Nadav Lapid
Né en 1975 à Tel-Aviv, Nadav Lapid étudie la philosophie à l’université de Tel-Aviv, la littérature française à Paris et le cinéma à l’école Sam Spiegel à Jérusalem. Après avoir réalisé trois courts métrages, publié un roman et travaillé comme critique littéraire puis journaliste sportif, il entre en 2008 à la Cinéfondation du festival de Cannes où il écrit le scénario de son premier long métrage.
À l’origine du film
LE GENOU D’AHED a été écrit dans un sentiment d’urgence, un sentiment qui m’a intimé d’écrire, de tout écrire, vite, jusqu’au bout. Un sentiment qui me maîtrisait plus que je ne le maîtrisais. Le film est né d’un évènement qui s’est passé en juin 2018.
Mon téléphone a sonné et une femme qui s’est présentée comme la directrice adjointe des bibliothèques d’Israël au ministère de la Culture m’a invité à présenter mon film L’INSTITUTRICE à la bibliothèque de Sapir, un village minuscule et reculé de la région de la Arava, tout au bout d’Israël. Un désert vaste, peu d’habitants, plein de sable, un endroit où je n’étais jamais allé auparavant.
Au téléphone, elle m’a paru étonnamment jeune par rapport à son poste, et très gentille. En réponse à mes questions, elle m’a raconté comment son désir de littérature — un désir qu’elle a développé jeune fille sans qu’aucun membre de sa famille ne l’ait encouragée, eux n’aiment pas les livres — l’a conduite à diriger la bibliothèque régionale à côté de chez elle, puis à ce poste au ministère de la Culture. Elle a ajouté que les bibliothèques sont devenues au cours des deux dernières années les centres culturels les plus importants des villages où il n’y a plus ni salles de cinéma ni théâtres. Toute l’activité culturelle et artistique se trouve ainsi fixée par les responsables du département des bibliothèques au ministère de la Culture, c’est-à-dire par elle-même.
Juste avant que la conversation ne se termine, elle a mentionné un document que je devais obligatoirement remplir et signer pour que ma présentation du film soit validée. Dans ce document j’allais devoir, en plus de signaler quelques informations techniques, choisir à partir d’une liste de sujets donnés celui de ma présentation, et promettre de discuter avec le public du sujet choisi, et d’aucun autre.
Cela m’a paru louche. Surtout en ces jours où la liberté d’expression est en Israël un soleil maussade de décembre, qui s’assombrit et s’éteint. Et la figure prédominante de cette campagne contre la liberté d’expression était la ministre de la Culture en personne.
J’ai dit à la directrice adjointe des bibliothèques : « J’imagine que la liste des sujets est conforme aux sujets autorisés par le régime, et que ces gens n’aiment pas les opinions autres que les leurs. Et que celui qui n’est pas d’accord avec eux, ils le font taire ».
Après un court silence, à ma surprise, elle a répondu : « Je ne suis pas fière de ce que je fais là. Depuis deux ans, ils veulent tout contrôler. Ils ne supportent plus les opinions différentes des leurs ». Et, tout de suite, elle m’a supplié de signer ce document quand même, et de venir malgré tout dans le désert pour présenter mon film aux habitants du village reculé.
Après avoir raccroché, j’ai appelé une amie qui écrit pour le seul journal encore libre et sérieux en Israël. Cet aveu très direct d’une fonctionnaire importante l’a étonnée elle aussi, et elle m’a demandé si je pouvais l’enregistrer à son insu. Cela m’a paru impossible d’un point de vue moral. Je me suis imaginé la catastrophe qui tomberait immanquablement sur la tête de cette jeune femme avec qui j’avais parlé, une fois que cet enregistrement serait rendu public. Dans le meilleur des cas elle serait destituée du ministère de la Culture et aucun poste au service de l’Etat ne lui serait plus accessible.
Je suis allé dans le Sud, dans la Arava. Le désert autour de moi était infini et vide. Le peu de gens que je croisais étaient des Israéliens d’un type que je ne connaissais pas. J’ai signé le document en question. A la rencontre avec le public, après la projection du film, j’ai tenu plus au moins les propos habituels. Peut-être qu’inconsciemment, j’étais plus prudent.
