Danielle Arbid (Passion Simple)

Peur de rien 2Née le 26 avril 1970,  Beyrouth

Liban

Réalisatrice, scénariste, actrice

Dans les Champs de Bataille, Un Homme Perdu, Beyrouth Hôtel, Peur de Rien, Passion Simple

ENTRETIEN AVEC DANIELLE ARBID

Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez lu « Passion Simple » d’Annie Ernaux ?
Ce livre, je l’ai longtemps eu dans ma poche. J’avais la sensation
qu’il m’appartenait et je l’offrais à tous les gens qui tombaient amoureux autour de moi. Il faisait un état des lieux parfait, précis et merveilleux de la passion amoureuse. Il en exposait les syndromes, un peu à la manière de George Perec… Même si je ne l’ai lu qu’en Folio des années après, je me souviens très bien d’avoir vu à sa sortie, en 1991, une affiche du beau visage d’Annie Ernaux avec une accroche du style « Une femme amoureuse d’un Russe ». Regarder ce visage amoureux, presque vulnérable, fragile, c’était une forme de communication indirecte entre nous deux au point de me demander à quoi pouvait bien ressembler le mien à ce moment-là… car j’avais lu Passion Simple parce que j’étais dans le même état qu’elle.

Du roman à succès à un film labellisé Cannes 2020, comment avez-vous réussi à vous emparer de la force de ce court texte d’Ernaux pour en faire un film foudroyant et personnel ?
Annie Ernaux ne voulait pas intervenir dans l’écriture du scénario
et cela a été fondamental pour moi d’écrire seule. Annie avait aimé mes précédents films, particulièrement « Un homme perdu » qui est un film charnel et accidenté. Grâce à la confiance qu’elle m’accordait, j’ai pu m’affranchir du grand écrivain qu’elle est, parce qu’Annie est une femme libre. Elle ne jouit pas de son pouvoir. C’est ainsi que ma rencontre avec « Passion Simple » a été la plus libre et la plus décomplexée possible .

Et donc vous avez pris ce livre à bras le corps, imaginé les scènes d’intimité, donné une voix à l’homme russe qu’on n’entend pas et un visage à la femme qui attend ?
Oui. Je voulais raconter la chance que c’est de tomber amoureux.
Ces montagnes russes émotionnelles… à proprement dire. Cette perte absolue de contrôle quand on rencontre quelqu’un, quand on sublime l’autre. Je voulais retrouver la sensation de ma lecture du livre, le souvenir lumineux qui brillait dans ma poche… Réaliser un beau film visuellement et rendre hommage à sa grâce. L’histoire, je l’ai adaptée de nos jours, car elle est intemporelle. Et je suis entrée dans le film par les éléments de fiction que j’ajoutais : l’amie avec qui elle parle, son fils de douze ans, la rencontre avec ce médecin… Je voulais que l’héroïne, Hélène, un prénom aérien comme celui d’Annie, puisse attendre A., son amant, n’importe où, et pas seulement chez elle, grâce à la technologie d’aujourd’hui, celle du téléphone portable. Qu’elle puisse l’attendre dans le monde entier, bien que le monde se rétrécisse autour d’elle parce qu’elle ne fait que l’attendre.
Pourtant elle est toujours agissante et désirante, même si
elle se soumet au désir de l’homme. Comment avez-vous pensé ce rapport ?
Le corps de l’homme est un objet total de désir et de fascination.
Son désir à elle de son corps à lui est aussi important que le contraire… et le personnage d’Hélène semble s’étonner lui-même de cet état de siège qu’il vit, doux et insidieux à la fois. De la dopamine pure. Une drogue… En fin de compte, c’est une femme qui se soumet par amour. C’est ainsi que je perçois l’histoire de « Passion Simple » : de manière volontaire et non victimaire.
C’est aussi un film sur la dilatation et la perception du
temps qui change quand on est follement amoureux…
L’écrivain peut écrire le temps qui passe en quelques lignes mais
c’est beaucoup plus difficile de raconter le temps au cinéma, et le défi de cette adaptation se trouvait aussi là. Il fallait illustrer sa présence à lui à travers elle, quand il s’absente. Il la hante, elle le fantasme. Finalement, il vit en elle tout le temps, même lors de ses absences..

