Mina Mileva et Vesela Kazakova (Women Do Cry)

Mina Mileva et Vesela Kazakova forment un duo énergique hors pair. Leur premier film, on ne peut plus féministe, dresse un portrait sans détour de la condition féminine dans la société bulgare. Rencontre.

 

Les étonnantes Bulgares Mina Mileva et Vesela Kazakova avaient peu fait, jusqu’ici, parler d’elles en France : la sortie en salles de leur cinquième film, Women Do Cry, qui a été présenté à Un certain regard au Festival de Cannes 2021, révèle le tempérament de feu de ce duo féministe. Volubiles, passionnément engagées dans leur travail et très drôles aussi, elles nous ont parlé de leur démarche de réalisatrices. Une rencontre qui a eu lieu avant l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine et ses répercussions, notamment en Europe de l’Est.

Comment résumer votre inspiration ?
Vesela Kazakova :
Nous avons envie d’appeler notre film « Un fragment coloré de la Bulgarie d’aujourd’hui », ce qui résonne de façon positive, comme la force audacieuse et la beauté des femmes.

Mina Mileva : Nous avons voulu aborder des sujets qui parlent des femmes mais sont inconfortables et ne sont pas montrés au cinéma de façon ouverte. Notre film est construit autour d’un ensemble de personnages féminins inspirés par des histoires vraies venues de différentes familles.

V.K. : Mes sœurs jouent mes sœurs, elles sont actrices comme moi, nos rôles sont assez proches de la réalité et nous nous appuyons sur des émotions qui viennent de notre propre histoire familiale. Mon personnage est une femme qui vit avec une femme, elle est très sensible mais elle aime provoquer, c’est une sorte de militante féministe qui n’hésite pas à bousculer ses sœurs. (Rires.)

M.M. : Les sœurs qui sont hétérosexuelles et ont eu des enfants ont toutes des filles, le père se retrouve donc encerclé par les femmes ! C’était la première étincelle pour ce film : mettre le personnage du père à cette place où il risque de devenir fou. On part toujours de situations presque comiques. Il y a trop de violence dans les films, trop de drames très lourds, il nous semble important de mettre d’abord de la vie dans notre cinéma.

Mais les situations que vous abordez ne sont pas légères.
M.M. :
Nous avons choisi d’aborder des sujets durs mais sans passer par la violence, l’agressivité. Même la position de la caméra reste dans une forme d’harmonie. Nous sommes totalement contre la violence et nous voulons que cela se traduise aussi dans notre manière de faire du cinéma.

La scène de la tentative de suicide de la jeune maman Veronica, qui se suspend au-dessus du vide, provoque un choc. S’agit-il de bousculer l’image du bonheur d’être mère ?
M.M. :
Avant de tourner cette scène, même si nous avions pris toutes les précautions possibles, nous avions peur pour Bilyana, la sœur de Vesela, qui devait enjamber la rambarde du balcon, au-dessus du vide. Mais elle nous a dit : « Je l’ai fait tellement de fois, je n’ai plus peur du tout ! » Bilyana a vraiment vécu une dépression post-natale, comme son personnage, et elle s’est suspendue au-dessus du vide, sans que nous le sachions. Le choix du titre du film est lié à cette dépression que peuvent vivre les femmes après avoir accouché. C’est typiquement une situation que les hommes ont du mal à comprendre.

Lors d’une soirée avec d’autres familles, une femme a dit : « C’est vrai que les femmes pleurent vraiment. » Son mari a alors raconté qu’elle avait beaucoup pleuré après la naissance de leur second enfant et lui, il croyait qu’elle pleurait de joie ! Lorsque nous écrivions le film, on nous a conseillé de montrer que le mari de Veronica était un homme difficile, de façon à rendre plus compréhensible la crise par laquelle elle passe. Mais nous n’avons pas voulu aller dans ce sens : le mari n’a pas besoin d’être un sale type pour que cette dépression survienne.

À travers le personnage de Sonja, vous parlez de la situation difficile d’une jeune femme contaminée par le virus du sida. Qu’est-ce que cela dit sur la Bulgarie aujourd’hui ?
M.M. :
La Bulgarie a des structures de soins satisfaisantes, mais les mentalités sont à la traîne, spécialement chez les médecins. La scène où l’on voit un gynécologue qui refuse d’examiner Sonja parce qu’elle est séropositive est inspirée par l’expérience d’une amie proche. Dans Women Do Cry, nous en avons profité pour faire une petite blague sur la société communiste : le gynécologue regrette le passé, il parle d’une époque où chacun était guidé par la morale et où les gens ne couchaient pas avec n’importe qui. Voilà ce que représente la démocratie pour les communistes ! (Rires.)

V.K. : Nous avons découvert que, chez les jeunes femmes, une des conséquences de la contamination par le virus du sida est la schizophrénie. C’est ce qui arrive à Sonja.

M.M. : Nous avons également découvert qu’il y avait eu une explosion des contaminations par le VIH dans toute l’Europe de l’Est il y a deux ou trois ans car les gens avaient fini par se persuader que le sida n’était plus qu’une maladie de l’Europe de l’Ouest. En Bulgarie, l’information sur la prévention n’est pas bien donnée et le sida est aussi lié à ce que nous appelons « les hommes gays hétérosexuels ». Notre société n’accepte pas les hommes ouvertement homosexuels, ceux qui le sont doivent le cacher. Ils fondent une famille, ils ont des enfants, puis ils continuent à avoir une sexualité avec d’autres hommes, en cachette et sans forcément se protéger.

Vous montrez une relation entre deux femmes et une très belle scène d’amour et de sexe les réunit. Est-ce audacieux dans le cinéma bulgare ?
M.M.
 : C’est audacieux de façon générale. On nous dit que cette scène d’amour est à la fois explicite et émouvante, un équilibre qui est difficile à trouver. Ce qui est curieux, c’est que dans les anciens pays du bloc communiste, les gays n’étaient pas forcément opprimés. Il y a toujours eu des chanteurs et des acteurs gays qui, sans l’affirmer ouvertement, ne cachaient pas leur orientation sexuelle car tout le monde la connaissait. C’est après la dislocation du bloc communiste, il y a trente ans, que l’homophobie est apparue, pour ne plus cesser de grandir, comme les nationalismes.

Êtes-vous des militantes féministes ?
V.K. :
Nous sommes orientées politiquement et socialement sans être des militantes au sens strict.

M.M. : L’engagement des vraies militantes demande un temps que nous voulons consacrer à nos films. Nous espérons aider avec les moyens du cinéma.

Women Do Cry est une coproduction avec la France et donne un écho plus grand à votre travail.
M.M.
 : Nous avons trouvé en France un respect pour les cinéastes qui n’existe nulle part ailleurs. J’ai vécu pendant vingt ans à Londres avant de retourner vivre à Sofia et je peux témoigner n’avoir jamais connu rien de comparable là-bas.

V.K. : Nous voulons que notre cinéma soit un pont entre l’Est et l’Ouest. Bien sûr, il y a des échanges commerciaux entre notre pays et le vôtre, mais les gens ne savent pas ce qui se passe de l’autre côté. Women Do Cry permet de créer cet échange.

Frédéric Strauss pour Télérama

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