Peter Kerekes ( 107 Mothers )

« 107 Mothers » : la chaleur maternelle dans la froideur carcérale

Peter Kerekes mélange fiction et documentaire pour filmer une prison pour femmes à Odessa, où nombre de détenues sont enceintes.
Longtemps, le mélange du documentaire et de la fiction est apparu comme l’horizon indépassable de ce qu’on a appelé encore les « nouvelles écritures » cinématographiques. Pour son dernier long-métrage, le réalisateur slovaque Peter Kerekes, tête chercheuse née en 1973, ne vise pas tant à les confondre qu’à pratiquer entre eux un partage ciselé, une harmonique inédite. Sa démarche est motivée par son sujet même : filmer la prison,

qui n’est jamais chose aisée, a fortiori quand on veut échapper à l’iconographie consacrée. Ayant posé sa caméra dans une prison pour femmes d’Odessa, en Ukraine, Kerekes examine comment la condition pénitentiaire s’adapte aux cycles biologiques, à commencer par le plus irréductible d’entre eux : la maternité. Entre les murs de cette maison d’arrêt, bon nombre des détenues arrivent enceintes et sont amenées à accoucher durant leur peine (…) C’est le cas de Lyesa, qui a donné naissance à un petit garçon. L’administration pénitentiaire se double d’installations nécessaires à l’accommodement des nourrissons, à leur allaitement, aux plages de ma. ternanceMais le dispositif n’est valable que jusqu’à l’âge de 3 ans, au-delà duquel l’enfant est placé dans sa famille, ou il part à l’orphelinat. Lysea voit ainsi l’échéance approcher d’autant plus dangereusement que sa demande de libération conditionnelle lui a été refusée.

La jeune femme est la seule des pensionnaires apparaissant à l’écran à être interprétée par une actrice professionnelle, Maryna Klimova, immergée en ces lieux parmi d’autres détenues bien réelles (les « 107 Mères » du titre), saisies en situation carcérale et livrant parfois leur témoignage face caméra. Rien, dans les premières scènes, ne distingue vraiment Lysea de la colonie pénitentiaire, sinon le lent travail d’élection du récit, qui se resserre sur elle à la façon d’un entonnoir (au documentaire le cadre d’ensemble, à la fiction le travail du particulier).

Gardienne et veilleuse

Un autre personnage sort du lot : la gardienne, jouée par une véritable geôlière à la ville (Iryna Kiryazeva). Visage de l’institution, son rôle est d’abord administratif, jusqu’à la censure des courriers adressés aux détenues, mais pas uniquement : il est aussi celui d’une veilleuse, qui voit tout, entend tout, s’y rend perméable, et donc en arrive aussi à prendre un certain soin de ses administrées. Il arrive, occasionnellement, que la caméra l’accompagne au-dehors, jusque chez elle, dans le petit appartement qu’elle occupe seule, comme si sa vie avait été vidée par la prison.

La mise en scène de Peter Kerekes, rigoureuse, pondérée, se mesure aux cycles et aux rythmes de la prison. Elle cherche un point de contact entre les angles droits, la rigidité générale du cadre pénitentiaire, et la rondeur, la souplesse, induite par la relation maternelle. Inévitablement, la maternité opère quelque chose sur la prison, rappelant au programme administratif le « matériel humain » sur lequel il s’exerce. Mais la prison fait aussi quelque chose à la maternité : elle la « sectionne », la soumet à l’incessant couperet de ses parois et grilles horaires, comme au règne généralisé de la séparation. À partir de cadres fixes, jouant uniquement sur la distance et la frontalité, Kerekes restitue intensément la présence des détenues, entre elles ou isolément, entre la sérialité des corps digérés par le programme carcéral et la solitude des visages. Ce regard pourrait aisément passer pour froid, détaché,(…) or c’est tout le contraire qui se produit ici : la froideur inhérente aux lieux et à leur fonction est contestée par les présences qui l’habitent, auprès desquelles la caméra ne cesse de se réchauffer. Et si le style se conforme parfois à l’austérité carcérale, il ne la redouble jamais.

Si le film chemine, c’est pour voir éclore un geste gratuit et d’une infinie tendresse, accompli par Iryna comme façon d’abolir ne serait-ce qu’un mur de prison, mais aussi un dernier plan splendide, d’un lyrisme élémentaire, qui recueille toute l’émotion du film au cours d’une simple descente des escaliers d’Odessa. Ainsi faut-il savoir parfois souffler le froid pour préparer la venue de ce qui fait chaud au cœur.

D’après Mathieu Macheret pour « Le Monde ».

 

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