Karim AÏnouz ( La Vie Invisible d’Euridice Gusmão )

Né le 17 janvier 1966 à Fortaleza

Brésil

Réalisateur

Madame Satä, Le Ciel de Suely, Praia do Futuro, La Vie Invisible d’Euridice Gusmão ( prix Un Certain Regard Cannes 2019 ).

Karim Aïnouz a adapté un best-seller de Martha Batalha avec brio. Un superbe mélodrame qui en dit long sur la place de la femme au Brésil. Il nous parle en français, parfois en portugais ou en anglais, de cette aventure intime, avec générosité et volubilité.

Ecran Noir: Pourquoi avoir adapté ce roman de Martha Batalha, Les Mille Talents d’Eurídice Gusmão (publié chez Denoël en France, ndlr)?

Karim Aïnouz: Ce n’est pas compliqué en fait. C’est très personnel. Mon premier court-métrage, c’était sur ma grand-mère. Je viens d’une famille de femmes. Mon père nous a quittés très très tôt et j’ai été élevé par ma mère. Ma grand-mère a subi la même histoire : elle a été abandonnée par son mari et elle a élevé ses filles toute seule. J’avais fait un court-métrage en 1991 sur le sujet. Et en 2015 ma mère est partie et le producteur du film m’a présenté le script de ce roman. J’ai trouvé tellement de choses en commun. Même le nom de Guida (l’une des deux sœurs du film, ndlr) c’était celui de ma tante… Il y avait beaucoup de choses très proches et je sentais aussi que c’était le moment de raconter cette histoire, cette thématique. À partir d’un roman, je pensais que c’était ce serait peut-être une autre façon de parler de la même chose mais dans un autre format. J’aimais beaucoup les personnages de ce livre en plus, mais le roman n’était pas simple à adapter. J’ai du couper beaucoup de l’histoire. Souvent, les romans, ça peut donner une belle série télé mais c’était pas le but du jeu.

EN: On a l’impression de regarder une « super telenovelas » en cinémascope…

KA: C’est autre chose. Mais justement ça aussi ça m’a plu. J’ai grandi au début des années 70 avec les telenovelas incroyables de Janete Clair. Et je me disais qu’avec tout ce qui se passe au Brésil et dans le monde, ce serait bien de trouver un format où je puisse toucher le plus grand nombre de gens. Le mélodrame c’est dans l’ADN du Brésil.

EN: C’est même très présent dans la littérature lusophone…

KA: Oui, d’ailleurs le Portugal est présent avec le fado d’Amalia Rodrigues à la fin. C’était donc un film idéal parce qu’il était important pour moi et pour le Brésil, où tout est devenu compliqué, et même tragique. Avec la mort de ma mère, c’était une façon magique de ce qui me tenait à cœur.

EN: Mais ce n’est pas une telenovela. La fin en tout cas aurait été différente dans une telenovela. Vous jouez beaucoup avec les faux espoirs. On croit souvent qu’elles vont enfin se croiser…

KA: Je ne voulais pas vraiment faire un mélodrame classique. Je voulais qu’on sente la douleur de cette femme, qui porte ses cicatrices qui ne se referment pas. Elles ne sont pas mortes l’une pour l’autre. Jamais. Elles sont absentes pour l’autre.

EN: Être une femme au Brésil ça semble compliqué. Elles sont dans l’ombre ou dépendent des décisions de leurs époux.

KA: C’était une des choses intéressantes du roman, qu’il commence dans les années 50. Le film se termine à notre époque, mais pas le livre. Mais justement, ce n’est pas moins compliqué pour les femmes aujourd’hui au Brésil. Avec la montée de l’évangélisme, avec l’arrivée la religion, j’ai trouvé que c’était un sujet en soi. Parce qu’il faut toujours se poser la question de savoir pourquoi dépenser tellement d’argent pour faire un film d’époque. C’était important de montrer cet espèce de choc, mais ça continue de l’être, avec d’autres manières. C’était essentiel que ça commence avant les années 60, avant l’arrivée de la pilule qui a beaucoup changé les choses et avant les révolutions des années 60-70 qui ont transformé le Brésil. C’est aussi une décennie où il y a eu une vague d’immigration portugaise importante, ce qui a bousculé les comportements sociaux. Les années 50 ne sont pas comme aujourd’hui, mais il y a beaucoup d’échos entre les deux époques. J’ai donc fait beaucoup de recherches dans la médecine et le droit de cette période et en interviewant de nombreuses femmes qui ont aujourd’hui entre 80 et 90 ans, donc l’âge de Euridice aujourd’hui, pour savoir ce qu’elles ont vécu.

Ecran Noir: Vous dites avoir beaucoup coupé dans l’histoire du roman. Quelle partie n’avez-vous pas gardé?

