Japon
Réalisatrice
Suzaku, Shara, La Forêt de Mogari, Les Délices de Tokyo, Still the Water, True Mothers
ENTRETIEN AVEC NAOMI KAWASE
True Mothers traite de la maternité, un thème que vous avez déjà abordé dans vos films précédents. Pour quelles raisons y revenir ?
True Mothers est l’adaptation d’un roman à succès au Japon, qui s’intitule Le Matin arrive de Mizuki Tsujimira. Ce roman traite de deux façons d’être mère : être une mère de sang, et être une mère adoptive. J’ai moi-même été élevée par des parents adoptifs, et découvrir cette œuvre était un signe du destin.
La nature joue un rôle très important. Filmer les éléments naturels fait partie des codes reconnaissables de votre cinéma. En quoi cela est-il pertinent pour True Mothers ?
Cette présence d’éléments naturels n’était pas dans le livre. Les plans autour de la nature, sur les arbres, le vent, la mer… participent à mon interprétation personnelle du monde. Je tiens énormément à la présence de la nature dans ce que je filme. À tel point que c’est devenu effectivement un code de mon cinéma. Et chaque plan de cette nature porte une signification. Par exemple pendant la séquence de l’accouchement de le jeune fille, Hikari, j’ai inséré des images de ma ville maternelle : Nara, avec les montagnes, la forêt, car ce sont tous des éléments qui touchent à l’ordre naturel de la vie qu’il faut respecter. La nature nous aide à surmonter les obstacles, rien que par sa contemplation.
En revanche, c’est la première fois que l’on vous voit filmer la ville moderne, notamment à travers de hauts buildings. Qu’y avez-vous découvert ?
La représentation de la ville moderne est un contraste avec la vision de la campagne dans mon film. Ça montre bien le Japon aujourd’hui. J’ai choisi de filmer un quartier qui se situe le long de la baie de Tokyo, et qui est extrêmement moderne, avec des immeubles en construction. Il s’agit du futur village olympique. Nous avons tourné pendant les travaux. J’aimais l’idée que ce quartier se situe à côté de l’aéroport international. Ce sont les premiers paysages japonais que les étrangers découvrent quand ils atterrissent. C’est comme une sorte d’entrée spectaculaire au Japon. Je voulais aussi témoigner de façon presque documentaire de ce moment-là de mon pays. Face à ce paysage très moderne, se dresse le paysage traditionnel et très paisible d’Hiroshima, pas la ville, mais l’île.
Cet endroit fait partie d’un petit archipel doté d’une mer intérieure extrêmement tranquille où il n’y a jamais de grandes vagues comme sur les côtes. C’est pour ce calme que s’y implantent des parcs à huîtres. Au creux de cet endroit protégé, il y a la maison des filles-mères (« Baby Baton »). Dans ce refuge au cœur de la nature, elles peuvent avoir une vie paisible. Des nouveaux nés viennent au monde depuis des générations. Entre le paysage des buildings et celui de cette île, il y a à la fois des choses éternelles, et d’autres qui changent, je voulais enregistrer tout ça.
Pourquoi avoir choisi une île dont le nom est aussi historiquement chargé ?
Tout d’abord, je tenais à ce que ce soit sur une île. Évidemment le nom d’Hiroshima porte toute l’histoire de la guerre, mais c’était cette île-là qui m’intéressait. Lors de mon travail de repérages, en cherchant « mon » île pour le tournage, j’ai beaucoup étudié les histoires de ces lieux. Il se trouve que pendant la guerre, cette île était utilisée comme camp de prisonniers. Aujourd’hui des institutions pour des enfants maltraités ont choisi de s’y installer. Cette île est une sorte de refuge pour les exclus, les exilés. C’est un peu comme les exilées de mon film, ces adolescentes, qui s’apprêtent à être mères, sont envoyées là le temps de leur grossesse. Elles sont exclues de la société. Pour mieux faire ressentir à quel point la société ne veut pas d’elles, une île, territoire forcément isolé, caché, me semblait idéal. Par ailleurs c’est aussi un endroit qu’il faut atteindre, où l’on prend le temps d’arriver. La jeune Hikari prend d’abord le train, car il n’y a pas la mer à Nara, d’où elle part. Puis, elle prend le bateau. Le rythme profond et puissant d’un navire sur une eau calme, était très important pour moi à capter. Il laisse le temps à Hikari de
réfléchir, mais aussi de ressentir son exclusion.
