Elia Suleiman ( It Must Be Heaven )

Né le 28 juillet 1960 à Nazareth

Israël

Réalisateur, acteur palestinien

Chronique d’une Disparition, Intervention Divine, Le Temps qu’il Reste, It Must Be Heaven

De Ramallah à Nazareth, où Elia Suleiman présente “It Must Be Heaven”, son dernier film, mention spéciale du Jury au Festival de Cannes 2019, le cinéaste palestinien renoue avec son public, ses vieux amis et une jeunesse vivante. Mais, poète burlesque flottant au-dessus d’un pays qui ne peut exister, Elia Suleiman se sent seul.

Nul n’est prophète en son pays. Sauf Elia Suleiman, qui fait mentir le proverbe deux fois. D’abord parce qu’il n’a pas de pays — la Palestine n’a pas d’État —, ensuite parce que ses prophéties se réalisent, chez lui comme ailleurs. Dans Intervention divine (2002), le cinéaste avait inventé un barrage entre Jérusalem et Ramallah ; à la fin du tournage, le décor était devenu réalité, la situation avait tragiquement empiré. En écrivant son dernier-né, It Must Be Heaven (en salles le 4 décembre), il a imaginé un monde policier, obnubilé par la sécurité, de Paris à New York. Il suffit, hélas, d’un rapide coup d’œil alentour pour lui reconnaître une inspiration visionnaire.

Oiseau de mauvais augure, Elia Suleiman ? Un drôle d’oiseau, assurément. Dépressif et bon vivant. Aussi volubile que son double de cinéma est mutique. Quant à son regard oblique et plein d’humour, il est politiquement aigu et porte plus loin que bien des films militants. Elia Suleiman fut pourtant considéré comme un « collaborateur sioniste » par des Palestiniens qui lui reprochaient de ne pas défen­dre la cause (« Mes films proviennent d’intuitions ­poétiques, pas d’une stratégie pour libérer la Palestine ! » se défend-il). En Israël, certains ont voulu en faire un ennemi de l’État ­hébreu.

Le dandy burlesque semblait flotter au-dessus de la mêlée. En éternel nomade, il s’était installé à Paris en 2005 après plus de dix ans passés à New York. Mais depuis It Must Be Heaven, Elia Suleiman, 59 ans, dit ressembler « à un homme perdu plus qu’à un cinéaste ». Début octobre, à l’occasion de la première de son film dans le monde arabe, nous l’avons accompagné lors de son retour en Palestine.

Ramallah

À l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv, mieux vaut éviter les effusions de franchise. Déclarer que l’on doit se rendre dans les territoires occupés pour rencontrer Elia Suleiman ne serait pas l’idée du siècle. Un mensonge plus tard, nous voici donc dans le taxi d’Ibrahim, envoyé par le Palestine ­Cinema Days, le festival qui organise le soir même, à Ramallah, l’avant-première d’It Must Be Heaven. Ibrahim incarne bien la cruelle complexité de ce pays : en tant que Palestinien de Jésuralem-Est, il a droit à un statut de « résident permanent » mais pas à la citoyenneté israélienne. Alors qu’on lui demande des détails, il s’enquiert de la durée de notre séjour. « Trois jours, pourquoi ? » « Parce que si vous voulez comprendre, il va falloir rester un peu plus. »

On roule vers la Cisjordanie, sur la route 443. Depuis 2002, cette quatre-voies reliant Tel-Aviv à Jérusalem est interdite aux Palestiniens. En contrebas, des villages arabes de fortune. En surplomb, des colonies comme des citadelles toutes semblables. Entre les collines pelées, un serpent de pierre se dresse soudain : le mur de séparation construit pendant la seconde Intifada, de septembre 2000 à 2005. Comment ne pas penser à cette scène du Temps qu’il reste où Elia Suleiman saute à la perche au-dessus du mur tel un Sergueï Bubka levantin ?

