Violences, manque de sécurité, menace djihadiste… Pour réaliser “Timbuktu” au Mali, Abderrahmane Sissako a dû se confronter à la réalité qu’il dénonce.
Avec Timbuktu, Abderrahmane Sissako n’en finit plus de voyager. Au terme d’un périple entre le Mali, la Mauritanie et Paris, le cinéaste a présenté à Cannes, en mai dernier, son quatrième long métrage : tranche de vie (et de résistance) d’une ville occupée par les islamistes.
Très chaleureusement accueilli sur la Croisette, le film en est reparti bredouille, mais s’est taillé une réputation qui a conduit l’auteur de En attendant le bonheur (2002) etBamako (2006), figure de proue du cinéma africain, à sillonner la planète. A Los Angeles, où il fait campagne pour les Oscars. Au festival de Moscou, où il s’éclipse d’une projection pour sonner avec émotion à la porte de son ancienne chambre d’étudiant au VGIK, la grande école du cinéma soviétique.
Extrait de notre entretien avec Abderrahmane Sissako:
A Cannes, vous disiez que la révolte monte en vous depuis des années. Un événement particulier vous a-t-il poussé à écrire Timbuktu ?
Une femme et un homme lapidés, dans une petite ville du Mali, parce qu’ils avaient eu des enfants sans se marier devant Dieu.
J’ai lu un bref article dans un journal à ce sujet. On pouvait trouver la vidéo de leur exécution sur Internet, mais on en parlait à peine dans les médias. Il se trouve que, le même jour, l’essentiel de l’actualité se concentrait, dans le monde entier, sur la présentation d’un nouveau modèle de smartphone. Qu’on en soit arrivé là me révolte et me plonge dans un désespoir profond. Mais il ne suffit pas de s’en indigner. L’indifférence toujours plus frappante face au malheur, à la pauvreté, donne à chacun la responsabilité d’agir. Il me fallait raconter cette histoire en essayant d’éviter au maximum les clichés.
Montrer, aussi, ce qu’est l’islam, qui a été le socle de mon éducation, comme de celle de millions de jeunes, et qui nous apprenait à vivre notre foi, dans la tolérance, en harmonie totale avec l’autre. Je suis croyant, mais je ne veux pas l’afficher. Toute foi est intime. Et c’est cette intimité, réelle et puissante, qui lui donne son sens.
Les extrémistes ont fait de l’islam un danger. Nombre de musulmans, révoltés, viennent me confier leur désarroi après les projections de Timbuktu. Ils aimeraient ne pas avoir à s’expliquer. Nous ne devrions pas avoir à dire que ces crimes horribles ne sont pas commis en notre nom. S’y trouver contraint est une grande douleur.
Quand vous vous êtes rendu à Tombouctou pour préparer votre film, comment viviez-vous le danger d’une telle entreprise ?
La peur m’a toujours accompagné. Les djihadistes savaient qu’un film se faisait. Un tournage ne dure pas une journée mais six semaines. On ne peut pas venir à Tombouctou, faire des repérages, parler à des gens qui ont souffert de l’occupation, sans que l’information circule. Certes, on a chassé de la ville les djihadistes armés. Mais pas ceux habillés comme tout le monde : des sympathisants, des boutiquiers, des chauffeurs de taxi…
Tout peut se répéter très vite, on l’a vu avec l’exécution d’Hervé Gourdel en Algérie, un pays qui a prétendument vaincu le terrorisme. D’ailleurs, une ville comme Tombouctou ne se libère pas comme ça. Le vrai combat, ce sont les habitants qui le mènent, ceux qui trouvent un moyen de chanter ou de jouer au football alors qu’on le leur interdit. C’est leur résistance qui est essentielle et ne doit pas s’arrêter. Le mal est toujours là, il peut progresser vite et ne cessera pas par une victoire militaire. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de problème en Libye ou en Irak…
Finalement, vous avez dû renoncer à tourner à Tombouctou ?
Naïf, j’étais prêt à y installer notre équipe en octobre 2013. Mais il y a eu un attentat-suicide le 22 septembre. Des types qui vont au restaurant et se font ensuite sauter avec leur voiture. Nous avons trouvé une ville jumelle de l’autre côté de la frontière, en Mauritanie, à Oualata, d’où vient une partie de ma famille, et j’ai été bouleversé de découvrir une dune qui porte le nom de mon grand-père.
J’ai pu travailler sous la protection de l’armée, mais aucune force de sécurité ne peut éviter les attentats-suicides. Je n’étais jamais tranquille. Quand nous tournions avec beaucoup de figurants, j’étais en alerte et ne devais rien montrer à mes collaborateurs. Cette tension, ce manque de confort et de liberté constituent une dynamique dont mon cinéma se nourrit.
Sa filmographie à la loupe
Ses études au VGIK (Institut National du Cinéma) de Moscou donnent aux films d’Abderrahmane Sissako une solide assise plastique – il a tourné ses premiers courts métrages en Russie et en russe : Le Jeu, (Semaine de la Critique, 1991), Octobre (Un certain regard, 1993).
Ses deux premiers longs métrages, La Vie sur Terre (1998), et En attendant le bonheur (2002), plus directement autobiographique, montraient l’attention qu’il porte au quotidien, son sens des tragi-comédies ordinaires. Il passe à la fable avec Bamako (2006), et a participé en 2008 à un film collectif, 8, destiné à « rappeler aux nations les objectifs du millénaire ». Dans le cas de son joli segment, Le Rêve de Tiya, tourné en Ethiopie, il s’agissait de lutter contre la faim et la pauvreté. Timbuktu est son quatrième long métrage. A.F.