qu’en trente-cinq ans il n’a jamais tiré sur personne alors qu’il n’a pas manqué de missions dangereuses. Un flic exemplaire ? Sa récente deuxième épouse et ses amis – sans oublier sa fille d’un premier mariage qui étudie à l’étranger mais qui est là en « visio » – lui ont organisé une fête surprise… dont on devine à son attitude qu’elle n’est pas si surprise que ça… Il sourit, il a l’air heureux mais on sent confusément qu’il y a quelque chose qui cloche. Le téléphone sonne, et là non plus il n’a pas l’air vraiment surpris. C’est son chef qui réclame sa présence sur une scène de crime, pas le choix : quasi-retraité ou pas, il doit y aller. Amore prend sa voiture, arrive sur les lieux. Parmi les victimes, un de ses proches collègues… Fin du prologue, flash-back, douze jours plus tôt

           Il serait franchement déloyal à ce stade de vous dévoiler un peu plus que cette brève mise en place sans risquer de vous gâcher le plaisir procuré par ce polar tiré au cordeau. Sachez seulement que le récit suivra dès lors pas à pas, décision après décision, rencontre après rencontre, ce que le réalisateur lui-même décrit comme la descente aux enfers de Franco Amore – le titre original est d’ailleurs plus explicite que sa traduction en français : c’est bien la dernière nuit du flic Amore qui nous est contée, au terme des douze jours qui l’ont précédée. Franco devra assumer ses choix, faire son possible pour garder son intégrité, déterminer comment arriver (ou pas) à sortir d’un tunnel apparemment sans issue.
           C’est après une longue et très sérieuse enquête sur le travail quotidien (et l’usure qui va avec, motif de nombreuses retraites anticipées) de la police milanaise et les activités du milieu criminel de la métropole – en particulier sur la place prépondérante des triades chinoises – qu’Andrea Di Stefano s’est attelé à l’écriture de son scénario, habilement construit, maîtrisant parfaitement les croisements narratifs.
           Outre la tension savamment distillée et qui nous tient en haleine de bout en bout, l’atout principal du film est bien sûr la performance remarquable de Pierfrancesco Favino, le plus grand acteur italien en activité, vu récemment dans Le Traître de Marco Bellochio et Nostalgia de Mario Martone. Impressionnant de présence, il compose un personnage terriblement humain, tout en nuances d’ambigüité et de fragilité, de détermination mais aussi de peur. Et grâce à la sincérité explosive de Linda Caridi,Dernière nuit à Milan est aussi un beau film d’amour. Sans le A majuscule du patronyme du héros mais bien présent dans les liens qui unissent ce couple à la vie, à la mort / à l’amore.

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L’île rouge

L’Ile Rouge

Un film de Robin Campillo – France – 1H 56 – 2023

Avec Nadia Tereszkiewicz, Quim Guttierrez, Charlie Vauselle, Sophie Guillemin

 

Bienvenue au paradis : Madagascar entre 1970 et 1972, sur la base militaire 181. La république malgache est indépendante depuis 1960 mais le père de Thomas, sous-officier, et ses collègues militaires sont toujours là, pour imposer encore un peu la présence française dans l’océan indien. Drôle de présence, joyeuse pour eux, mais déjà spectrale, le début de la fin des colonies. Un déjeuner dans le jardin entre amis : Colette, la mère, s’affaire autour de la table, planant un peu au-dessus du machisme ordinaire de son mari. Un autre jour ou plutôt un soir, ces couples que les circonstances coloniales poussent à une intimité presque forcée, danseront. A travers la vitre dépolie de la porte du salon, le petit Thomas, qui ne dort pas, ne perd pas une miette de ces silhouettes floues qui ondulent dans une couleur ocre. On pourrait ainsi décrire chaque scène, tenter d’en reproduire la matière romanesque, la teinte si précise de nostalgie, car « L’Ile Rouge » n’avance pas à la manière d’une narration classique : le film procède par écho, par analogie sensorielle. Robin Campillo use de la mise en scène comme d’un filtre magique : il trouve la texture exacte du souvenir, ses particules, sa vibration. Et le moindre petit gravier sous le talon des femmes bien habillées qui entrent dans le mess des officiers devient une image absolue de cinéma. La violence coloniale ou masculiniste est partout, derrière chaque paysage de rêve. Même s’il ne la comprend pas, le petit Thomas l’enregistre, à la manière d’un sismographe. Dans le rôle de la mère Nadia Tereszkiewiczest littéralement fascinante : mère au foyer en tee-shirt éponge des années 70, présente mais déjà loin, regard azur qui semble tout comprendre de la bêtise des hommes.

Avec ce film proustien, le réalisateur de « 120 Battements par Minute » livre une magnétique et universelle histoire d’émancipation. Un récit initiatique des plus délicats sur la naissance d’un œil de cinéma, le sien bien sûr… « le film est largement autobiographique » confie le réalisateur Robin Campillo.

