Dans son extravagant premier long-métrage, le réalisateur égyptien s’est appliqué à transfigurer la réalité pour la rendre plus universelle, explique-t-il dans un entretien au « Monde ».
Commencé au Caire il y a trente-quatre ans, le trajet d’Omar El Zohairy est classique. Institut d’études cinématographiques, assistanat à la réalisation durant quelques années, notamment auprès de Yousry Nasrallah, puis réalisation de deux courts-métrages, dont, en 2014, rien que pour le plaisir de le citer : La Suite de l’inauguration de toilettes publiques au kilomètre 375. Plumes, son premier long-métrage, a été médité à Paris, lors d’une résidence de la Cinéfondation, que l’on remercie d’avoir incubé un talent aussi extravagant.
Ce n’est pas tous les jours qu’un homme se transforme en poule, même au cinéma. De quelles sources, voire de quelle expérience, vous recommandez-vous pour oser une chose pareille ?
De La Métamorphose, de Kafka, bien sûr. Et aussi des relations étranges que j’avais, enfant, avec ma famille, et des cauchemars que me procurait cette situation. Mes parents se sont séparés très tôt, j’avais 3 ans, j’étais fils unique. Du coup, j’ai passé beaucoup de temps avec ma grand-mère, chez qui j’ai appris à lire en regardant les lettres des génériques de films à la télé. J’étais un enfant assez solitaire, en proie à son imagination. La scène de l’huissier, qui vient prendre les meubles et la télévision dans le foyer, était un de mes rêves récurrents.
On pourrait penser que le registre fantastique, dans un film qui n’adopte pas la convention du genre, convient mieux à la littérature qu’au cinéma, qui est un art par vocation réaliste. Partagez-vous cette idée ?
La représentation de la réalité n’est pas ma tasse de thé. Je pense que le cinéma peut aussi être un moyen de figurer un rapport au contraire très subjectif au monde. Le cinéma de Robert Bresson, que je mets au-dessus de tout, en est pour moi un excellent exemple. Il y a là un style qui transfigure la réalité, une poétique qui n’appartient qu’à lui.
Y a-t-il, dans le cinéma égyptien proprement dit, des œuvres ou des auteurs qui vous ont influencé ?
Il y a tout un pan du cinéma égyptien qui n’a pas traversé les frontières et qui a nourri ma cinéphilie. Je pense tout particulièrement à Crabe [1990], de Khairy Bichara, et à Paradis des anges déchus [1999], d’Oussama Fawzi, qui sont des œuvres dotées d’un sens de l’absurde assez rare, d’autant plus précieux dans la tradition culturelle égyptienne.
Y a-t-il la place, en Egypte aujourd’hui, pour l’existence d’un cinéma indépendant ?
Je pense que la situation, à cet égard, s’améliore depuis quelques années. Il y a un développement des festivals et, naturellement, des plates-formes, qui permettent de mettre en valeur ce cinéma, et donc de créer une audience. Une salle au Caire, dirigée par Marianne Khoury, qui fut la productrice de Youssef Chahine, est également consacrée au cinéma d’auteur.
Quid de la production ?
Si je prends l’exemple de mon film, il est clair qu’on ne peut faire peser sur les épaules des seuls producteurs égyptiens le poids de la sortie d’un film d’auteur en Egypte. Il y a une nécessité du financement international.
Le film a-t-il été montré en Egypte ?
Il a été vu, pour l’instant, en festival. Et reçu de manière extrêmement contrastée. C’est le genre de film où soit ça passe, soit ça casse. Ça n’a pas empêché une partie du public de le recevoir de manière chaleureuse, et cela m’a fait très plaisir.
Par-delà la question esthétique, on peut aussi y voir une parabole politique assez virulente sur votre pays. Qu’en est-il des réactions à cet égard ?
Ce film est comme un livre ouvert. Je trouve que sa dimension est universelle. Les problèmes qu’il soulève, comme le sort des femmes ou la pauvreté, sont de partout. L’Egypte est un pays singulier dans le contexte du Moyen-Orient. Il est très hétérogène, soumis à des influences très diverses. Il est à la fois arabe, africain, et même un peu français. Nous sommes au diapason du monde. Le pays est calme depuis quelques années. Cette stabilité a permis à la culture de se développer. Une chose est sûre, c’est que la mentalité égyptienne ne s’accommodera pas de l’instauration d’un islam radical. Je pense, d’une certaine façon, que nous avons besoin pour le moment de ce calme…
Jacques Mandelbaum