Après une heure de route et un barrage, c’est Ramallah et ses milliers de citernes noires sur les toits. Entre misère et opulence, la ville offre de saisissants contrastes, comme ce défilé de SUV flambants sur fond de bas-côtés jonchés d’ordures. Dans cette enclave en chantier, le béton a tous les droits. Le développement de la ville est exponentiel, malgré les restrictions imposées par Israël. Plus tard, Elia Suleiman nous jurera qu’autrefois « Ramallah était couverte de jardins et de vieilles maisons ». Pour le moment, le cinéaste est invisible. Que peut-il faire à quelques heures de la projection de son film ? Alors qu’on l’imagine tendu par ce retour au pays natal, on apprendra (de l’intéressé lui-même) qu’il est en train de cuver le trop-plein d’arak de la veille.

La nuit est tombée quand le roi de la fête arrive au Cultural Palace de Ramallah. Fait rare pour ce collectionneur de chapeaux, il arrive tête nue, tignasse blanche au vent. Dehors, photographes et caméramans se jettent sur lui. Dedans, près de huit cents personnes l’attendent. Des étudiants de l’école de cinéma de Bethléem, des intellectuels, des expatriés, des universitaires et le Premier ministre de l’Autorité palestinienne. L’hymne palestinien retentit. Sur l’écran, le drapeau de la Palestine ondule sous une brise toute numérique… La salle se lève à l’instant où nous revient en flash la fin de Chronique d’une disparition (1996) : les parents de Suleiman endormis devant la télé où flotte, sur fond d’hymne national et de ciel bleu, le drapeau israélien.

Pendant la projection, des grappes de spectateurs vont et viennent. La salle exulte quand un cartomancien déclare « Il y aura un État palestinien… », puis rit et hue quand il ajoute « Mais pas de notre vivant. » La lumière revient, l’émotion s’attarde sur les visages. Amin, qui étudie le cinéma à Tel-Aviv, a vu dans le film « une façon de résister à la violence du monde, par le silence et l’humour ». Des dizaines de personnes entourent Suleiman. Chacune veut son selfie. Un spectateur s’adresse à lui : « J’ai aimé le film parce qu’il n’est pas nostalgique. Nous, les Palestiniens, avions besoin de cette modernité-là. » Une jeune femme s’avance : « Il va falloir se battre autrement qu’avec des armes. Résister différemment. »

Le lendemain, à l’ombre d’un olivier dans le jardin de son hôtel, Elia Suleiman n’a toujours pas de chapeau. Il ­estime que « 80 % des gens présents à la projection ont soif d’autres histoires sur la Palestine que ce que le cinéma leur sert d’habitude ». Le matin même, lors d’une conférence de presse dans un sous-sol du ministère de la Culture de l’Autorité palestinienne — un bâtiment inconnu des taxis, au fond d’une impasse —, il avait évoqué cette nécessité de ­parier sur des expressions artistiques différentes. « Si l’on produit un cinéma de l’auto-victimisation ou du slogan, il ne faut pas s’étonner qu’on soit jugé là-dessus. »

Le cinéaste n’était pas venu à Ramallah depuis le tournage du Temps qu’il reste, en 2008. « J’ai longtemps pensé que j’étais ce parfait étranger capable de se sentir chez lui n’importe où, raconte-t-il en fumant. Mais ce n’est pas vrai. En tournant It Must Be Heaven, j’ai réalisé que mon sentiment d’appartenance à la Palestine était revenu. » La veille, à la fête après la projection, il avait longuement regardé danser les Ramallawi. « Ils veulent vivre, et ils sont piégés ici… »

