Allemagne – Turquie
Réalisateur, scénariste, producteur
Head-On, De l’Autre Côté, Soul Kitchen, The Cut, In the Fade
Entretien avec Fatih Akin
COMMENT EST NÉ IN THE FADE ?
J’ai ressenti le besoin de faire ce film après les meurtres commis en Allemagne, contre des personnes d’origine turque, par des membres du groupuscule néo-nazi NSU (littéralement Clandestinité Nationale-Socialiste). Le procès de Beate Zschäpe, la seule survivante parmi les assassins, est toujours en cours. L’une des victimes n’habitait pas très loin de chez moi dans le quartier d’Altona, à Hambourg : c’était un homme avec qui mon frère avait joué au foot, quand il était plus jeune. Des meurtres proches, touchant des gens ayant la même origine que moi : j’aurais pu moi-même être l’une des victimes…
L’enquête a fait scandale, parce que la police a d’abord soupçonné les victimes elles-mêmes : celles-ci étaient forcément impliquées dans le trafic de drogue, ou dans des salles de jeu clandestines, ou dans d’autres activités criminelles. Les meurtres ne pouvaient être que des règlements de compte de la mafia turque… La presse a tellement relayé les soupçons de la police que les familles des victimes elles-mêmes s’interrogeaient : et si mon père ou mon fils avaient vraiment fait affaire avec le crime organisé…? Mais tout était faux : les victimes n’avaient rien à se reprocher. Je me suis documenté, j’y ai vu la matière d’un thriller efficace, un film dans la tradition de certaines œuvres de Costa-Gavras. Mon film ne raconte pas cette affaire, il s’en inspire librement, mais beaucoup de scènes et de répliques sont tirées de la réalité.
QUAND AVEZ-VOUS COMMENCÉ À RÉDIGER LE SCÉNARIO ?
La première version date de 2012. J’ai commencé à écrire en pensant que le film pourrait être un «plan B» au cas où l’on n’arrivait pas à financer THE CUT, un projet très coûteux. Mais ce premier jet ne ressemble pas à ce qu’est le film aujourd’hui : à ce stade-là, mon héros était un homme, qui tombait amoureux d’une activiste de gauche, et partait à la chasse aux néo-nazis. Une ambiance à la TAXI DRIVER… En suivant le procès, je me suis rendu compte que la réalité était encore plus cinématographique que ce que j’avais écrit. Le héros est devenu un proche d’une des victimes. Puis, ils ont été deux, un homme et une femme. La femme était d’origine turque. Quand j’ai éliminé le personnage de l’homme, j’ai trouvé plus fort de faire de cette femme une Allemande.
POURQUOI ?
C’était trop simple qu’elle soit Turque et, au fond, j’avais déjà traité ce personnage dans d’autres films. La perte, le deuil et la vengeance ne sont pas des notions qui varient selon la culture ou la nationalité. Elles appartiennent au genre humain tout entier. J’aimais aussi l’idée que la meurtrière ressemble à la victime. Elles pourraient être originaires du même village, d’ailleurs elles viennent toutes deux du Schleswig-Holstein, au Nord du pays, comme ma propre femme… Je tenais à ce que ce soit un film personnel, et bien que l’héroïne soit une femme, il m’est possible d’exprimer à travers elle mes propres sentiments de père, qui craint comme tous les pères la disparition de ses enfants. Dans ce personnage, il y a mes propres peurs et mes propres colères.
QUELLES RECHERCHES AVEZ-VOUS MENÉES ?
J’ai beaucoup lu, notamment un livre du journaliste Stefan Aust, qui a aussi écrit sur la « Bande à Baader ». Je suis allé à Munich assister à quelques audiences du procès, parce que je savais qu’une partie importante du film lui serait consacrée. Je voulais voir quel genre de femme était l’accusée, Beate Zschäpe. Les meurtriers du film, même s’ils sont plus jeunes, sont inspirés d’elle : une femme mutique, qui ne communique avec la cour que par écrit. Son effacement est assez fascinant: elle est comme un fantôme… J’ai aussi demandé les minutes du procès, près de cinq mille pages ! J’ai noté tout ce qui m’intéressait, ce qui était beaucoup trop, mais qui a étoffé la seconde partie du film. Celle-ci est encore dans la tradition de Costa-Gavras, je pense à son film de procès, MUSIC BOX.
QUEL A ÉTÉ L’APPORT AU SCÉNARIO DE HARK BOHM ?