La bande son qui rythme l’élan amoureux, comment l’avez-vous travaillée ? Et plus précisément la forme du film ? C’est un livre difficile à adapter…
Je pense qu’Annie Ernaux est très fantaisiste. Et dans ses écrits,
c’est le style qui prime. Je ne la perçois pas uniquement comme « l’écrivaine sociale respectable ». Je ne voulais pas d’un film narratif ni d’un hommage engagé. Je travaille beaucoup la forme au cinéma et ce livre rejoint simplement mes goûts. Il décrit par fragments, souvenirs, sensations, flash-back, gestes… Et partant du principe que je voulais faire un film solaire, comme une parenthèse heureuse, il devait y avoir des chansons. Et puis la collaboration à l’image avec Pascale Granel et la merveilleuse équipe qui m’accompagnait m’ont permis de réaliser le film dont je rêvais.
Comment vous êtes-vous confrontée à ces scènes
charnelles ?
Je voulais réaliser un film sexuel. Filmer des corps représente pour
moi une manière de magnifier les acteurs. J’ai besoin de les rendre éblouissants. J’ai un souvenir naïf de quand j’allais au cinéma petite fille et que les acteurs s’embrassaient, je les trouvais encore plus beaux ! J’écris les scènes de sexe de la manière la plus précise possible pour que les acteurs sachent à quoi s’attendre sur le plateau. J’explicite les différentes positions, et avant le tournage je leur montre des photos, des extraits de films… Je choisis aussi des comédiens qui sont à l’aise avec leurs corps, je ne veux pas leur voler quelque chose qu’ils ne veulent pas donner. Cela se décide bien en amont du tournage. Ils me donnent leur confiance et j’essaie de la leur rendre à travers les images… Dans le film, l’évolution de leur passion passe par la chorégraphie de leurs corps. J’ai voulu faire un film fantasmatique où l’on a envie de se mettre à leur place et pas seulement de les regarder.

Pour cela, il vous fallait des acteurs capables de vivre cette passion physique devant votre caméra comme Laetitia Dosch et le danseur russe Sergei Polunin ?
Oui, Laetitia et Sergei devaient être prêts à vivre pleinement un
lâcher-prise. Laetitia est une actrice, affranchie de toute contrainte, indépendante d’esprit et intelligente. Je n’ai pas voulu exploiter son côté burlesque, girl next door, qu’on avait déjà vu. Je la voyais fatale. J’ai aimé la transformer, la blondir, la faire ressembler quelque part à Annie Ernaux, mais aussi à Catherine Deneuve dans sa période La Chamade, à Gena Rowlands ou encore aux héroïnes de Buñuel. Une belle femme mûre et sûre de ses moyens. Quant à A., incarné par Sergei Polunin, notre rencontre relève presque de la force du destin. Ne trouvant pas d’acteur russe, je m’apprêtais à engager un allemand. Et puis une image de Sergei que j’avais découpée il y a longtemps, en couverture d’un magazine anglais, m’est revenue. Quand j’ai voulu le rencontrer, ma directrice de casting en Russie, m’a répondu : « Mais c’est Dieu, je ne peux pas le trouver ! ». La star ultime, qui, au sommet de sa carrière, à 20 ans, a choisi de démissionner du Royal Ballet de Londres pour se perdre… Travailler avec Sergei m’a beaucoup aidée à mettre en scène ce fantasme que représente le personnage de A., car Sergei est un homme très respectueux, doublé d’une personnalité complexe et insaisissable. C’était lui l’homme objet du film.

A l’ère post #MeToo, ne craignez-vous pas que le film soit mal interprété ?
J’ai été élevée dans une société orientale, libanaise, avec les
avantages et les inconvénients. J’ai appris à conduire à 12 ans, je suis allée en boîte de nuit très jeune aussi, j’ai été harcelée par plusieurs hommes plus âgés, mes parents étaient absents et nous étions en pleine guerre civile. Le sexe et la violence ne sont pas étrangers à ma vie. Et comme presque toutes les femmes, j’en porte les cicatrices… Je ne me pose pas la question du féminisme. Je suis instinctivement une femme indépendante.Mais la force ultime de ce livre est de ne pas chercher à expliquer. Il y a probablement dans la passion, une volonté de se soumettre à l’autre, qu’il soit homme ou femme, et d’aller au bout de soi-même. Et le jugement moral n’a rien à faire ici, comme le déclarait Annie Ernaux à la parution du livre, ce qui m’attirait encore plus compte tenu de son féminisme revendiqué. Je me suis pliée à cette injonction en écrivant le scénario. Mais naturellement, j’aime les défis. Je préfère prendre un risque que de faire consensus. Le film pourrait être attaqué. Le livre l’a été à sa parution. On verra bien. Mais je n’expliquerai à personne comment éviter les risques d’une passion amoureuse…