Quelques mois plus tard, la ministre de la Culture a initié la loi pour la loyauté de la culture, qui interdit le financement d’une oeuvre d’art jugée infidèle à l’Etat. Une loi qui peut être votée à tout instant. La démocratie relative qui existait encore ici se rétrécit de plus en plus. On vit la fin d’une certaine santé mentale israélienne, vraie ou fausse, dans laquelle j’ai grandi. C’est bien la fin d’Israël tel que je l’ai connu.
Peut-être que c’est le destin inévitable d’un pays en guerre éternelle. Le destin d’un pays où presque chaque habitant, moi inclus, a connu la guerre, pris part à la guerre, à la violence. Je n’en ai aucune idée. Je ne suis ni historien, ni sociologue. La liberté d’expression artistique est devenue, étrangement, le drapeau emblématique de cet écroulement.
Dans le scénario que j’ai écrit, le cinéaste prend ce chemin que moi-même je n’ai pas pris. Il est d’accord pour jeter la directrice adjointe des bibliothèques dans l’abîme, afin d’essayer de freiner les roues du char fasciste galopant. Est-il un héros ? Un vilain ? Fait-il subir à une femme jeune et noble un désastre ? A une femme bien plus franche et courageuse que lui ? Ou bien s’agit-il d’une femme lâche, qui exécute les méfaits d’un Etat obscur ? Dans les jours sombres, la distinction entre victimes et bourreaux, entre forts et faibles, supérieurs et inférieurs, ne disparaît-elle pas ? Les frontières deviennent floues, les uns et les autres sombrons ensemble sur le même navire en plein naufrage.
Y., le cinéaste, est dur, sans pitié, arrogant, agressif, enragé. Une rage politique justifiée ? Ou bien n’est-ce que de la cruauté ? Ou peut-être juste une énorme tristesse face à une double mort, celle de sa mère, qu’il ne peut empêcher, et celle de son pays, peut-être encore sauvable. Mais lui-même, en son for intérieur le sait bien : il n’a pas le niveau de folie et de grandeur d’esprit suffisants pour le sauver. Les mots sont ici une matière, une mélodie. Ils sont un ingrédient permanent de cet univers, comme le désert, le soleil, la solitude, le sentiment du néant. Leur importance ne se limite pas à ce qu’ils disent mais aussi au fait d’être dits.
Les mots sont tels une musique qui monte, encore et encore et encore. Leur moteur c’est le désespoir, l’impuissance et la tristesse de Y., qui l’obligent à ne jamais s’arrêter, à avancer toujours plus rapidement et avec plus de bruit. Mais, à la fin de ce crescendo, il n’y a aucune rédemption. Les manifestes brûlants et les discours agités de Y. deviennent des unités de sens, mais aussi l’acte de celui qui parle pour ne pas tomber, pour ne pas pleurer.
NADAV LAPID
ENTRETIEN AVEC NADAV LAPID
Pourquoi ce titre, LE GENOU D’AHED ?
Pour faire référence à Ahed Tamimi, adolescente palestinienne contestataire. Elle et sa famille habitent dans un petit village de Cisjordanie. Elle est née et a grandi sous occupation israélienne. Quand un groupe de soldats a voulu entrer dans sa maison, elle a giflé l’un d’eux et a été arrêtée et emprisonnée pendant neuf mois. C’était en 2018, elle avait 16 ans. Son histoire a fait beaucoup de bruit en Israël et dans le monde arabe. Pour les Palestiniens elle est devenue une héroïne, pour les Israéliens une terroriste. Un député israélien a appelé sur Twitter à tirer dans son genou afin de la rendre handicapée. Je tenais à démarrer mon film avec ça : le genou, qui est finalement très peu filmé au cinéma. Ce n’est peut-être pas la partie du corps la plus belle, mais c’est un vrai mélange de force et de fragilité. J’aimais aussi l’idée de la référence au film LE GENOU DE CLAIRE d’Eric Rohmer. En remplaçant le prénom Claire, je datais mon film, je le plaçais dans son époque, celle d’Ahed Tamimi. LE GENOU D’AHED, c’est un autre monde que celui de Claire, c’est le monde d’aujourd’hui. Et aujourd’hui, dans tous les pays, on veut briser des genoux d’Ahed, alors il faut aller partout les filmer et les sublimer.