C’est un ami : il a plus de 75 ans, il a travaillé avec Fassbinder, il a enseigné le cinéma et a été lui-même un metteur en scène assez reconnu… Je lui avais montré la première version du scénario, qu’il n’avait pas beaucoup aimée. Nous avons beaucoup discuté. Au début, il a plutôt servi de «script doctor », en m’aiguillant vers la bonne histoire à partir de ce qui, selon lui, n’allait pas. Et parce qu’il a étudié le droit, il m’a épaulé sur toute la partie centrale. Ce que je sais des procès vient surtout des films américains. Il m’a aidé à savoir comment faire parler un avocat ou un juge lors d’un procès en Allemagne.
POURQUOI COMMENCER LE FILM PAR CETTE SÉQUENCE EN PRISON ?
Pour ceux qui connaissent la vraie affaire, donc en premier lieu le public allemand, il faut une bonne raison pour admettre que la police, une fois de plus, soupçonne la victime d’agissements criminels. Il valait donc mieux que Nuri ait un casier judiciaire, que les soupçons contre lui soient légitimes. J’ai quelques relations chez les dealers, j’en connais un qui s’est marié en prison. Cette scène de mariage me permettait de dire beaucoup de choses de façon très compacte.
QUAND AVEZ-VOUS PENSÉ À DIANE KRUGER POUR INTERPRÉTER KATJA ?
Quand j’ai décidé que l’héroïne serait blonde et aryenne ! Qui sont les très belles actrices allemandes blondes aux yeux bleus ? Le public allemand n’a sans doute pas les mêmes goûts que moi : les brunes ont davantage la cote. Diane me fait penser aux comédiennes des années 20 et 30, qui sont devenues des stars en quittant l’Allemagne. Elle est une moderne Marlene Dietrich, exilée comme elle. Je cherchais quelqu’un qui rayonne. Pour que mon film soit réaliste, mais aussi stylisé. Pour que l’on n’oublie jamais que c’est du cinéma !
VOUS LA CONNAISSIEZ ?
Je l’avais rencontrée à Cannes, en 2012, l’année où elle a fait partie du Jury. Elle m’avait abordé, en allemand, pour me dire qu’elle travaillerait volontiers avec moi. Il suffit de regarder attentivement ses films pour voir que c’est une très bonne comédienne, au-delà du cliché de la «mannequin devenue actrice ». Par exemple, sa performance dans LES ADIEUX À LA REINE, de Benoît Jacquot, est remarquable. Je lui ai envoyé le scénario en 2016, elle l’a aimé, je suis venu la voir à Paris et on s’est mis d’accord. La façon dont Diane parle et dont elle joue montre à quel point elle est Allemande. Elle me racontait qu’il lui arrive d’avoir des problèmes de compréhension, en français et en anglais, quand le dialogue est trop familier ou argotique… Dans le script, il y avait certaines expressions allemandes qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle comprenait instinctivement. Tout ce qu’il y avait d’allemand enfoui en elle est ressorti.
COMMENT L’AVEZ-VOUS DIRIGÉE ?
Diane n’est pas une actrice adepte de la «méthode », et personnellement, je préfère ça. C’est une femme curieuse et très intelligente. Elle possède ces deux qualités qui en font une grande comédienne : aucune peur, et une puissance extrême de concentration. Nous avons tourné le film dans l’ordre chronologique du récit, ce qui est pour moi essentiel, et permet de modifier des scènes selon ce qu’on a déjà tourné. Un exemple : dans le scénario, quand on vient apprendre à Katja que les deux victimes de l’attentat sont bien son mari et son fils, elle interrompait le messager par des cris et des larmes. Mais sur le plateau, Diane a instinctivement préféré jouer l’apogée de la douleur dans la scène précédente : on lui annonce qu’il y a deux morts, un adulte et un enfant, elle sait déjà que ce sont eux. Au moment où on lui confirme leur identité, elle a déjà intégré le chagrin. Cela fait de Katja un personnage lucide, réactif, qui a un temps d’avance sur les autres. Cette grande scène où elle s’abandonne à la douleur était évidemment difficile à tourner. Il y a eu pas mal de prises, et à chaque fois Diane réussissait à pleurer. Je pense qu’elle aime jouer, et que d’une certaine façon, elle prenait une forme de plaisir à se mettre dans cet état extrême.
