Hélier Cisterne (De Nos Frères Blessés)

Né en 1981

France

Réalisateur, scénariste

Hélier Cisterne : « Les cicatrices de la guerre d’Algérie sont toujours présentes aujourd’hui »

Comment en êtes-vous arrivé à faire du cinéma ?

Je suis issu d’une famille rurale, j’ai grandi dans un petit village à la frontière du Lot et de la Corrèze. Dans mon enfance, la culture est présente, mais les sorties dans les salles obscures sont rares. Un jour, alors que j’ai 15 ans, je suis en vacances chez mes grands-parents, je vais au cinéma avec une bande de copains en espérant pouvoir y embrasser une fille. Je découvre « Crash », de David Cronenberg, un film de chair et de métal, tordu comme la tôle d’une voiture accidentée.

Mes amis s’ennuient, sortent. Raté pour la fille. Je reste dans la salle. Je suis scotché. Le lendemain, j’ai un déclic devant les actualités qui parlent d’un accident sur une autoroute de l’été. Je comprends que le cinéma a la puissance de donner corps au réel, d’embrasser les zones les plus sombres et lumineuses de nos vies.

Plus tard, je rencontre Katell Quillévéré, qui deviendra ma compagne, à la fac de Saint-Denis. Nous découvrons ensemble le milieu du cinéma d’auteur, qui peut être solitaire mais aussi très militant et engagé. Je veux réaliser. Pour vivre, je deviens libraire, documentaliste, standardiste. Je tourne mon premier court-métrage en 2002, puis trois autres et mon premier long, « Vandal », en 2013, l’histoire d’un jeune graffeur, qui obtient le prix Louis-Delluc du premier film. J’ai ensuite réalisé neuf épisodes de la série « le Bureau des légendes », sous l’égide d’Eric Rochant.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Fernand Iveton, le personnage principal de « De nos frères blessés » ?

Avec Katell Quillévéré, qui a coécrit le film avec moi, nous avons d’abord découvert le livre de Joseph Andras. C’est un auteur mystérieux, anonyme, qui vient, en mai 2016, de refuser le prix Goncourt du premier roman. Son traitement de l’engagement, à travers le couple d’Hélène et de Fernand Iveton au cœur de la guerre d’Algérie, est puissant. Tous les thèmes du roman autour de l’intime, du couple, de la fidélité, de la justice et de l’insoumission nous ont profondément touchés. Et l’attitude de l’auteur, qui veut séparer son activité de militant et son travail d’écrivain en se réfugiant derrière un pseudonyme, suggère l’intégrité de sa démarche.

Dès le début du film, avec la scène de la décapitation, on sait que l’affaire Iveton advient dans un contexte tragique.

Oui. Elle débute juste avant que le FLN et ses combattants tentent de ramener la guerre dans les villes pour la rendre visible. Les exécutions de Zabana et Ferradj [en 1956, NDLR], évoquées au début du film, sont les premières liées à la guerre. Ensuite, c’est l’escalade. Des dizaines d’attentats individuels répondent à ces condamnations un peu partout en Algérie. Les ultras de l’Algérie française répliquent alors en posant une bombe dans la rue de Thèbes, en pleine Casbah, à Alger. Il y aura 80 morts et 14 blessés. Puis ce seront les attentats du Milk Bar, de la Cafétéria et d’autres revendiqués par le FLN qui feront plus de dix morts et une centaine d’amputés et de blessés… La bataille d’Alger a commencé.

Fernand Iveton a-t-il été l’un des derniers guillotinés de la guerre d’Algérie ?

Pas du tout. Iveton est le troisième condamné à mort exécuté, après Ferradj et Zabana. Il y aura, au total, 222 exécutions capitales pendant toute la guerre. Mais lui a une particularité : c’est le seul condamné « de type européen », comme il a été alors décrit.

Est-ce qu’aborder la guerre d’Algérie, aujourd’hui, est délicat ?