Sans qu’on la voie dans le film, la mère du héros est très importante.
Ma mère, Era Lapid, était une monteuse de cinéma. Elle a monté tous mes films, les longs, les moyens, les courts, tous à part LE GENOU D’AHED. Elle est décédée à la fin du montage de SYNONYMES d’un cancer des poumons. Enfant, j’étais très proche de ma mère. Adulte, à force de travailler avec elle, notre lien a revêtu une autre forme. Je l’ai choisie à chaque fois pour monter chaque nouveau film. On dit qu’on ne choisit pas nos parents, mais ce n’était pas mon cas. Le cancer a été détecté au début du tournage de SYNONYMES. Il était déjà avancé, une forme mortelle, sans espoir. On a passé, ma mère et moi, beaucoup de temps entre la salle de montage et les hôpitaux. En plein montage, je suis parti quelques jours présenter L’INSTITUTRICE dans la Arava. Je lui envoyais des messages vidéos depuis le désert. C’était en avril 2018. Ma mère est décédée début juin. Entre mi-juillet et début août j’ai écrit le scénario du GENOU D’AHED. L’écriture a pris environ deux semaines. L’écriture de SYNONYMES m’avait pris plus d’un an. Je raconte les faits, parce que pour moi c’est la façon la plus simple de parler de la mère dans le film, et peut-être aussi la plus juste. LE GENOU D’AHED existait déjà d’une certaine manière avant que je ne l’écrive. Il fallait juste le raconter. J’ai du mal à dire ce que la mère représente dans le film. Il me semble qu’elle est telle que ma mère était : une mère très proche du protagoniste, son associée artistique, idéologique, qui agonise. Dans le film elle est la co-scénariste (mon père, écrivain, a été mon co-scénariste sur SYNONYMES). Et les messages que Y. lui envoie sont peut-être ses seuls moments de tendresse.
En quoi la Arava est-elle un personnage à part entière de votre film ?
On connait tous cette formule classique du citadin qui arrive à la campagne et qui découvre la puissance guérissante de la nature sur l’âme. Au départ, mon personnage principal, Y., déteste ce qu’il voit. C’est un être en conflit avec tout ce qui l’entoure : les gens, le paysage… et il l’exprime en se montrant très souvent insensible. Les seuls instants où il est atteint, c’est lorsqu’il veut transmettre ce qu’il vit et ce qu’il voit à sa mère. Là, il se comporte de façon différente. Il filme avec douceur, avec affection, avec émerveillement, avec curiosité, le miracle d’être en plein désert. Quand ça s’arrête, il redevient aveugle, hostile. Il se souvient de cette formule : « A la fin, c’est la géographie qui gagne. » Ma mère disait cette phrase pour signifier qu’Israël est un pays sans futur, pour essayer de nous encourager, mon frère et moi, à quitter le pays, bien qu’elle n’ait jamais envisagé de le faire elle-même.
Les propos sur Israël par votre héros sont très forts et injurieux, il parle d’abjection… Pourquoi ce choix radical de mots ?