Nazareth

Le lendemain, départ pour Nazareth, ville natale d’Elia Suleiman, au nord de l’État israélien, où le festival organise une projection. On profite de la voiture d’Ilya, un monteur qui voudrait rejoindre sa copine aux États-Unis avant de pourrir ici. Entre Ramallah et le check-point Qalandiya, la route se dégrade. Les immondices mangent le macadam. « Ici, c’est une zone de non-droit, la pauvreté est partout, les impôts ­locaux vont à Israël, qui a décidé de ne plus ramasser les ­ordures. » Sur la route encore, le mur, ses miradors, ses graffitis. Quand Nazareth apparaît, la nuit est presque tombée en Galilée. Le voilà enfin, ce « trou » provincial qu’Elia Suleiman aime autant qu’il le déteste. « Quand je marche dans ces rues, je me sens bien mais si je reste quelques jours, c’est déjà trop. » Nazareth, ce « ghetto » arabe où il a grandi avec la rage de se sentir comme un « Nègre » d’Israël sur sa propre terre. Ici, le taux de chômage est deux fois supérieur à la moyenne nationale, la criminalité explose. À 17 ans, quand Suleiman est parti pour Londres, c’était d’ailleurs pour fuir la police, qui voulait mettre la main sur le gang qu’il fréquentait alors. « Je n’étais pas membre actif, plutôt un observateur fasciné. »

Elia Suleiman sait bien que jamais plus il ne vivra en Palestine. Une fois, il a essayé de revenir. C’était en 1994, on lui avait proposé de donner des cours à l’université Birzeit, près de Ramallah. Mais l’expérience romantique du retour — cultiver ses olives sur son lopin de terre —a tourné court. Aujourd’hui plus encore qu’hier, « ce fantasme est une cause perdue. Pour la première fois, l’illusion d’une solution au conflit a disparu ». Elia Suleiman refuse d’ailleurs qu’It Must Be Heaven soit distribué en Israël. « Tous ceux en qui je pouvais avoir de l’espoir sont maintenant exilés dans leur propre pays. » On le retrouve non loin du « puits de Marie », dans la vieille ville. C’est là que l’ange Gabriel serait apparu à la Vierge pour lui annoncer qu’elle portait le fils de Dieu. Le ­cinéaste aime cet endroit : l’église grecque orthodoxe à ­côté et la rue étroite qui mène au café Al Reda, où il adore ­festoyer avec ses vieux amis, la voix d’Oum Kalsoum en fond sonore. Et l’on se dit qu’un jour la Ville sainte comptera peut-être un nouveau pèlerinage, cinéphile celui-là, tant une promenade en ces lieux offre la sensation de traverser tout le cinéma de Suleiman.

Dans l’unique salle de la ville, la projection commence. Plus âgé qu’à Ramallah, plus populaire aussi, le public réagit différemment. Il y a là les acteurs, tous ceux qui ont prêté main-forte pendant le tournage, des amis… Quelques rires fusent bien sûr, mais une gravité mélancolique flotte dans l’air. À la sortie, Aroub livre son sentiment : « À Ramallah la vie est plus dure, ce sont les territoires occupés, mais ils ont la lutte collective, la foi dans les symboles, explique la jeune femme. À Nazareth, on circule librement mais nous sommes les Palestiniens de l’intérieur [descendants de ceux qui sont restés dans la région où Israël s’est établi après la guerre de 1948, ndrl], obligés de vivre tous les jours avec les occupants. La ­désespérance est réelle. » Aroub vit à Haïfa. C’est dans cette ville qu’Elia Suleiman dormira ce soir. À Nazareth, la maison de ses parents n’est plus qu’une ruine. Il pourrait passer la nuit sous un autre toit mais il ne tient pas à rester. Haïfa est cosmopolite. Les endroits les plus branchés y sont palestiniens. Les étudiants, et tous ceux qui ont un peu de désir pour la culture, s’y retrouvent. « Cette jeunesse milite pacifiquement contre l’occupation. Elle ne dépend d’aucun parti. Sa résistance est inédite et culturelle. Israël ne pourra rien contre eux. » En Galilée, ainsi a parlé Elia, le prophète.

Mathilde Blottière pour Télérama du 4/12/2019

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