Karim Aïnouz: Dans le roman, les deux soeurs se revoient bien avant l’épilogue. Guida se marie avec un garçon de Rio. J’ai fait des changements, disons, mécaniques au point de vue de l’histoire pour que ça puisse tenir debout. Dans un livre, on peut écrire un paragraphe où on explique qu’Euridice a longtemps cherché sa sœur, qu’elle ne l’a pas trouvée et que sa vie a continué sans elle. Au cinéma, ça ne tient pas. J’ai donc introduit le personnage du détective. Et puis j’ai changé certains détails des personnages. En voulant faire un portrait de femmes, je devais modifier certaines choses pour que ça passe mieux au cinéma. Dans le roman, Euridice n’est pas musicienne par exemple. Elle a beaucoup de talents : tout ce qu’elle fait, elle le fait bien. Mais en ajoutant son rêve d’aller étudier et jouer en Europe, l’étouffement est beaucoup plus fort. Je crois que ça parle beaucoup de l’invisibilité, alors le silence, la musique étaient une façon de l’illustrer. Et puis le mélodrame et la musique, ça se marie très bien.

EN : Même quand elle joue du piano, Euridice est d’ailleurs un peu absente d’elle-même, toujours un peu ailleurs.

KA: Cette absence, c’était important à mes yeux. Je l’ai voulu ainsi. Fernanda Montenegro est venu quatre fois sur les plateaux pour voir comment Carol Duarte incarnait Euridice, pour s’imprégner du personnage. Il y a un plan, après avoir quitté son piano, où elle est complètement effacée, comme morte. Invisible justement. Et pour moi, Fernanda devait reprendre cette attitude. Elle parle beaucoup dans la vie. J’ai donc voulu que cette comédienne incroyable soit silencieuse, comme un fantôme. C’est le lien entre deux les époques. Et c’est ce qui donne le titre du film.

EN: Et vous avez décidé de changer la fin…

KA: Parce que je crois que la vie n’est pas comme ça, comme un conte de fée.

EN: C’est votre côté réaliste. Comme cette séquence d’introduction dans la jungle, où l’une des deux jeunes sœurs se perd.

KA: Cette scène devait se faire avec deux enfants qui interprétaient Guida et Euridice très jeunes. On a passé toute la journée à tourner avec des enfants et il y avait quelque chose qui ne passait pas. Et puis j’ai essayé avec mes deux actrices principales et j’avais trouvé la scène qui allait construire mon histoire.

EN: On est très loin des happy ends des telenovelas…

KA: C’est un gros problème des telenovelas, pour moi : ça ne marche pas du tout parce qu’on est tout de suite dans la scène, ça n’a pas de mystère, ça n’a pas de distance. Dans le film, j’ai toujours essayé qu’on soit avec elles, qu’il y ait quelque chose entre nous et les personnages, même si ce n’est pas explicite – un miroir, des murs – tout en gardant un peu de distance. Il faut savoir jouer avec le mélodrame parce que sinon ça devient très plat et très prévisible.

EN : Une dernière question. Vous vivez en Europe, mais vous tournez au Brésil. Les films brésiliens qui arrivent en France montrent un pays malade, où l’élite et le patriarcat et la religion semblent de plus en plus dominants. C’est important de vous engager pour ce pays? de parler du Brésil, au-delà du cinéma?

KA: C’est important d’en parler, oui. Si vous m’aviez posé cette question il a 4 mois avant l’élection de Bolsonaro, j’aurai été désespéré. Je ne suis pas moins désespéré mais je crois que c’est tragique, que c’est triste mais je préfère toujours penser qu’on est là, j’ai l’espoir que ça ne va pas beaucoup durer. Il y a une semaine, il y a eu des manifestations parce qu’il a fait beaucoup de coupes dans l’éducation, et beaucoup de monde sont sortis dans la rue. Je crois qu’il y a quand même une réponse du peuple qui commence à se faire entendre. Il ne faut pas oublier que 48 millions de personnes n’ont pas voté pour lui. C’est clair qu’il veut vendre le pays pour rien. Il est une sorte d’écran de fumée, une fumée toxique. Je préfère être du côté des positifs, en célébrant tout ce qui   se fait de bien actuellement au Brésil. Par exemple, c’est la première fois qu’on a autant de femmes au Sénat. Et puis la création continue. J’ai fais un film il y a très longtemps – Madame Sata – avec Lazaro Ramos. Et là, il tourne son premier long métrage. Voilà, je crois qu’il y a plein d’initiatives qui se passent et je préfère jeter de la lumière sur ces initiatives que de se plaindre. Le Brésil, ce n’est pas que Bolsonaro. On représente beaucoup plus ce pays, cette résistance que le gouvernement qui est au pouvoir. Ce Brésil de Bolsonaro n’est pas le nôtre.

vincy pour Ecran Noir

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