Lire aussi : http://cinecimes.fr/robin-campillo-lile-rouge/

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Chien de la Casse

CHIEN DE LA CASSE

Film français de Jean-Baptiste DURAND-2023-1h33

Avec Anthony Bajon, Raphaël Quenard, Galatea Bellugi, Bernard Blancan…

Dog et Mirales… Leurs surnoms n’ont rien d’innocent… Dog, c’est Damien (Anthony Bajon), taiseux et timide. Mirales, c’est Antoine (Raphaël Quenard), tchatcheur et hâbleur. Ils sont amis d’enfance. Ils ont trente ans ou presque et vivotent dans un petit village endormi du sud de la France dans l’Hérault. Dog tue le temps en jouant à la console vidéo. Mirales ne fait rien de son CAP de cuisine. Il deale des barrettes de cannabis, et se promène avec son chien Malabar. Il vit avec sa mère dépressive. Dog et Mirales zonent ensemble, traînant le soir sur la place du village avec une bande de désoeuvrés comme eux. Aux Etats-Unis on les appelle des underdogs, des moins que chien… Les rues sont vides, les volets fermés, l’ennui, partout… Apparemment soudés depuis l’enfance, les deux amis cultivent une relation forte mais tordue. Mirales n’aime rien tant que chambrer son pote Dog, franchissant plus souvent qu’à son tour la limite de l’humiliation publique et du sadisme caractérisé. Lequel bien nommé Dog, d’une fidélité à toute épreuve, se laisse faire la plupart du temps, regardant dans le vague ou ses chaussures, s’excusant presque d’exister, quand l’autre, à tour de bras, le houspille et lui fait la leçon. Amitié indéfectible et profonde mais pas toujours bienveillante, nourrie de tout ce que la fraternité peut receler d’ambivalence. Ils voudraient être des hommes mais sont encore coincés dans une sorte d’adolescence, pour l’un dans un idéal absolu et orgueilleux, pour l’autre dans la torpeur caractéristique de cette période. Arrive dans ce petit village où l’ennui règne en maître, Elsa, jeune fille dont Dog va tomber amoureux… Cette venue dans la vie de Dog va mettre au grand jour le rapport de force constant dans lequel ils sont enfermés. Se rejoue alors entre eux une petite dialectique du maître et de l’esclave où on ne sait plus exactement qui a le plus besoin de l’autre pour exister, même si l’on voit parfaitement qui domine qui.

Servi par un duo d’acteurs époustouflants, le film est rythmé par des dialogues au cordeau où l’humour et les traits d’esprit fusent, bouffées d’air lumineuses et salutaires. Dans ce premier long-métrage, Jean-Baptiste DURAND suit la relation forte de ces deux underdogs de la France périurbaine troublés par cette jeune fille, où le verbe martyrise ou colore le monde de toute sa force, à l’image des lumières multiples qui composent le film dans ses contrastes forts et sa vive alternance

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Brighton 4Th

De Levan Koguashvili

Par Boris Frumin

Avec Levan Tedaishvili, Giorgi Tabidze, Nadia Mikhalkova

« Brighton 4th » : un père et son fils pris dans les filets du jeu et de la mafia

.Critique du film sur Bleu du miroir :

Débutant par une très belle séquence d’ouverture de dispute devant un match de football regardé à la télévision, Brighton 4th nous entraine en Georgie et à Brooklyn parmi des personnages picaresques, pour la plupart complètement fauchés ou vivant d’expédients. Soso, le fils de Kakhi, a menti à son père. Il n’a pas brillamment réussi dans ses études, mais a un petit boulot pour rembourser les dettes de jeu qu’il a contractées auprès de personnes qui ne plaisantent pas avec ce type de litiges. Kakhi, malgré son âge est prêt à aider son fils. N’importe quel boulot fera l’affaire pour récolter quelques billets, comme s’occuper de personnes âgées.

Mais quand Kakhi donne de l’argent à son fils, ce dernier finit par rejouer et bien sûr par perdre à nouveau. Cercle vicieux. Alors qu’une issue fatale semble se profiler, l’un des chefs maffieux – à qui Soso doit de l’argent – a reconnu dans le vieil homme la personnalité ex-championne de lutte qui défrayait la chronique sportive. Il lui propose alors un arrangement, un deal.

Le réalisateur et acteur principal de Brighton 4th, c’est Levan Tediashvili, qui a aussi été un authentique champion de lutte, spécialisé dans la lutte libre. Le rôle qu’il s’est attribué lui va comme un gant. Un homme valeureux, digne et courageux. Un vieil homme qui malgré les imprudences de son fils, cherchera à l’aider coûte que coute. Quitte à prendre des risques qu’un homme de son âge ne devrait plus prendre.

 Télérama Jacques  Morice :

Le film est une tragi-comédie sur la situation précaire de ces immigrés géorgiens, contraints de réviser nettement à la baisse leur rêve de réussite en Amérique. On retrouve ici ce mélange de réalisme et d’humour pince-sans-rire à la Kaurismäki, qui faisait déjà le sel des deux précédents films de Levan Koguashvili, hélas jamais sortis en France, mais présentés au festival de La Rochelle en 2015. Il y a quelque chose d’attachant dans le regard que ce réalisateur pose sur ses personnages, des perdants meurtris mais rendus désopilants par leur capacité à s’embringuer dans des équipées piteuses, et à s’enfoncer dans la mouise.

Entre débrouille et embrouilles, petits boulots et kidnapping hasardeux d’un employeur kazakh filou, le film vadrouille, sans précipitation. On aime sa manière de traîner et de trinquer, de se poser parfois dans la pension de famille modeste où logent le paternel et son rejeton, en compagnie d’autres énergumènes. Comme cet ancien, un géant maigre (Kakhi Kavsadze, figure du cinéma géorgien et russe, décédé peu après le tournage), surnommé « le Rossignol » parce qu’il chante à toute heure de la journée. Les chants, la langue et la mentalité flegmatique de tous ces Géorgiens nous touchent. En particulier Levan Tediashvili, authentique champion de lutte, médaillé olympique en 1972 et 1976. Il ne parle pas beaucoup mais son regard et son corps disent beaucoup. Brave et digne, c’est un seigneur.

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