Il y a une ambivalence de pensée envers notre pays de la part des cinéastes israéliens, conséquence de cette fameuse phrase : « la situation chez nous est complexe ». Ce sentiment de la complexité, dont j’ai parlé moi aussi, m’est apparu avec le temps comme une forme de mollesse, un cliché artistique et politique. C’est la haine du pays, c’est l’amour du pays. On devient tous accro à ça. Le problème est que, quel que soit le film qu’on veut réaliser sur Israël, le pays sera toujours encore plus fou et extrême. J’ai voulu me donner entièrement aux sentiments radicaux suscités par mon pays à travers les mots. Je voulais dessiner un carré noir à la manière du peintre Mark Rothko. La série d’injures est prononcée par un visage marqué par la vulnérabilité, par une bouche en forme de mitrailleuse, dans un rythme qui forcément transforme le discours en un cri strident, la parole en un balbutiement et la victoire rhétorique en un écroulement(à la fin mon héros tombe littéralement à genoux). Tout cela crée aussi de l’ambivalence, mais ce n’est plus ce cliché de « la réalité est toujours complexe » ou « il y a toujours du pour et du contre ». C’est l’ambivalence du monde des couleurs, des matières, des sons et de la texture, qui fait face aux mots et aux arguments, l’ambivalence de l’existence qui affronte la pensée, ou bien du scénario qui rencontre une caméra.
En quoi était-il indispensable de montrer le passé militaire du héros ?
Le récit en flashback sur l’armée commence comme une démarche tactique de Y. Il l’utilise comme une analogie pour expliquer à la jeune fonctionnaire le danger de la complicité, et comme une manœuvre pour la pousser à parler explicitement du système d’oppression dont elle fait partie. Mais évidemment, il se retrouve submergé par ses propres paroles. Il multiplie les mots tout en répétant tout le temps « j’abrège ». Chaque fois, il détaille, il narre longuement ce qu’il aurait pu raconter en trois formules, parce qu’au fond, il veut se faire comprendre, expliquer ce qui le meut, pourquoi il en est arrivé là. J’ai la même démarche en tant que cinéaste, dans tous mes films : travailler la sensation qu’il y a toujours un détail qui manque et qui ferait que tout soit plus clair. Il est impossible de ne pas aller vers ce détail, de ne pas l’exprimer, et ce détail mène au détail suivant. J’ai l’obsession d’être toujours plus précis.
Et si vous deviez synthétiser votre histoire, que diriez-vous ?
Le film se base sur une trame simple, linéaire : un homme arrive dans un territoire inconnu et bouleverse tout, y compris lui-même. C’est presque la structure classique des westerns. LE GENOU D’AHED, c’est le récit d’une journée à travers laquelle le personnage principal va au-devant de ses propres limites. Il se prend pour un monstre ou un surhomme, un diable ou un prophète. Mais finalement peut-être qu’il n’est ni l’un, ni l’autre, juste une personne en crise personnelle dans une société en crise collective. Entre en jeu un autre de vos codes artistiques : le tempo, parfois très fort, de la voix lors de ces monologues frénétiques, ce que vous avez appelé le cri strident.
Comment parvenez-vous à obtenir cette scansion si particulière ?
Quand je dirigeais l’acteur pendant la séquence où il se met en transe verbale, je cherchais à ce qu’il atteigne une articulation spéciale. C’était tellement déterminant pour moi que j’ai tourné la scène allongé sur le sable : invisible à la caméra, j’appuyais avec mes mains sur le pied du comédien, sur sa chaussure, pour lui donner le tempo, les moments où il fallait accentuer sur certains mots, qui sont des idées bien sûr. Je voulais que cette musique pénètre le crâne de ceux qui vont entendre ce discours. Il me semble que c’est le tempo qui subvertit les mots, qui les transforme de simples éléments porteurs de sens en toutes sortes d’autres choses, en sons sûrement, en frappes de batteries, de marteaux, en vibrations (donc d’une certaine manière aussi en non-mots). C’est ce qui résume finalement le monologue entier aussi à un cri, à un aveu de désespoir, de faiblesse (alors que porter un discours radical et bien articulé, c’est une parade triomphante), à une prière. C’est un peu comme certaines chansons de rap, un grand modèle pour mon cinéma, où les mots, presque nus sans la présence des instruments musicaux, sont à la fois omnipotents et presque incompréhensibles.
Lors de cette séquence marquante, le héros est-il victime de sa propre intensité ?
