De Cyprien Vial – France 2014 – 1h27
Avec Harmandeep Palminder, Vikram Sharma, Elisabeth Lando…
Bébé Tigre n’est pas un film pour enfants, ni un documentaire animalier. Le titre désigne métaphoriquement Many, le jeune héros originaire du Penjab, qui est arrivé clandestinement en France. Pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, remarquablement intégré, il est tiraillé entre le désir d’être un bon élève et la nécessité d’envoyer de l’argent à ses parents en travaillant au noir. Au prix de mensonges incessants, notamment à son éducateur et à sa famille d’accueil, il mène ses vies de front.
Cyprien Vial a nourri son premier film d’ un gros travail préalable de documentation et d’enquête. Il nous donne ainsi un très beau récit d’apprentissage sur fond de polar social particulièrement prenant, une réussite.
Critique
Une belle fiction parfaitement documentée sur le vécu de Many, un jeune pendjabi de 17 ans « mandaté » par sa famille indienne dans la « jungle » d’un Paris tout à la fois accueillant et redoutable.
L’argument : Bébé Tigre, c’est Many, 17 ans. Il vit en France depuis deux ans et mène la vie d’un adolescent comme les autres, partageant son temps entre les cours, ses copains et sa petite amie.
Mais les responsabilités que ses parents restés en Inde lui ont confiées vont l’obliger à se mettre en danger…
Notre avis : Many a quinze ans, ce « Bébé Tigre » vient d’arriver du Pendjab, il fait partie de la communauté sikhe située dans le nord de l’Inde. Ses parents l’ont « mandaté » pour qu’il « réussisse » à Paris, mais surtout pour qu’il travaille dans cet Eldorado et leur envoie régulièrement de l’argent. La famille a payé très cher à un réseau mafieux, sans doute près de vingt mille euros, le voyage par avion et la « réception » à Paris. Elle n’a pour cela pas hésité à utiliser tous les circuits de corruption. Une famille que l’adolescent ne doit pas décevoir afin qu’elle continue à vivre – et même à festoyer – avec l’argent envoyé et pourtant si difficilement gagné par lui.
Nous retrouvons Many deux ans plus tard. En tant que mineur isolé étranger, le jeune pendjabi a été pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance et accueilli par une famille attentive. Il est par ailleurs bon élève dans une classe pour enfants migrants d’un collège de la Seine-Saint-Denis. Tous les adolescents mineurs venus du Pendjab ou d’ailleurs n’ont pas eu cette chance… Nombre d’entre eux sont en effet exploités par des truands de leur communauté ou tout simplement abandonnés sans travail.
À dix-sept ans, et à un an de sa majorité, Many se débat entre une famille qui le harcèle constamment pour qu’il envoie le plus d’argent possible : « Tu n’envoies que 80 euros alors que le fils des voisins qui est à Londres envoie 500 euros par mois ! », s’entend-il dire au téléphone, l’éducateur de l’ASE qui l’encourage à passer un bac général et à mener des études longues (ce que Many souhaite ardemment, lui aussi, et ce dont il est capable), et un passeur-protecteur, sorte de grand frère, qui veut faire de lui un complice de ses arnaques et autres méfaits. Dans cette « jungle » d’un Paris tout à la fois accueillant et redoutable, Many est à la fois seul et très entouré – notamment par ses « amis du temple » sikh. Pour s’en sortir, Many est finalement obligé de ruser en permanence et de mentir à tous. Il finit par se compromettre avec son protecteur dans de sordides affaires, susceptibles de lui interdire toute régularisation de ses papiers à dix-huit ans et donc de lui valoir l’exclusion de France. Ce qui serait un drame, car il serait rejeté par sa famille à son retour en Inde.
Pour sauver sa peau, Many, « Bébé Tigre », comprend qu’il doit sortir ses griffes pour la première fois de sa vie et commettre ainsi son premier acte d’adulte. Ce passage à l’âge supérieur est favorisé par sa petite amie Elisabeth, élève dans la même classe d’accueil et avec laquelle il connait sa première histoire d’amour. En incarnant la femme du héros, Elisabeth représente la raison qui lui ouvre les yeux pour qu’il arrête de « bosser pour un truand ». Many se résout à collaborer avec la police et de ce fait trahit son « protecteur »…
Cyprien Vial a su éviter l’écueil d’un film oscillant maladroitement entre fiction et documentaire. Ce qui n’était pas évident, tant les thèmes abordés sont riches et complexes : le sort des mineurs isolés étrangers ainsi que la connaissance et l’emprise de la communauté sikhe, aussi bien en Inde qu’à l’étranger. Des thèmes durs, mais nous ne sommes pas accablés pour autant car jamais le cinéaste ne dérape dans le sentimentalisme ni le désespoir facile. Il réussit au contraire à maintenir le cap qu’il s’est fixé : celui d’une fiction servie par une documentation bien ciblée. Une fiction possédant tous les codes du polar psychologique et empreinte de superbes moments romanesques.
Cyprien Vial a trouvé pour cela un jeune acteur pendjabi, parfaitement bilingue, Harmandeep Palminder, qui incarne magistralement le héros du film, sorte d’aventurier moderne et de guerrier envoyé par sa famille pour en découdre avec la vie. Les situations menées avec un rythme parfait, et sur une musique aux mélodies d’une grande fraicheur, sont tout à fait convaincantes. Aussi bien les scènes dans la classe d’accueil – les ambiances de classe ne sont jamais évidentes à filmer – que celles relevant des besognes plus ou moins glorieuses dans lesquelles Bébé Tigre se retrouve et se fourvoie pour survivre. Le réalisateur a privilégié les gros plans sur les visages des adolescents qui entourent Many et réussit une belle galerie de portraits d’enfants venus des quatre coins du monde. Tous les acteurs du film sont des non-professionnels. Il sont tous étonnants. On est ainsi, comme pour Harmandeep Palminder, époustouflé par la performance de Vikram Sharma dans le rôle de Kamal le passeur-protecteur. Et tous les seconds rôles sont très soignés. Le cinéaste a choisi des acteurs avec des physiques peu banals et très expressifs. Des « gueules » en quelque sorte, comme on en trouvait autrefois dans les films de Renoir, Carné, Autant-Lara… Qu’il s’agisse des membres de la famille d’accueil ou encore de la juge pour enfants, plus vraie que nature et absolument épatante.
Pour son premier long métrage, Cyprien Vial nous offre décidément un film humaniste, lumineux et tonique. Un beau moment de cinéma.
Jean-Claude Arrougé – A voir à lire