À l’occasion de la diffusion de la très intéressante série italienne 1992/1993, nous étions revenus sur l’assassinat spectaculaire de Giovanni Falcone par la Cosa Nostra. La violence de l’attaque, détruisant un large pan d’une autoroute, a changé le rapport du peuple italien à la mafia et marqué sur plusieurs décennies la mémoire des Européens. Si ce juge a été victime du plus spectaculaire attentat du XXe siècle sur le sol européen, c’est qu’il était à l’origine d’une efficace lutte antimafia qui a porté un coup fatal à Cosa Nostra. Cette méthode toujours à l’œuvre aujourd’hui s’appuie sur les collaborateurs de justice, ces membres des différentes mafias italiennes ayant décidé de raconter à la justice, en échange d’aménagement de peine, le fonctionnement complexe et international de ces très puissants groupes criminels. Marco Bellocchio a décidé de porter son regard sur le plus connu d’entre eux : Tommaso Buscetta, « le boss des deux mondes ». Buscetta n’est pas le premier d’entre eux, mais celui qui a permis d’affaiblir considérablement la force de Cosa Nostra. En permettant l’arrestation de plusieurs centaines de mafiosi, il a poussé la justice italienne à organiser un « Maxi-Procès » historique où près de 500 criminels furent condamnés parfois à plusieurs peines à perpétuité. Si ce procès a marqué les esprits c’est aussi par sa mise en place à Palerme au cœur du territoire de Cosa Nostra et sa disposition : une immense salle où les juges firent face à 355 mafieux en cellules (119 furent condamnés par contumace, dont Toto Riina, le chef, à l’époque de Cosa Nostra) et à leurs avocats disposés au centre de l’espace. Pour les mafias italiennes un véritable crachat au visage.
Pour l’heure, concentrons-nous sur Le Traître, dernier film de Marco Bellocchio, et la façon dont le cinéaste, plus de trente ans plus tard, revient sur ce moment historique. Concentrons-nous sur le regard qu’il porte sur le crime organisé. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’artiste aguerri ne tombe pas dans le piège dans lequel tombe trop souvent la fiction sous toutes ses formes, et celles qui prennent une forme audiovisuelle en particulier. Il n’y a dans Le Traître aucune tentation de dépeindre la mafia comme un groupe de personnes élégantes et charismatiques auxquelles ont souhaiterait se projeter; bien au contraire. Si durant la première séquence, qui se déroule à la fin des années 70, lorsque les différentes familles mafieuses italiennes scellent un pacte commercial autour du commerce illégal de l’héroïne, Bellochio choisit de représenter les mafieux tels que Francis Ford Coppola les a rendus légendaires, c’est pour mieux ensuite les traquer puis les enfermer dans des lieux sordides (des caves, des cellules) et les dépeindre tels qu’ils sont : des malfrats vulgaires, incultes et qui par leurs actes démontrent que ce sont des crapules sanguinaires capables de tuer femmes et enfants, loin de respecter le mythe que la mafia jusqu’à présent s’était forgé : être des hommes d’honneur.
Il profite également de son film pour imposer deux figures monstrueuses tapies dans l’ombre, qui ne s’expriment jamais ou presque : Toto Riina, que l’on voit gravir les échelons de Cosa Nostra jusqu’à en devenir le chef et surtout Giulio Andreotti, qui fut longtemps respecté pour sa longévité politique comme Président du Conseil des ministres, mais dont on a découvert sur le tard ses liens avec la mafia et le rôle qu’il a joué pour permettre à cette dernière de profondément pénétrer les institutions gouvernementales. Ni l’un ni l’autre ne mérite le respect du cinéaste et par petites touches, ce dernier tente d’en donner les raisons aux spectateurs. Ces deux êtres aux névroses profondes ont découvert avec le pouvoir une nouvelle jouissance bien au-dessus de la réussite financière ou sentimentale. Ce faisant, ils ont décidé de s’imposer aux dessus des lois et des hommes. Andreotti va se servir des institutions pour assurer son pouvoir, et permettre ensuite l’usage d’outils légaux pour favoriser le pouvoir de ses amis mafieux; ces derniers nourrissant ensuite le pouvoir d’Andreotti. Toto Riina, lui, peut être considéré comme le dernier chef mafieux provenant des couches populaires qui, pour monter en haut de la pyramide, va faire éclater ses pulsions sociopathes. Si l’alliance de Cosa Nostra a permis à cette dernière d’être un temps un des plus puissants groupes criminels mondiaux, la violence de Toto Riina va l’amener à sa perte.
