RENCONTRE AVEC CHIE HAYAKAWA – PLAN 75
La réalisatrice Chie Hayakawa livre un premier long-métrage glaçant et maîtrisé qui interroge la place des séniors dans la société japonaise, ainsi que la fin de vie, la mort et la solitude, dans un Japon dystopique mais réaliste.
Plan 75 est l’adaptation de votre précédent court-métrage éponyme, qui figurait dans l’anthologie Ten Years Japan, produit par Kore-Eda. La vôtre était déjà particulièrement pessimiste, quelle a été l’idée motrice derrière le Plan 75 ?
Chie Hayakawa : Plan 75 a tout de suite été une idée de long-métrage. À l’époque, j’avais envie d’en faire un film choral, avec cinq personnages principaux. Au même moment, on m’a fait cette proposition de Ten Years Japan, produit par Hirokazu Kore-Eda que j’admire énormément. L’idée c’était d’imaginer ce que serait le Japon dans dix ans, et je trouvais que cela collait très bien à l’idée de Plan 75.
Vous choisissez de centrer votre film sur un groupe de femmes septuagénaires, qui sont des personnages principaux très rares à l’écran. Était-ce un choix conscient ?
C.H : Il y’a en effet assez peu de films où les personnages principaux sont à la fois des personnes âgées et des femmes. C’est pour cette raison que j’ai voulu en faire mon héroïne et montrer ce qu’était la vie d’une personne âgée aujourd’hui, en prêtant attention aux détails de son quotidien, car c’est généralement assez peu vu à l’écran. Par contre, cela a été extrêmement difficile à monter, car les personnages âgés au cinéma au Japon de l’âge de Michi [l’héroïne] sont normalement secondaires et sont la plupart du temps des gentilles grands-mères au sein d’une grande famille. Or je voulais sortir de ce cliché et en faire le personnage principal de mon film. Cela a été un véritable obstacle au financement et nous n’avons pas réussi à trouver de société japonaise qui souhaitait financer le film pour cette raison précisément. Les premiers à nous avoir tendu la main ont été une société française et philippienne. Mais jusqu’au bout, les sociétés de production ont considéré qu’avoir une septuagénaire comme héroïne, ce n’était pas vendeur.
Toute l’horreur du film repose sur la dichotomie entre la cruauté de la discrimination et l’apparente douceur du dispositif d’accompagnement du Plan 75. A quel point est-ce quelque chose que vous ressentez dans la société japonaise ?
C.H : C’est très représentatif de l’état actuel de la société japonaise. Ces dernières années, il y a, je trouve, une tendance de la part des politiques à trouver des formules qui vont avoir un abord très bienveillant et solidaire, et qui en réalité, cachent des mesures extrêmement cruelles et discriminatoires. Par exemple, il y a en ce moment une grande campagne avec un slogan qui dit quelque chose comme « 100 millions de japonais au travail » pour promouvoir le plein emploi.Sauf que derrière cette formule, il y a cette idée que le gouvernement ne peut plus prendre en charge le chômage et que chacun et chacune doit pouvoir supporter la charge individuellement en travaillant et en contribuant à l’effort national. Ce n’est pas un élan de solidarité, mais plutôt un désengagement total de la part du gouvernement japonais par rapport aux citoyen‧nes. Le Plan 75 est un peu l’emblème de ces formules aguicheuses et déshumanisantes.
Vous traitez frontalement la question de l’euthanasie dans votre film, sans aucun manichéisme, et vous osez surtout aborder toute la question éthique qui encadre la fin de vie à travers celles et ceux qui le pratiquent : l’aide soignante, la conseillère téléphonique, le recruteur du gouvernement … Comment avez-vous travaillé à montrer cet envers du décor ?
C.H : Ce n’est pas forcément un film sur l’euthanasie. J’ai été très précautionneuse de ne froisser aucun parti et de ne prendre aucune position sur le sujet. La question était plutôt pour moi celle du droit de vie ou de mort que l’État peut s’octroyer à l’égard de ses citoyen‧nes, qui pour moi représente un vrai danger. Je voulais avant tout décrire cette situation en amont de la question de l’euthanasie, et particulièrement sur l’ingérence de l’État, qui fait subir des pressions à travers un bel emballage.
De cette question très politique découle une sorte de vertige existentiel sur la solitude et l’angoisse de la mort de ces séniors, qui s’étend alors à toutes les générations.
C.H : C’est en effet valable pour tous les personnages. L’héroïne, Michi, a toujours revendiqué quelque part ce droit de vivre et une certaine dignité qu’elle ne perdra pas jusqu’au bout. Et en parallèle, j’avais l’ambition de montrer l’éveil des jeunes au contact des générations précédentes aussi, avec l’idée qu’ils ont été privés d’une capacité à réfléchir à leur libre arbitre. Ce sont des parcours qui se rejoignent et qu’il me paraissait intéressant de montrer ensemble.
Au milieu de tous ces parcours se trouve le personnage de Maria, une aide soignante philippienne contrainte d’accepter le pire pour survivre financièrement. Pourquoi avoir choisi d’inclure la dimension de l’immigration à votre récit ?
C.H : Le personnage de Maria est intéressant pour deux choses. La première concerne le manque de main d’œuvre pour les tâches les plus ingrates dans la société japonaise actuelle. On fait donc venir essentiellement des immigré‧es d’Asie du Sud Est pour occuper ces postes extrêmement mal payés, dans des conditions de travail rudes. Mais j’ai choisi avant tout une femme philippienne pour mettre en lumière le lien filial et communautaire fort qui existe encore aux Philippines. Par exemple, il y’a peu de personnes âgées qui vont en maison de retraite parce que les familles continuent de prendre les aîné‧es en charge. Il y’a toujours un élan vers l’autre, qui place la solidarité au centre de la société. Je voulais pouvoir faire souffrir le Japon de cette comparaison, qui a tendance à aller vers l’individualisme et l’isolement.
D’après A. Dall’omo pour Sorociné