Antoneta Alamat Kusijanovic (Murina)

Née le 27 septembre 1985 à Dubrovnik

Croatie

Réalisatrice, scénariste

Entretien avec la réalisatrice Antoneta Alamat Kusijanovic 

Quelle a été la genèse du film ?

Je voulais développer l’univers et le personnage de mon court métrage Into the Blue. J’avais vraiment aimé mettre en scène un affrontement au cœur d’un petit groupe de personnages, l’inscrire dans une nature dont l’austérité rime avec les émotions en jeu et la violence que celles-ci peuvent déclencher. Je suis partie de cette dynamique, d’une image de la nature que j’avais depuis l’enfance, quand je venais sur cette île rendre visite à ma grand-mère.

Et puis l’histoire s’est construite peu à peu. Il était important, pour moi, de raconter l’histoire de ces deux générations de femmes piégées dans le machisme et la violence, ce que beaucoup d’entre nous appellent la « mentalité croate ».

Avez-vous observé ce genre de relations familiales en grandissant à Dubrovnik ? 

Oui, ce n’est pas un comportement scandaleux en Croatie. Vous pouvez le remarquer au sein des familles, chez vos voisins, dans la rue. Les gens disent que cela fait partie de la culture – alors que ce n’est pas le cas, en fait. Curieusement, même au sein de la jeune génération, beaucoup l’acceptent. Il n’y a que quelques individus, des femmes et des hommes, qui se démarquent de ce comportement tribal. Je suis toujours intéressée par la dynamique du clan. Que signifie lui obéir ou l’affronter ? Que valent les désirs individuels par rapport aux désirs de la communauté ? Lorsque vous vous démarquez, comment  êtes-vous puni ?

Julija doit supporter que son père lui parle plus comme à une employée que comme à une fille…

Elle est davantage son matelot que sa fille. Il est comme un capitaine et tous les autres ne sont que des aides ou des employés. Oui, je voulais critiquer ce personnage, le père, qui avait tant de potentiel et qui a choisi la voie de la moindre résistance. Sa force, il l’inflige au sexe « faible » – selon lui – mais, face à l’homme, il échoue.

Comment avez-vous trouvé Gracija Filipivoc, qui joue Julija ? 

Elle avait neuf ans lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois. On l’apercevait, l’espace d’un plan, dans un court métrage que j’ai fait à l’école de cinéma. Quand je l’ai dirigée dans Into the Blue, elle avait treize ans. J’avais vu en casting plus de cent adolescentes. Gracija était très sensible, et son visage est très expressif, sans effort apparent. Il suffisait de la mettre dans les bonnes conditions pour qu’elle exprime l’émotion juste, avec beaucoup de délicatesse. J’ai donc beaucoup aimé travailler avec elle.

Nous nous sommes préparés pendant quatre ans, par intermittence bien sûr, pour son rôle dans Murina. Je savais qu’il s’agissait d’un grand saut entre le court et le long, qu’elle aurait un rôle plus étoffé et beaucoup de choses à jouer. Alors j’ai essayé de construire le casting autour d’elle. Il était important qu’elle soit entourée de personnes qui allaient la soutenir dans son jeu, qu’il n’y ait pas besoin d’expliquer grand-chose – ces trois-là devaient former instantanément une famille. Nous avons donc fait beaucoup de répétitions et avons longuement travaillé pour choisir les acteurs qui lui convenaient, puis ils ont tous vécu ensemble pendant un mois sur une île.

Vous les avez fait vivre comme une famille ? 

Oui ! Je réveillais le père et lui disais : « Il est 3 heures du matin et, dans une heure, tu vas réveiller ta famille et l’emmener pêcher avant le lever du soleil ». Alors il se réveillait dans la peau de son personnage, il leur criait dessus et les faisait sortir sur le bateau. Et ainsi de suite ! Il nous arrivait par exemple de commencer à préparer le dîner ensemble, puis de passer tout le dîner en compagnie des personnages. Je mangeais avec eux, mais je n’intervenais que si je sentais que la conversation n’allait pas dans le bon sens pour les personnages. Parfois, je leur murmurais quelque chose à l’oreille pour ajuster un propos ou un comportement. Ils pouvaient ainsi jouer leur rôle pendant six heures d’affilée.

Vous avez tourné Murina en extérieur. Quel aspect visuel vouliez-vous donner au film ?

Il était très important pour moi de ne pas filmer l’île comme une carte postale. Chaque lieu n’est pas là parce qu’il est beau, mais parce qu’il exprime une émotion sous-jacente à la scène, au film ou au personnage. Par exemple, il était très important pour moi de trouver des extérieurs sans aucune végétation. Ainsi, si vous regardez bien, il n’y a pas d’arbres. Nous avons dû combiner trois îles différentes, distantes de plusieurs kilomètres les unes des autres, pour obtenir ce résultat. Pour moi, ces gens sont comme de la chair nue qui brûle sous le soleil. Je voulais qu’ils soient exposés, qu’ils soient vraiment à nu avec leurs émotions. Cela les fait réagir plus fort à certains moments, car ils n’ont nulle part où se cacher. De même, la maison est très spartiate. Les arbres qui s’y trouvent sont principalement des oliviers, très gris, sans ombres profondes. C’est beau, mais pas confortable.