Avec Katell Quillévéré, on s’est beaucoup documentés. Il reste peu de témoins liés à cette affaire… Nous les avons pour la plupart rencontrés et nous avons été consulter les écrits, pour sourcer tout ce qui est raconté dans le roman. Nous avons même eu en main l’intégralité des archives du procès, qui n’avaient jamais été mises au jour. Nous avons été les premiers à retranscrire certains détails et les derniers mots prononcés par Iveton, manuscrits de la main du greffe, le matin de sa mort. Ce qui nous semblait important, c’est que cette histoire montre une tentative de solidarité de certains Européens avec les Algériens indépendantistes. C’est une réalité qui donne de l’espoir. Mais une épine subsiste, qui n’arrange personne : la position des socialistes, qui ont justement toujours véhiculé une certaine idée de la solidarité. Or qui était ministre de l’Intérieur à l’époque ? François Mitterrand.

C’est lui qui a déclaré : « L’Algérie, c’est la France et la France ne reconnaîtra pas… »

« … chez elle d’autre autorité que la sienne. » Mitterrand est devenu ministre de la Justice quand Iveton meurt. Il y a des gens qui n’ont pas envie d’entendre dire, aujourd’hui, que Mitterrand a été coupable d’une violence explicite, martiale. Même Roland Dumas soutient que si Mitterrand a aboli si vite la peine capitale une fois président c’est qu’il voulait « se racheter de l’Algérie ». Benjamin Stora écrira aussi que, quand il prononçait le nom d’Iveton devant lui, « cela provoquait toujours un malaise terrible, qui se transformait en éructation ». La guerre d’Algérie a été un nid de contradictions.

Le combat – juste – des anticolonialistes a eu des conséquences terribles, à longue échéance, avec « la décennie noire », de 1991 à 2001. Le sacrifice de militants comme Iveton prend alors une dimension encore plus tragique…

L’Algérie indépendante est directement née d’une guerre monstrueuse et tragique, parce que la France était incapable de reconnaître la folie de son entêtement colonial. Le FLN est un parti politique qui s’est constitué d’abord à travers sa branche armée dans une guerre sanglante. Cette « guerre sans nom », faite de maquis, de répressions, d’attentats, de tortures et de disparitions, a bouleversé ceux qui y ont pris part.

L’ami d’Iveton Félix Colozzi nous a dit que Fernand était un type marrant, « normal ». Alors qu’il était communiste, il n’était même plus surveillé tellement il était banal. Mais, en définitive, cet homme normal a posé une bombe dans son usine. Iveton a été transformé en tueur potentiel, ce qu’il était très loin d’être. C’est une guerre qui s’est déroulée au milieu des civils et qui, donc, a laissé les marques indélébiles de sa violence dans la société.

L’affaire Iveton a-t-elle une pertinence aujourd’hui ?

Les cicatrices de cette guerre sont évidemment toujours présentes aujourd’hui. A l’époque, face à la violence de la répression, l’identité commune autour de laquelle se sont retrouvés les indépendantistes a été la religion, celle qui les désignait officiellement alors comme « Français musulmans » sur leurs papiers d’identité. Les mots « bicots », « crouilles », « bougnoules », qui existent encore comme insultes racistes dans la bouche de certains, viennent de cette Algérie française. Les gens qui ont voulu créer une solidarité entre Européens et Algériens ont systématiquement été censurés, harcelés, exécutés, comme Iveton. Du coup, on voit que la notion de « séparatisme », mise en cause aujourd’hui, a été consciencieusement et méthodiquement construite à cette époque.

Le lien avec la situation actuelle est aussi dans la résurgence de termes et de dispositifs disparus depuis cette guerre, comme « état d’urgence », « couvre-feu », ou la possible limitation des droits de la presse. En démocratie, les voix dissidentes sont essentielles, vitales. Fernand Iveton a été la victime d’un emballement, d’une perte d’équilibre entre le pouvoir et les contre–pouvoirs d’une République disparue. Ce sont des choses face auxquelles nous devons toujours rester vigilants, quoi qu’il en coûte.

Par François Forestier pour Tipaza

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