TROIS QUESTIONS À ANNIE ERNAUX

Comment a été reçu votre livre Passion Simple lorsqu’il est paru en 1992?
A peine sorti, il a déclenché une violente polémique dans les
journaux, entre un journaliste du Nouvel Observateur qui me traite de «Madame Bovary» et la critique du Monde, Josyane Savigneau, qui lui réplique et salue mon courage, ma liberté. Le ton est donné, aussitôt et pendant des mois, Passion Simple suscite une avalanche d’articles tranchés, parfois insultants, de débats. Il a très vite plus de 200 000 lecteurs, aussi bien masculins que féminins. Il devient un fait de société. Ainsi, le mensuel Marie-Claire interroge Barbara, Monique Lang et d’autres femmes, connues ou non, sur ce qu’elles pensent du livre. Ce qui fait scandale ou, à l’inverse, est reçu comme une libération, c’est le récit, sans culpabilité, sans honte, sans plainte, sans lyrisme non plus, par une femme de sa passion – sexuelle mais pas seulement – pour un homme. Une passion libre, sans désir de lien. Que cette femme soit écrivaine et professeure, de 13 ans plus âgée que son amant, lequel ne partage en rien ses goûts, est un élément qui bouscule les représentations traditionnelles. Je pense que ce petit livre de
77 pages a contribué à l’émancipation des femmes.

Comment avez-vous perçu le film de Danielle Arbid adapté de votre livre, 20 ans plus tard, alors que les rapports hommes/femmes ont été bouleversés ?
Ce que montre le film ne peut pas être évalué à l’aune des
changements en cours dans les rapports des hommes et des femmes. Mais il va l’être, j’en suis sûre, il l’était déjà il y a vingt ans quand on me reprochait la soumission de l’héroïne, son attente d’un coup de fil de l’amant. Pas seulement des féministes et d’ailleurs certaines d’entre elles, à l’inverse, voyaient dans le personnage du livre un homme-objet. C’est la passion dans sa réalité, avec son caractère inexplicable, fou, et tout ce à quoi elle donne accès, qui est le sujet du film. La misère et la grandeur de ce qui traverse, toujours fugitivement, une vie. Je me rappelle ces mots d’Antoinette Fouque, fondatrice du MLF, dans l’article de Marie-Claire évoqué plus haut, « refuser la passion, c’est se refuser à la condition humaine ».
En 1993, vous déclariez « Je pense que l’une des raisons
du succès de ce livre, c’est que la passion absolue – telle que je la décris – n’apparaissait plus possible à notre époque». Pensez-vous que cette passion absolue soit encore possible aujourd’hui ?
Possible comme elle l’a été à toutes les époques, mais dicible,
admise, peut-être moins qu’auparavant, parce qu’elle incarne le désordre, la mise entre parenthèses de ce qui structure la vie sociale, le travail et la famille

Danielle Arbid

Le style de Danielle Arbid se résume dans cet extrait d’interview de 2012, donnée pendant le festival de La Rochelle : ´Mes courts expérimentaux, que je réalise depuis des années entre deux longs métrages, mettent en scène un univers intime, comme un organigramme. La série des Conversations de salon par exemple représente les femmes de ma famille, This smell of sex, mes amis, Nous mon père…
Ces films me permettent de documenter un monde cher et d’essayer des idées cinématographiques limites. Mes longs métrages de fiction exigent un travail plus long, moins formaliste, plus passionné surtout. Ainsi que les deux documentaires que j’ai pu réaliser. Même si tout mon travail raconte la violence d’un pays, de la famille, du couple… Mais en général mes films exposent ‘des secrets’. À cause de cela beaucoup de gens estiment que je suis une provocatrice, que je pose la caméra là ou ça dérange, que je le fais avec une impertinence jouissive. Et que je ne suis pas du tout représentative du monde arabe d’où je viens. Moi je trouve même dans cette détestation, une force pour faire encore des films. Car au-delà de la provocation pure, c’est la désobéissance qui m’intéresse.’

Son propos, elle l’applique à la lettre en intentant un procès à l’État Libanais en 2012 pour avoir interdit son film, Beyrouth Hotel. Procès inédit, intenté pour changer la loi obsolète de la censure libanaise, qui avait déjà interdit la sortie de son deuxième long métrage, Un homme perdu pour atteinte aux bonnes mœurs et censuré le premier ‘Dans les champs de bataille’ pour les mêmes raisons. Mais le procès sera perdu et l’interdiction de Beyrouth hôtel confirmée pour ´Atteinte à la sécurité de l’Etat’ cette fois. Aujourd’hui, les films de Danielle Arbid restent invisibles au Liban et dans presque tout le monde arabe.  (Wikipedia)

A lire aussi: la Conversation entre Annie Ernaux et Danielle Arbid dans la rubrique « Dossiers »:

https://cinecimes.fr/peur-de-rien-2/

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