Absolument ! Il dit tout. Il s’adresse autant à Yahalom à côté de lui qu’au désert lui-même. Et évidemment tout dire est impossible sans la puissance du souffle. Parler haut et fort, c’est un peu aussi se mettre en danger. D’ailleurs le danger inonde tout le film. Par son bouillonnement prêt à exploser, mon personnage principal propage des émotions, des sensations qui sont pour moi du mouvement. C’est le synonyme de l’espoir. Dans mes films, que ce soit LE POLICIER, L’INSTITUTRICE ou SYNONYMES, il y a la notion de super-héros terriblement fort, mais paradoxalement aussi terriblement faible, car incapable de s’intégrer à la société des hommes. LE GENOU D’AHED infléchit ça. Le héros ne peut pas refuser le contact de cette jeune femme fonctionnaire, il ne peut pas refuser l’appel de sa petite sœur : « sois bon ». Il ne peut pas ne pas sentir sa main sur sa joue. Il est avant tout humain, autant par sa curiosité des autres que par son antipathie à certains moments du film.
LE GENOU D’AHED a aussi ceci de particulier que les genres masculin-féminin n’ont aucune incidence. Votre héros cinéaste pourrait être une femme, et la jeune fonctionnaire un homme. Cet affranchissement des genres, est-ce pour montrer que ce qui compte avant tout c’est le fait d’appartenir au genre humain ?
Absolument. Dans SYNONYMES et dans LE POLICIER, les corps des héros incarnaient la virilité. LE GENOU D’AHED n’est pas un film qui porte sur la virilité, c’est dépassé pour moi. Ici je pense que la seule chose qui compte et qui existe pour représenter le personnage principal, ce sont ses yeux. Néanmoins, j’aime filmer le corps humain dans son entièreté, et dans ce film je voulais mettre dans le cadre des parties du corps que l’on voit rarement, comme le pied, l’orteil. Mais à l’opposé de mes films précédents où il y a une idéalisation du corps, je filme ici le corps d’un être humain « sans corps » en quelque sorte. Il traîne son corps avec lui, il le subit plus qu’il ne l’habite, c’est quelque chose de vide, proche du néant. Sa présence exposée, collée à la caméra, accentue son absence.
Un corps proche du néant mais en résistance ?
Oui. Le corps de mon personnage résiste beaucoup, aux idées, aux autres, à mon histoire même. Dans mes films précédents, le corps et la parole créent toujours une forme de dichotomie, un héros à deux têtes, à deux voix, le corps chante sa chanson et l’esprit proclame autre chose. Avec LE GENOU D’AHED, même quand le héros danse, il reste immobile. Sa danse est aussi enfermée dans ses gestes que son état d’esprit. Cela révèle un manque de foi dans la capacité de propager et transmettre quelque chose. Si SYNONYMES est un film qui porte sur le mouvement, sur la mobilité permanente, ici c’est l’opposé. LE GENOU D’AHED est un film sur l’immobilité, presque l’impossibilité de bouger. Le seul mouvement va de l’extérieur à l’intérieur, de la peau aux tripes.
Vous avez filmé les corps des autres personnages différemment, notamment celui de Yahalom. Pourquoi ?
A l’inverse du héros, Yahalom « a » un corps. Elle est une fonctionnaire au service du mal. On sait que les régimes fascistes sont basés sur beaucoup de Yahalom, des fonctionnaires sympathiques qui effectuent sans faillir leur tâche. Et en même temps, rien n’est si simple car, dès qu’elle est présente, c’est aussi son humanité que l’on ressent. Le rythme d’une parole, la grâce d’un sourire, la couleur d’une robe… Ce personnage évoquait chez moi une grande ambivalence, ce qu’elle représente et ce qu’elle est, par exemple quand elle est allongée sur le canapé et qu’elle sourit : elle vit, on ne peut pas nier ça. Ce n’est pas une question d’opinion alors, mais de vérité du moment. On veut qu’elle soit tout le temps dans le cadre, qu’elle colore tout ce qui l’entoure. Le personnage de sa petite sœur s’inscrit dans cette même démarche, elle est une sorte de fée.
Pouvez-vous nous parler de vos deux comédiens principaux ?