L’eau est le seul endroit où se cacher. C’est un lieu humide et sombre, qui représente presque un nid pour Julija. Mais ce monde sous-marin a différents aspects. Avec Ante, le père, il est parfois menaçant, fait de cachettes, de trous dans les roches – et il ressemble à un lieu où le sang peut être répandu. Alors qu’avec Javier, Julija descend dans un endroit qui ressemble à un nouveau lieu, une mer qu’elle n’a jamais vue auparavant, complètement différente. Puis, lorsqu’elle se retrouve seule à la fin du film, les choses ont encore changé. Cette mer est beaucoup plus sombre, elle n’est pas bleue ; elle ressemble à un utérus, comme si elle donnait naissance à Julija. Tous ces lieux ont été visuellement importants pour raconter l’histoire.

Quels ont été les défis de la scène où Julija est prisonnière de la grotte sous-marine ? Pas seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan émotionnel… 

C’était une scène très intense. Nous avons tourné dans un espace entouré de grandes parois rocheuses, mais, heureusement, elle n’était pas couverte comme une grotte. Toute l’équipe, moi comprise, pouvait donc se tenir en haut et regarder Gracija et les opérateurs en contrebas, presque comme s’ils étaient dans une piscine. Mais il est très difficile d’éclairer sous l’eau la nuit, et la sécurité était aussi une priorité. Dans ce trou sombre de 40 mètres de profondeur, la claustrophobie était réelle. Et rester dans l’eau pendant une longue période n’est pas facile, surtout dans l’obscurité.

Mais ce qui a été le plus difficile, c’est d’atteindre un sommet émotionnel qui ne donne pas l’impression d’être forcé. Nous devions voir la peur, le désespoir, mais il ne fallait pas que ce soit un cliché. Il était très important pour moi de voir ce personnage affronter l’éventualité de la mort, et la possibilité de se sauver seul. Ce n’est qu’ainsi que Julija peut quitter ce récit sans s’appuyer sur personne, et gagner sa liberté et sa vie. Parce qu’une fois qu’on a été confronté à la mort, à quel point peut-on craindre les humains ?

Quelle est la fonction du personnage de Javier ? Il croit en Julija et lui donne confiance en elle… 

Javier a du pouvoir mais sa vie personnelle est en miettes et, à bien des égards, elle est très superficielle. Il a la possibilité de venir « jouer à la famille » avec la famille d’un autre homme et de s’enticher de cette jeune fille qui lui assigne plusieurs rôles. Pour Julija, il incarne ainsi le monde au-delà de cette île perdue de Croatie, mais aussi le père qu’elle pense ne jamais avoir eu. Elle réalise qu’elle n’a pas reçu l’amour qu’elle attendait. Elle devient adulte et elle comprend à quel point, à certains égards, elle est puérile, en retard, à cause de l’isolement dans lequel elle a vécu.

Javier est donc le catalyseur de beaucoup de choses. Pas seulement pour Julija : pour le père et toutes ses fausses attentes, pour la mère, qui réalise qu’elle a peut-être été lâche en l’abandonnant. Javier lui-même a des choses à régler, son lot de défauts et de faiblesses.

Cherchiez-vous à éviter que Julija soit un garçon manqué ? 

Elle est sensuelle. Elle veut provoquer, car c’est la nature d’une jeune femme de son âge : elle explore, elle teste ses limites… Mais elle est aussi contrainte par son père à jouer certains rôles où elle est plus androgyne, elle est un peu le fils qu’il n’a pas. Cela fait partie des contraintes qu’elle subit : les attentes de son père, le rôle qu’elle doit jouer chaque jour, ses responsabilités physiques dans cet environnement, l’isolement, tout cela ne lui permet pas de s’exprimer pleinement. Aussi devient-il essentiel pour elle de se confronter à des étrangers, aux jeunes touristes ancrés dans la baie, à Javier. Elle dit : « Je n’ai jamais été amoureuse », mais comment aurait-elle pu l’être ? Comment pourrait-elle avoir une juste estimation de ses pouvoirs ? Elle ne peut être que le prolongement de la figure paternelle.

Dans votre parcours, quels sont les cinéastes qui ont compté ?

Je vais être très classique. Je vais citer Jane Campion et La Leçon de piano. Je trouve vraiment captivante la relation qu’elle a construit entre une enfant et sa mère, parce que c’est une relation entre deux femmes. Il y a de la jalousie et de la rivalité, même si l’enfant n’a que sept ou huit ans. C’est fascinant de construire quelque chose de si nuancé qui se manifeste si clairement. Et la mère, en tant que personnage, est dépeinte de manière si complexe. Elle a reçu les outils de la sexualité, de la soumission et de l’art, et doit affronter une mentalité clanique et machiste. Mais elle possède aussi un pouvoir intérieur, son propre désir, sa sexualité. C’est vraiment un film complexe, qui n’a pas pris une ride, et quand je pense aux interactions humaines dans un film, j’y reviens toujours avec la même fascination – aussi parce qu’il y a beaucoup de scènes sans dialogues.

Quels sont vos prochains projets ?

Je suis toujours prête à être surprise par de meilleurs projets que ceux que je pourrais concevoir moi-même. Mais je travaille actuellement sur un scénario qui se déroule à New York. Il s’agit d’une femme qui vit dans une communauté d’immigrés des Balkans, dans une entreprise de construction. Lorsque son mari lui est infidèle, elle tente de récupérer sa sexualité et de s’arroger les mêmes droits. Elle est alors menacée d’être expulsée de sa communauté. Voilà ce qui m’intéresse en ce moment.

Adapté de l’interview réalisée par Filmmaker magazine, publiée le 26 juillet 2021.

(Dossier de presse)

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