C’est là qu’apparaît la figure de Tomaso Buscetta, soldat influent de Cosa Nostra, réfugié au Brésil après une évasion. « Le boss des deux mondes » fait référence à son habilité d’homme d’affaire, qui a permis à Cosa Nostra de nouer des liens commerciaux avec différents cartels de narcos d’Amérique du Sud. Là où Bellochio filme Andreotti comme une figure reptilienne, proche parfois du Kaa du Livre de la Jungle, et où il filme Riina comme un animal (on pense au Pingouin façon Tim Burton), jusqu’à le rapprocher d’une hyène en panique lors de son arrestation, il se montre plus conciliant avec Buscetta le soldat mafieux. Au départ, comme les autres, Buscetta semble tout droit sorti du Parrain, mais alors que Bellochio va chercher à montrer l’aspect psychopathe des autres mafieux, il va plaquer le cheminement personnel de Buscetta sur celui de Henri Hill, collaborateur de justice italo-américain devenu célèbre suite au succès des Affranchis de Martin Scorsese. Buscetta comme Hill ont brûlé la vie par les deux bouts et fini dans des banlieues résidentielles, condamnés à fuir la mafia jusqu’à la fin de leurs jours. Pour peu qu’on lui accorde notre confiance, Buscetta, après avoir été torturé par la police politique brésilienne, du temps de la dictature, a fini par se faire extrader en Italie. C’est à cette occasion que la justice italienne lui impose le juge Giovanni Falcone. À celui-ci, il expose son dégoût de Toto Riina qui a assassiné une bonne partie de ses proches, ainsi que des méthodes ultraviolentes que Riina a imposées à Cosa Nostra. On peut y voir une façon, pour lui, d’échapper à une condamnation extrêmement lourde. Marco Bellochio choisi, sans doute à raison, d’y voir le travail de Giovanni Falcone sur le comportement du mafieux. Les scènes où se rencontrent le juge et l’assassin ne sont pas mises en scène comme une confrontation procédurale, mais comme de véritables séances de psychanalyse. Falcone ne demande pas à Buscetta d’expier ses crimes, mais tente juste de comprendre comment fonctionnent Cosa Nostra et par extension, les différentes mafias italiennes. C’est en expliquant le fonctionnement de ces entreprises criminelles que Buscetta réussi à comprendre ses actes, les raisons pour lesquelles il a voulu rejoindre le crime et pourquoi il a décidé de changer. Falcone, pour Bellocchio, a permis à Buscetta de reconstruire le sens moral que la mafia lui avait enlevé. On est ici face à un film qui impose son humanisme aux criminels et se montre sans pitié vis-à-vis de ceux qui refusent de changer pour leur jouissance personnelle, qu’ils proviennent des couches populaires ou de la bourgeoisie.
C’est là l’importance de la partie centrale du film, celle du Maxi Procès, qui va probablement rester dans les anales du genre. Le cinéaste restitue parfaitement la tension qui y régnait, utilise tout la grammaire et les techniques du cinéma pour servir son propos. Si comme partout ailleurs l’architecture est un des moyens utilisé par les tribunaux pour imposer l’idée d’une force étatique capable de juger les délinquants, on est ici dans un cadre spécial. La salle servant de lieu de jugement a été conçue spécialement pour l’occasion, et si l’État a cherché à s’imposer aux centaines de mafieux présents, Bellocchio montre que la force mafieuse pouvait, même lorsque la bête est blessée, continuer à mordre. Chaque famille mafieuse séparée par des cellules fait preuve d’imagination pour impressionner les juges et influencer le procès : c’est un cigare allumé, un soldat qui se déshabille, ou même un regard, un simple regard qui en dit long. De la même manière en plus de rappeler les mesures de protection spectaculaire qui ont permis de protéger Buscetta, et un autre repenti, Bellocchio isole dans les plans les témoins face aux familles mafieuses toutes soudées les unes les autres. L’inconfort des témoins se transmet alors au spectateur.
On pourrait faire tout un mémoire sur une telle œuvre, mais ce n’est pas ici l’objet. On souligne juste la richesse de l’œuvre, son intelligence, sa pertinence et surtout son incroyable actualité. Alors que le fasciste Matteo Salvini était nouvellement élu à la tête du gouvernement italien, la figure de l’anti-mafia Roberto Saviano rappelait que l’homme politique d’extrême droite était l’obligé d’un parrain de la mafia. En 2019 la mafia n’a effectivement pas disparu, Cosa Nostra a laissé place à la ‘Ndrangetha qui, tout en gardant un ancrage profond localement sur son territoire, a su s’immiscer beaucoup plus intelligemment dans les arcanes du pouvoir aussi bien étatique que financier, s’imposant dans des conseils d’administration de multinationales et rachetant parfois parfois des banques où les sauvant de la faillite. Il est bien loin le temps des grands massacres mafieux. Mais ceci est une autre histoire qu’il faudra un jour raconter.
Bellocchio a demandé à Thierry Frémaux de faire en sorte de caser la projection du Traître lors du Festival de Cannes pour qu’il puisse être diffusé aux festivaliers le 23 mai 2019. Giovanni Falcone a été tué, ainsi que sa femme et ses gardes du corps, le 23 mai 1992 à 17 h 59.
Gaël Martin pour Cinematraque