Avshalom Pollak est chorégraphe. Il vient d’une grande famille d’acteurs et il a lui-même connu beaucoup de succès avec une série quand il était jeune comédien dans un rôle devenu quasi mythologique en Israël. Puis il a choisi d’arrêter et depuis 20 ans il se focalise sur sa troupe de danse. Pour moi, Avshalom incarnait parfaitement, dans son essence et son existence, deux valeurs essentielles du personnage de Y. L’une est qu’il s’agit d’abord d’un artiste ; j’ai cherché un acteur « en observation », un acteur qui aurait pu élaborer une mise en scène. L’autre est son opposition, sa contradiction avec son entourage. On le met dans la Arava, et on fabrique un contraste immédiat. Ce n’est pas juste l’étranger, c’est l’opposant. Il porte en lui de l’appartenance et du détachement, comme un membre de la famille qui reste toujours extérieur. Avec la directrice de casting, on avait compris que même s’il y a de bons comédiens israéliens dans cette classe d’âge, il y en a très peu qui auraient vraiment pu aller au fond de la vérité de Y. Ce n’est donc pas un hasard si l’on a choisi un comédien qui avait renoncé au jeu. Pour lui, cela a été une décision dramatique de retourner au plateau de cinéma, qu’il avait quitté il y a plus de 20 ans. Mais une fois que la décision mutuelle a été prise, tout a été très naturel. Plus que dans mes autres films, avec Avshalom j’ai senti qu’il y avait très peu de choses à expliquer, il comprend tout. Le diriger pour incarner Y., c’était presque comme diriger Avshalom dans sa propre vie. Tout chez Y. lui était évident. Il a les mêmes nuances que Y., les mêmes gestes, il chante la même chanson. Il n’avait pas besoin d’instructions. Au contraire, Nur Fibak est une jeune comédienne ambitieuse et talentueuse, dans son premier rôle au cinéma. Cette dynamique inverse entre les deux héros renvoyait quelque part déjà aux personnages du film.
La musique est très présente dans vos films. Qu’apportent la danse, les chansons de variétés populaires et joyeuses dans celui-ci ?
Je sème à l’intérieur de mes films des parts musicales synonymes de joie, de rage, de sexe… Elles me donnent l’impression de construire un monument ! Un grand monument au milieu d’une place ! C’est une sensation très primaire, primordiale, frontale en moi, et je ne peux pas m’en détacher. Cela me rend heureux, je pense à une chanson et je souris. C’est une question de sensations où tout est possible, les justes sont les pécheurs et les pécheurs les justes, où le Bien et le Mal s’enchevêtrent. Pour cela, j’utilise la musique la plus populaire, la plus immédiate, instinctive. Ce choix de musique populaire est lié pour moi aussi à l’impression que mes films, et celui-ci plus que les autres, peuvent être perçus comme étranges ou singuliers sur le plan formel (même si cette étrangeté à mon avis peut rendre une œuvre plus personnelle donc finalement plus touchante), mais ils parlent de chaque humain et donc sont destinés à tous les humains. Dans ce sens-là, cette musique populaire, ces chansons qu’on connaît tous, servent comme un langage universel secret d’associations et de sensations pour communiquer entre les êtres.
Votre cinéma, ce sont aussi des histoires qui se construisent par des détails visuels et sonores. Dans LE GENOU D’AHED, les poivrons pourris, les pâtisseries faites maison, la description de la faune locale, ou le nombre d’habitants du désert… contribuent à former un inventaire pragmatique-poétique.
Cela vient du fait qu’on vit dans un monde « googlé ». Je tape « Arava » et je reçois une liste de précisions très diverses. Et ces détails font partie intégrante de notre univers. On voit le monde à travers eux. C’est lié aussi à la simplicité de la narration et de l’histoire de ce héros. Il vient. Il est là. Il part. C’est la vie de tous les jours. Il s’appuie constamment sur des moments concrets, des choses concrètes de la vie quotidienne.
Et comme dans la vie, on a la sensation dans votre film de ne jamais prévoir comment vont muter les événements. Pourquoi ?
