Pour son premier film, le réalisateur sino-autrichien s’est emparé d’un sujet sensible : la prostitution d’un jeune Chinois. Formé par Michael Haneke en Autriche, ce cinéphile averti a pourtant voulu “respecter la manière chinoise de faire des films”. Avec une grande délicatesse. Présenté à Cannes 2021 en sélection officielle (section Un certain regard), Moneyboys est la chronique rigoureuse de la dérive mélancolique d’un jeune Chinois qui se prostitue pour aider les siens, tout en se condamnant ainsi à être rejeté par eux.
Vous avez vécu en Chine jusqu’à l’âge de 13 ans. Avez-vous des souvenirs de spectateur dans votre pays natal ?
Je me souviens avoir vu des films chinois pendant mon enfance, mais ce qui m’a le plus marqué, c’est la trilogie des Sissi avec Romy Schneider, que j’ai découverte à la fin des années 80. À travers ces films, je pouvais m’imaginer le peuple autrichien, des gens qui étaient tous blonds et qui avaient l’air extrêmement gentils. Il faut dire que mon père était parti travailler là-bas, mais je n’étais pas le seul à m’intéresser aux Sissi, ces films avaient un énorme succès dans les cinémas chinois. Je suis retourné plusieurs fois les voir, j’y ai laissé tout mon argent de poche. Bien sûr, je suis devenu un fan de Romy Schneider. Une actrice extraordinaire, vraiment ! Puis, un jour, ma mère est partie rejoindre mon père et j’ai suivi quelque temps après. C’est en Autriche que j’ai découvert In the Mood for Love, de Wong Kar-wai, le film qui m’a donné envie d’intégrer l’Académie du cinéma de Vienne. J’ai été impressionné par les personnages, par la pression sociale qu’ils subissent et par le langage visuel du film : qu’on puisse faire naître l’émotion avec si peu de mots m’a beaucoup touché. Je me suis dit que le cinéma pourrait devenir mon mode d’expression. Cela me correspondait car, depuis l’enfance, je communiquais avec le monde à travers le regard plus qu’à travers les mots.
À l’Académie du cinéma, Michael Haneke a été votre professeur. Son influence pourrait se déceler dans votre utilisation du plan-séquence dans Moneyboys. Qu’avez-vous appris de lui ?
Comme je me suis orienté vers le cinéma assez tardivement, je me suis jeté à l’eau et j’ai envoyé à Michael Haneke un court métrage que j’avais tourné de manière très intuitive. Il a peut-être trouvé cela intéressant visuellement, en tout cas j’ai été accepté. Grâce à Haneke, j’ai pu découvrir tous les grands de l’histoire du cinéma, Bresson, Tarkovski, Bergman, Buñuel. Haneke voulait nous aider à raconter nos propres histoires et une des façons d’y arriver était de regarder le travail des maîtres, pas du tout en nous laissant intimider mais pour dialoguer avec eux. Haneke m’a appris à choisir le bon point de vue pour construire un récit de cinéma. Ce n’est pas toujours le plan fixe qui est la solution, ni systématiquement le plan-séquence, il faut s’interroger à chaque étape sur la façon dont on va filmer.
Dans Moneyboys, je voulais que le spectateur puisse entrer dans la vie des personnages, comprendre ce qu’elle a de tragique et les joies qui la traversent. Il fallait instaurer une intimité entre les personnages et le public. Les plans-séquences ont permis de créer cet espace de partage : face à eux, on est dans la même situation que lorsqu’on regarde quelqu’un dans les yeux, on peut entrer dans un échange intense. En même temps, les plans-séquences laissent le spectateur libre d’apprécier ce qu’il voit. Il peut considérer que les héros de Moneyboys sont des amis ou les observer avec recul, comme des étrangers. Mon film m’a demandé plusieurs années de travail et je n’ai pas échangé avec Michael Haneke pendant tout ce temps, je voulais couper le cordon. Je lui ai envoyé un e-mail avant la projection à Cannes, et il m’a tout de suite répondu pour partager ma joie. Quand il a vu Moneyboys, il m’a dit que c’était une histoire d’amour magnifiquement montrée. Pour moi, cela voulait dire que le film fonctionnait.
Quelles relations avez-vous avec la Chine aujourd’hui ? Est-ce parce que votre film parle de prostitution et d’homosexualité que vous avez dû le tourner à Taïwan ?
Cette histoire pourrait se passer ailleurs, car l’homosexualité et la prostitution ne sont pas interdites seulement en Chine. C’est d’ailleurs surtout la prostitution qui y est illégale, l’homosexualité est tolérée mais elle est taboue. J’ai rencontré des acteurs chinois qui étaient parfaits et voulaient jouer dans Moneyboys, mais il leur a finalement été conseillé de ne pas le faire. Le fait de devoir tourner à Taïwan m’a aidé, paradoxalement, à représenter la réalité chinoise de façon plus naturelle. Mais j’ai également voulu garder des repères, respecter la manière chinoise de faire des films. Par exemple, on ne peut pas tourner des scènes de sexe en Chine. Je n’ai donc rien montré de directement sexuel. Dans sa forme même, Moneyboys parle de la Chine. Je suis libre de retourner là-bas quand je veux, mais je dois demander un visa. Avoir un nom d’artiste, C.B., me permet aussi d’éviter certains problèmes. Mais je préfère ne pas en dire plus…
Par Frédéric Strauss pour Télérama