Un autre grand code de votre cinéma est présent dans votre film : le flirt entre la fiction et le documentaire.
Comme d’habitude je tenais à ce qu’il y ait une part documentaire dans mon film. Ici, c’est
le sujet de l’adoption qui me l’a apporté. Quand je préparais le tournage, j’ai rencontré toutes sortes de personnalités, dont des adolescentes qui ont eu des bébés. La plupart sont tombées enceintes sans le vouloir, et très souvent, on ne parle jamais de ces filles-là. On pense même qu’elles ont abandonné leur bébé sans regret. Pourtant, quand on les rencontre, on sent bien qu’elles sont psychologiquement extrêmement blessées. Elles portent en elles un poids très lourd. Je voulais montrer que ces filles-là existent dans
notre société. Il faut savoir qu’au Japon, l’adoption n’est pas encore très bien acceptée contrairement aux pays occidentaux. Les parents adoptants cachent souvent que leurs enfants sont adoptés. Donner un aspect documentaire autour d’Hikari était pour moi une façon de montrer la réalité du Japon. L’adoption que j’ai connue dans ma vie est un peu différente de celle du film, mais je suis aujourd’hui encore plus reconnaissante à mes parents adoptifs de m’avoir élevée. J’aurais pu, sans eux, être une enfant maltraitée. On en a des exemples aujourd’hui dans la société japonaise. Je remercie mes parents adoptifs pour le temps passé sous le même toit, c’est un cadeau extraordinaire. Très souvent au Japon quand on parle d’adoption, on a presque pitié mais dans mon film l’adoption est un cadeau.
Votre cinéma est aussi très symbolique. Dans True Mothers vous multipliez les plans sur les mains qui se tendent, se prennent, s’étreignent, se touchent.
Tous ces plans de mains n’étaient pas écrits dans le scénario. Ils sont pour la plupart improvisés. Ils sont comme des réflexes, des gestes naturels de la part des acteurs au moment du tournage, et comme il se trouve que je tiens la plupart du temps moi-même la caméra, j’en profite pour capter et garder au montage ces irruptions spontanées. Pour moi c’est d’autant plus fort de montrer cela, que les Japonais n’ont pas du tout l’habitude d’embrasser, ou de toucher l’autre, mais je tenais à m’approcher des corps et parler du lien humain.
La lumière résolument naturelle dans votre cinéma, en quoi cela est-il toujours primordial pour vous ?
Pour moi il n’existe pas d’autre lumière que la lumière naturelle. Bien sûr pour certaines séquences intérieures, j’ai dû utiliser des lumières artificielles, mais je fais tout pour que ça paraisse naturel parce que le plus important c’est un autre élément naturel : celui du jeu des comédiens. Je tourne dans l’ordre chronologique du scénario pour respecter l’état psychologique des acteurs, donc la lumière doit s’adapter à eux.
C’est aussi un film sur le bonheur conjugal avec ce couple d’adoptants qui se révèlent viscéralement liés l’un à l’autre.
Ce couple n’arrive pas à avoir d’enfants, il y a un proverbe japonais qui dit : « le plus grand bonheur dans le couple, c’est l’enfant ». Pas mal de couples qui ne peuvent pas avoir d’enfants divorcent, mais ce couple-là est complémentaire, l’un accepte les défauts de l’autre. C’est une forme de couple qui me fait rêver. Toutes ces séquences familiales montrent combien l’amour du couple est fort. Ce n’est pas tant l’amour conjugal que l’amour humain d’ailleurs, celui de vivre avec une autre personne, les autres, qui m’intéresse.
