Deux générations de cinéastes, une même contrainte.
Rencontre avec les auteurs qui doivent composer avec un système étatique imprévisible.
Le premier vient de célébrer ses 50 ans, et n’a réalisé que trois longs-métrages depuis Uniforme, en 2003. Ours d’or à Berlin en 2014 pour Black Coal, Diao Yinan était en compétition à Cannes au printemps dernier avec Le Lac aux oies sauvages, film noir inspiré aussi bien de Chandler que de la littérature classique chinoise. Il était de passage à Paris à la veille de la sortie chinoise de son film, le 6 décembre : « il est prévu que le film sorte sur 16 000 écrans, on espère de 4 à 5 millions d’entrées », explique-t-il.
Le second rend deux décennies à son aîné. Gu Xiaogang était aussi à Cannes, où son premier long-métrage, Séjour dans les monts Fuchun a clos la Semaine de la critique.
Produite dans des conditions acrobatiques, cette fresque familiale n’a toujours pas trouvé de distributeur en Chine, malgré l’accueil enthousiaste de la critique et des sélectionneurs de festivals. Il sort en France le 1er janvier 2020.
Censure et bouillon de culture
Il y a un fossé entre le pilier du cinéma d’auteur, ancien élève de la meilleure école de cinéma de Pékin et l’autodidacte né et ayant grandi à Fuyang, petite ville sur la rivière Fuchun, près de Shanghaï. Un fossé dont on a pris conscience lorsqu’on a demandé à les photographier tous les deux, dans le même cadre. Après avoir donné son accord, le camp Diao Yinan l’a retiré in extremis, sur instructions reçues de Pékin. L’enjeu de la distribution du Lac aux oies sauvages en Chine était sans doute trop important pour se risquer à la moindre fantaisie, qui pourrait être mal interprétée. Les réalisateurs chinois travaillent dans un environnement souvent hostile, toujours imprévisible. Le 6 décembre devait aussi sortir Saturday Fiction, de Lou Ye, qui avait officiellement représenté son pays à Venise. Le film a été retiré de l’affiche sans préavis.
Mieux vaut donc, pour un cinéaste qui a réalisé un film cher, qui montre les bas-fonds d’une grande ville chinoise, s’en tenir aux exercices imposés de la promotion. Diao Yinan est plus disert sur les conditions climatiques de ses tournages que sur les contraintes de la censure. Black Coal avait été réalisé par des températures polaires qui faisaient geler les caméras. Le Lac a été tourné dans la région subtropicale du Hubei, à Wuhan, ville fameuse pour ses lacs où exercent les baigneuses, prostituées balnéaires.
Pour évoquer cette profession que n’ont pas éradiquée trois quarts de siècle de socialisme, ou le gangstérisme, il faut d’abord une autorisation de tournage, accordée par les autorités après lecture du scénario, puis montrer le film terminé afin qu’il trouve le chemin des festivals et des salles. « Tout s’est bien passé, explique laconiquement Diao Yinan, après le montage, je suis parti à Cannes directement. » Pour son premier week-end d’exploitation, Le Lac aux oies sauvages a rapporté 24,5 millions de dollars, une recette divisée par dix dès la seconde semaine. Ce succès tient à son caractère de film de genre. Le réalisateur en est conscient qui admet : « j’ai voulu faire un film de gangsters, avec de la violence, et en même temps y intégrer ma réflexion et mon regard sur le monde et la société. Je souhaite à la fois convaincre les intellectuels et les connaisseurs et le grand public. Le film de genre est le seul moyen d’y arriver. »
C’était à l’été 2017, il a fallu encore attendre presque un an, deux prix remportés dans des festivals accueillant les travaux en cours pour qu’un producteur indépendant baptisé Factory Gate (la porte de l’usine, en hommage aux frères Lumière) se lance dans l’aventure. « Notre exigence était de garder le contrôle créatif, certains producteurs voulaient imposer des vedettes, d’autres se souciaient de la durée du film (trois heures au départ, durée finalement ramenée à 2 h 30), raconte Gu Xiaogang. Finalement, j’ai obtenu le droit du final cut, ce qui est très rare pour un premier film en Chine. »
En découvrant Séjour dans les monts Fuchun, les censeurs chinois ont tiqué sur deux éléments : une séquence montrant une séance de divination, celle-ci a été considérablement réduite ; la représentation d’une salle de jeu clandestine a elle aussi suscité des inquiétudes. « Ça portait sur les aspects techniques. Ils avaient peur que les spectateurs apprennent à installer une salle de jeu. Comme il n’y a pas de classification par âge, un enfant aurait pu voir le film et apprendre à jouer », explique Gu Xiaogang en riant. Il rit moins en décrivant la situation de son film sur le marché chinois : « Au début j’étais enthousiaste, au bout de quelques mois de négociations, je le suis un peu moins. On a rencontré des distributeurs qui ont apprécié le film à titre personnel, mais quand on parle affaires, on comprend leur inquiétude par rapport à la durée du film, à son genre. C’est un film d’auteur, qui ne trouve pas beaucoup d’espace dans les salles en Chine. »