Je tente de traiter chaque moment comme un premier acte. Tout est vierge, tout est à découvrir et tout est définitif. Parce qu’en apparence, mon héros au départ se croit intouchable. Il ne veut parler avec personne. Il est en état d’auto-suffisance absolue. Il arrive dans cet endroit du monde avec une idée fixe par rapport aux gens là-bas. Rien ne semble pouvoir le faire bouger de ses convictions et en même temps il a besoin désespérément des autres. Lui-même n’en est pas conscient du tout. Il ne conçoit absolument pas cette notion qui innerve tout mon film : « sois bon ».
En quoi LE GENOU D’AHED est-il un film sur la bonté ?
Y. part en guerre pour sauver son pays de l’enlaidissement. Il part en guerre pour sauver sa mère de la mort. Il se bat avec tout le monde, se heurte contre les humains et le paysage, des gens et du sable. A ses yeux il est un prophète, hait et injurie puisqu’il dit à la foule la vérité qu’elle refuse de connaître. Il n’appartient à rien, il est toujours en dehors, toujours détaché. Il est le diable et la victime, et l’artiste qui observe tout à la fois. Cette supplique, cette demande, la plus basique, « sois bon », rend Y. à l’humain. Mais en faisant cela, il admet aussi qu’il perd ces deux batailles : celle contre la mort de la démocratie, et celle contre la mort de sa mère. Être bon, c’est donc sa rédemption, mais aussi sa limite et sa défaite.
Quels ont été vos partis pris de réalisation ?
Je m’investis beaucoup dans le travail du découpage. Ce sont des moments de joie pure. Je pense qu’au paradis les gens sont assis sous un arbre et font du découpage ! Pour chaque plan, je note une phrase susceptible de convoquer des sentiments, ou une idée intellectuelle. Cela accompagne la description technique et sèche du plan et parfois même la remplace. Avec tout le tumulte du plateau, cette phrase me rappelle la question la plus essentielle et la plus facilement négligée : le « pourquoi ? » du moment, du mouvement. J’essaie alors de mettre en scène absolument tous les participants du plan : les comédiens comme l’équipe technique. J’ai vraiment foi en eux, je crois que si le perchman ressent et comprend cette phrase initiale, son implication va passer à sa main, puis à la perche, etc. Mais tout ceci n’a rien de mystique, je ne suis pas mystique.
C’est purement instinctif ?
LE GENOU D’AHED est vraiment un film qui porte uniquement sur la perception instinctive des choses, la subjectivité de l’instant. Et il n’y avait pas d’autre manière de la filmer que de suivre fanatiquement cette subjectivité de l’instant, sinon cela aurait été un mensonge, complètement un autre film. Je planifie le découpage, je réfléchis, et finalement la veille de chaque jour de tournage, après que tout a été discuté mille fois, je change beaucoup de choses, à cause de cette subjectivité de l’instant, afin que faire du cinéma soit une fête. Je veux que le cinéma soit une vraie célébration. Il faut que ce soit beau. Ça ne me suffit pas du tout d’être juste cru dans le propos que je développe, il faut que ça soit vibrant. Tout le temps. Partout. Je veux faire vibrer la beauté, jusque dans sa crudité.
Le film tient un propos radical, tant idéologiquement que formellement. Est-ce que cela a été compliqué de le faire exister en ce moment en Israël ?
Ce qui caractérise le plus ce film pour moi a été le sentiment de l’urgence. Je savais dès le départ que ce serait difficile et risqué de financer ce film en Israël. Dans une ambiance politique d’angoisse et de risques de censure, exposer un tel scénario à des comités de lecture aurait pu compliquer son exécution. La productrice française Judith Lou Lévy a compris cette obligation d’aller tout droit, le plus vite possible, sans prendre des mesures de sécurité. On s’était donné une date limite pour tourner, même si le financement n’était pas entièrement trouvé. On a tourné le film en 18 jours, au mois de décembre 2019, alors que les journées étaient les plus courtes de l’année. Chaque matin, j’avais l’impression de me ruer sur mon film, de me précipiter sur mes scènes. On n’avait pas le temps de regarder à droite et à gauche, de prendre des mesures de précaution et de préparer une option si la première ne marchait pas.
Propos recueillis par VIRGINIE APIOU