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Jerzy Skolimowski : « Au fil des prises, l’âne est parfait tout le temps, toujours égal à lui-même »
A 84 ans, le vieux maître polonais raconte le tournage de son film, dans lequel il se livre à travers l’histoire d’un âne.
Le mouvement est le maître mot de la carrière de Jerzy Skolimowski, qui n’a jamais tenu en place, depuis ses débuts, en 1960, comme figure turbulente de la nouvelle vague polonaise. Avant même de toucher sa première caméra, le jeune homme, né en 1938 à Lodz, n’a pas attendu pour toucher à tout, tour à tour poète, publiant son premier recueil à 20 ans, éclairagiste pour concerts de jazz, batteur, acteur et même boxeur.
De ses heurts avec la censure, qui interdit en 1967 son cinquième long-métrage, Haut les mains, s’ensuivirent de nombreuses pérégrinations à travers l’Europe (Deep End, Travail au noir) jusqu’aux Etats-Unis (Le Bateau-phare, 1986), mais aussi, parfois, de longues éclipses hors des plateaux (dix-sept ans d’interruption entre Ferdydurke et Quatre nuits avec Anna) pour s’adonner à sa seconde passion, la peinture.
Spécialiste du retour surprise, le vieux maître polonais trouve encore, à 84 ans, sur l’autre versant de sa vie, à sortir de son chapeau un nouveau long-métrage, EO, reparti de Cannes avec un Prix du jury (ex æquo avec Les Huit Montagnes, de Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch). Le personnage principal en est cette fois, chose insolite, un animal : un petit âne évadé d’un cirque qui sillonne l’Europe depuis la Pologne jusqu’à l’Italie.
Aucun film de Skolimowski ne ressemble au précédent et l’on se demande si chacun n’est pas tourné contre les autres. « Je n’aime pas me répéter », confirme le réalisateur, de passage à Paris, le visage parcheminé de ses mille aventures et revêtant un impeccable costume gris, couleur pelage asinien. « Et pour être honnête, j’en ai plus qu’assez de la narration linéaire, que j’avais déjà mise en pièces dans mon précédent film, 11 minutes, qui n’était pas très réussi. Celui-là l’est, parce que je n’ai pas craint de pousser l’expérimentation formelle encore plus loin. »
Une prise de position
Le fait de confier à un âne innocent les rênes d’une fable sur la cruauté humaine renvoie inévitablement au chef-d’œuvre de Robert Bresson Au hasard Balthazar (1966). « C’est la seule fois où les larmes me sont montées aux yeux au cinéma, aime à raconter le vénérable cinéaste. Cela ne s’est jamais reproduit depuis. » Le geste correspond toutefois moins à un hommage qu’à une prise de position. « Je me suis toujours senti impliqué dans le bien-être animal », explique-t-il. Depuis quelque temps, je me sentais coupable de manger de la viande. J’ai commencé à réduire ma consommation et suis désormais à deux doigts de devenir végan. La production industrielle de viande est une activité barbare. Quand j’imagine le processus par lequel passent les animaux, j’en tremble de colère. »
Alors qu’à Hollywood la législation pousse à ce que les animaux soient reconstitués en numérique, et non plus exploités sur les plateaux, Skolimowski a choisi de tourner avec du bétail véritable. « Nous avons travaillé pour la plupart avec des animaux dressés, précise-t-il. Il n’y avait aucune scène acrobatique : il s’agissait simplement de manger, mâcher, dormir. Pas besoin de recourir aux effets spéciaux ! Je tenais à ce que leur présence soit réelle, afin de prouver qu’il n’y a aucune différence entre les émotions animales et humaines. » Le petit baudet du film traverse une foule de situations et exprime à la fois détachement, mélancolie, parfois même de la jalousie devant de beaux étalons alezans. Mais comment diriger un âne ? « Au fil des prises, un acteur peut être plus ou moins bon, constate-t-il. Mais l’âne, lui, est parfait tout le temps, toujours égal à lui-même, car les animaux ne jouent pas. Ils sont. Ils ne se perçoivent pas en train d’exécuter quelque chose. Il n’y a pas de meilleur acteur que cela. »
Rouge couleur dominante
Le tournage s’est étendu sur vingt-six mois, entre janvier 2020 et mai 2022, avec une longue interruption en cours de route en raison de l’épidémie de Covid-19 qui a frappé une large partie de l’équipe. Au point que trois directeurs de la photographie différents se sont succédé au même poste. « J’ai moi-même contracté la maladie, raconte le réalisateur. C’est probablement le film le plus difficile que j’aie jamais tourné, mais, dans la tourmente, nous étions aidés par son côté fragmentaire, composé de séquences très indépendantes. »
Sur un mode picaresque, le film enchaîne épisodes et mésaventures du petit âne, peut-être inégaux, mais néanmoins liés par un motif esthétique : le retour obsédant de la couleur rouge. « Vous savez, je suis peintre, rappelle-t-il. Et que je peigne ou que je tourne un film, c’est la même chose : je choisis toujours une couleur dominante. Ici, je n’ai pas hésité une seule seconde. Le rouge symbolise le sang, et plus précisément le sang des animaux, qui à un moment du film forme une rivière. «
Symbolique limpide pour un film qui fonctionne surtout comme une grande odyssée sensorielle. « C’est la première fois que j’engage autant mes émotions, insiste Skolimowski, droit dans les yeux. Jusque-là, le point de vue de mes films était celui d’un observateur sceptique, teinté d’ironie. Dans mes dix-sept précédents films, j’exerçais mes capacités professionnelles, mes caprices. J’étais obsédé par les mouvements de caméra compliqués, les défis techniques. Mais là, pour la première fois, je me livre. Raconter l’histoire de cet âne, c’était écrire mon journal intime. » Voici donc le premier autoportrait connu d’artiste en baudet universel.
Ciné Mont-Blanc
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