Et finalement ?
J’ai fait beaucoup d’interviews au Japon dans le cadre de la promotion du film. Le sujet de la fiction et du documentaire intéressait beaucoup de journalistes. Dans la scène de la fête d’anniversaire, on voit une documentariste qui filme. On voit son ombre. Les journalistes japonais ont dit : « L’ombre, c’est vous évidemment ». Je me place comme la réalisatrice de ce film de fiction, mais également comme celle du documentaire à l’intérieur de ce film. Quand je repense aujourd’hui à mon cinéma, je crois qu’il est extrêmement lié à ma vie privée, à mon adolescence. Je ressentais des émotions négatives, mon lien familial était compliqué car je n’ai pas connu mes parents. Ce sentiment toxique, le cinéma l’a transformé en positif à travers des documentaires très personnels. En cela, le cinéma m’a fait un cadeau immense. Ça a été un énorme changement. Aujourd’hui j’ai cinquante ans, je me pose encore plus la question du rapport entre fiction et documentaire. C’est très important que les deux soient mêlés. À un moment dans le film, la fondatrice de l’association demande à la documentariste de raconter son histoire, celles de toutes ces jeunes filles, à tout le monde, pas seulement aux adolescentes qui accouchent, mais, vraiment, à tout le monde.
Deux adolescents face au deuil, dans le décor hors du temps des îles Amami… Avec Still the Water, la cinéaste japonaise de 45 ans signe un très beau récit initiatique.
1969. Abandonnée par ses parents biologiques, Naomi Kawase a été recueillie par sa grand-tante et son grand-oncle. Cette enfance dans la région rurale de Nara, au centre du Japon, irriguera un cinéma largement autobiographique nourri d’une grande proximité de la nature. Sa grand-tante Uno, que l’on aperçoit dans son film La Forêt de Mogari et dont la récente disparition a inspiré Still the Water, est son modèle : « Vivre est un art, c’est cela qu’elle m’a transmis. » Elle lui inculque plusieurs principes de vie : « Il faut chaque jour remercier le soleil d’être là, la nourriture que l’on reçoit, les fleurs de fleurir. Prier est une forme de remerciement. »
1992. Diplômée de l’école de photographie d’Osaka, la jeune femme termine son premier documentaire, Dans ses bras, hanté par la recherche d’une figure paternelle. « C’est à ce moment-là que j’ai compris que je n’arrêterai jamais de faire des films. J’ai songé à renoncer à certains moments, mais le dieu du cinéma ne m’a pas laissée faire. » Précoce, elle reçoit à Cannes la Caméra d’or en 1997, à 27 ans, pour Suzaku, sa première fiction : « Avant, je tournais en 8 mm, là, j’ai enfin travaillé avec une équipe. »
2007. Entre Shara (2003), son plus beau film à ce jour, et Genpin (2010), documentaire sur l’accouchement naturel, La Forêt de Mogari, errance fantomatique et sylvestre, reçoit en 2007 le Grand Prix du jury à Cannes. « C’était la première fois que je travaillais avec une monteuse française, et une coproduction franco-japonaise, ça compte pour moi. »
2014. Avec Still the Water, la cinéaste revient au cinéma après la mort de sa grand-tante, dont le film témoigne. « On doit affronter la mort tous ensemble, en famille, ce moment est un passage », explique-t-elle. Dans le film, deux adolescents s’unissent face au deuil : « Il y a de moi dans ces deux personnages. La première fois que j’ai embrassé un garçon, c’est moi qui ai pris l’initiative, pas l’inverse ! » L’écosystème très préservé des îles Amami, où elle a entièrement tourné, constitue un fascinant écrin pour le film. « Les Japonais connaissent Okinawa mais très mal Amami », cet archipel situé au sud-ouest du Japon qui a longtemps été assujetti à un royaume, puis à un seigneur. « La population ne s’est jamais organisée politiquement, ils ont toujours été opprimés et ont, paradoxalement, conservé leur propre culture. »
- Clémentine Gallot