Le Roi Resnais
Décédé le 1er mars à 91 ans, le réalisateur de « Nuit et Brouillard » et d' »On connaît la chanson » était un géant. Portrait.
Que la machine se détraque. Voilà ce qu’il attendait, quitte à le provoquer : « Si le film commence à ronronner, j’ai envie d’un coup de cymbale. Je veux qu’au moment où le spectateur croit que le film va tout droit, ça parte sans crier gare sur une bretelle que personne n’a devinée. » Quelque chose en Alain Resnais – né en 1922 – s’était détraqué, il y a quelques années, dans la colonne vertébrale, les muscles, les artères. Depuis plusieurs mois, on ne le surprenait plus dans sa promenade quotidienne, dans le quartier des Champs-Élysées. Et, lorsqu’il vous recevait chez lui, il se tenait bien droit sur sa chaise, un coude appuyé sur la table couverte de DVD. Alors, parler de cinéma, de théâtre, d’acteurs, de bandes dessinées, de livres, de sa passion pour Bob Hope ou de son amour de Stephen Sondheim lui offrait de mettre entre parenthèses ses misères, tandis que sa vivacité d’esprit, sa malice, son intelligence fulgurante, son extrême bienveillance faisaient oublier qu’il avait dépassé les quatre-vingt-dix années. Et puis la machine détraquée a fini par s’arrêter, au soir du 1ermars.
Depuis plus de soixante- dix ans qu’il était entré en cinéma, par la porte de l’Idhec (Institut des Hautes Etudes cinématographiques), section montage, ce fils d’un pharmacien de Vannes avait exploré son art plus et mieux que quiconque. En témoigne la fantastique diversité de son oeuvre, que lui-même se plaisait à porter au compte du hasard, expliquant que ses films étaient tous le produit de rencontres et de désirs qui n’étaient pas forcément les siens, mais ceux des producteurs, des écrivains, des acteurs. Ainsi parlait-il à leur propos de « commandes », mouvement qui lui était naturel et témoignait d’une humilité très exceptionnelle, mais qui exprimait également une réalité : si le réalisateur de « Pas sur la Bouche » est aussi celui de « l’Année dernière à Marienbad », si le cinéaste de « Hiroshima mon amour » a signé également « On connaît la chanson », c’est bien qu’il a voulu et su se laisser porter, sans négliger pourtant de reproduire les soubresauts de l’histoire, guerres d’Algérie (« Muriel ou le temps d’un retour », 1963), d’Espagne (« La guerre est finie », 1966), du Vietnam (participation au collectif « Loin du Vietnam »), ou évocation de l’affaire Stavisky (1974).
Dans la mémoire collective du spectateur, quelques-uns de ses films se distinguent, qui ne se ressemblent pas et sont pourtant à l’évidence l’oeuvre d’un même homme. Sur un texte de JeanCayrol dit par Michel Bouquet, les images de « Nuit et Brouillard » (1955) apportèrent à plusieurs générations la révélation de l’horreur absolue, celle que pendant dix ans on avait choisi de taire, celle que certains tentèrent encore de cacher, s’appliquant à limiter la diffusion du film (la censure française exigea que fût recadré un plan qui montrait le képi d’un gendarme français surveillant les pauvres gens). Alain Resnais fut ensuite catalogué cinéaste intello-emmerdant, à cause de « Hiroshima mon amour », texte de Marguerite Duras, et de « l’Année dernière à Marienbad », scénario d’Alain Robe-Grillet. Resnais n’avait pas oublié cette phrase d’un exploitant marseillais à propos de « Marienbad », film qui ne compte pas, en effet, parmi les plus limpides de son auteur : « C’est très beau, monsieur Resnais, très beau… Mais ce serait quand même terrible si demain tous les films étaient comme celui-là… » A ce souvenir, il riait encore, s’amusant de ce que l’on puisse redouter qu’un jour tous les films se ressemblent, quand le monde du cinéma est assez grand pour tous les contenir. « L’Année dernière à Marienbad » avait été vu en France par près de 900 000 spectateurs. Comme avec « Hiroshima », Resnais y inventait des manières nouvelles, constructions dramatiques inédites, partis pris de montage révolutionnaires, qui subjuguèrent les cinéastes, ceux de la Nouvelle Vague, mais aussi tous les autres, et ceux qui rêvaient de le devenir.
Dans « Providence » (1977), un vieillard à l’approche de la mort (John Gielgud) s’inventait ainsi qu’à ses proches une autre vie que la sienne, une autre existence que la leur. A -55- ans seulement, Resnais était déjà un peu ce vieil homme, comme il était tous ses personnages. Avoir pris ainsi de l’avance a pu l’aider à rester jeune longtemps. Jeune, il le fut lorsque, près de vingt ans plus tard, il fit appel à Agnès Jaoui etJean-Pierre Bacri et pour adapter Alan Ayckbourn, et cela donna les ébouriffants « Smoking/No Smoking » (1993), avec Pierre Arditi et Sabine Azéma dans tous les rôles. Il signa ensuite « On connaît la chanson » (1997), où les paroles de Johnny Hallyday, France Gall, Joséphine Baker, Ouvrard, Bashung étaient mimées par les fidèles Arditi, Azéma, Dussollier, Lambert Wilson et autres. Et puis il s’en alla trouver une opérette oubliée (« Pas sur la bouche », 2003), s’offrit le coup de folie génial des « Herbes folles » (2009), peut-être le plus étourdissant de tous ses films. Enfin, il vous reste à découvrir « Aimer, boire et chanter », heureux mortels que vous êtes. Resnais a encore réussi son coup : il vient de passer la porte, il nous manque, c’est à pleurer, mais il aimerait qu’avec lui on sourie.
Par Pascal Mérigeau 8 mars 2014