ELLE INCARNE AUSSI MAGNIFIQUEMENT UN PERSONNAGE DE FEMME D’AUJOURD’HUI, SANS PRÉJUGÉS, INDÉPENDANTE ET AUDACIEUSE, MAIS AUSSI UNE MÈRE ET UNE ÉPOUSE PARFAITES…
J’ai pensé à plusieurs femmes de mon entourage. Des amies dont les parents se sont séparés quand elles étaient très jeunes, qui ne viennent pas d’une grande ville. Katja vient d’une famille de la classe moyenne : la mère était prof, mais elle n’a pas tout à fait accepté que sa fille épouse un délinquant. Le père boit trop… Peut-être que la fille n’a pas non plus pardonné à ses parents leur divorce. Et elle collectionne les tatouages : le samouraï qu’elle montre fièrement ressemble à son mari, mais finalement, c’est elle qui deviendra le samouraï.
COMMENT ÉCLAIRE-T-ON UNE COMÉDIENNE QUI A L’AURA DES STARS D’ANTAN ?
Je voulais que l’on croie à son chagrin. Je l’ai convaincue de ne pas utiliser de maquillage. Ce n’est pas la priorité d’une femme qui vient de perdre son mari et son enfant. Dans l’épisode central, d’accord, un tout petit peu de mascara : six mois ont passé, elle recommence à se maquiller… Avec mon chef opérateur, Rainer Klausmann, nous avons étudié certains dessins d’un récit graphique, un épisode des «aventures de Batman» intitulé Arkham Asylum. Des planches faites à la main, et non pas à l’ordinateur, avec des arrière-plans assez éclairés, et des premiers plans plus sombres. Nous pensions que cela pouvait magnifier la blondeur de Diane… Nous avons utilisé ce principe dans la première partie du film.
VOUS VOULEZ DIRE QUE KATJA DEVIENT UNE SUPER-HÉROÏNE ?
Une super-héroïne, à ma façon… Chez le tatoueur, on entend d’ailleurs, en fond sonore, la chanson Superhero, par Faith No More.
LA PLUIE QUI TOMBE CONTINUELLEMENT DANS LA PREMIÈRE PARTIE RAPPELLE L’ATMOSPHÈRE DES FILMS NOIRS…
Ou les univers graphiques à la Batman ! Nous avons essayé de donner un style à chacune des trois parties. Pour la première partie, l’une des influences assumées reste THE MURDERER, du Coréen Na Hong-ji, qui est d’ailleurs aussi divisé en trois chapitres. Faire du cinéma aujourd’hui, c’est dialoguer en permanence avec son propre vécu de spectateur. Si vous observez chacun de mes films, vous pouvez deviner ceux que je viens de voir ! Pour la deuxième partie, nous avons regardé LE PROCÈS, d’Orson Welles. Je n’ai pas eu l’autorisation de tourner dans une vraie Cour de justice, tout a été reconstruit en studio. J’ai revu MUSIC BOX la veille du tournage, mais c’est un procès à l’américaine : les avocats se lèvent, déambulent, il y a une forme de spectacle. En Allemagne, ils restent assis, c’est plus compliqué à filmer !
LA SCÈNE AVEC ULRICH TUKUR, QUI JOUE LE PÈRE DES ACCUSÉS, EST TRÈS ÉMOUVANTE…
Quand il présente ses condoléances à Katja, pendant l’audience, vous pouvez entendre les mots exacts prononcés, pendant le procès, par le père de l’un des accusés. Plus tard, j’ai modifié l’une de ses répliques. Katja le rejoint devant le Palais de justice, et elle l’interroge : «Si vous aviez su que votre fils était l’assassin, seriez-vous quand même allé voir la police ?» À l’origine, il répondait «Je ne sais pas». Subitement, j’ai eu cette inspiration, lui faire dire : «Je le savais». C’est beaucoup plus fort.
D’OÙ VIENT L’IDÉE, ASSEZ TERRIFIANTE, QUE LES ACCUSÉS SOIENT AIDÉS PAR UN NAZI GREC, MEMBRE DU PARTI AUBE DORÉE ?
Je connais bien les nazis grecs, j’ai de bons amis en Grèce, des gens de gauche, des cibles potentielles de l’extrême-droite locale… Un jour, au procès de Beate Zschäpe, des types sont arrivés dans le public portant le sigle d’Aube dorée. Je me suis dit que j’allais m’en servir. Les groupuscules violents fonctionnent en réseau à travers l’Europe, tous ces mouvements sont liés.
POURQUOI AVOIR DÉCIDÉ QUE LE VERDICT SERAIT FAVORABLE AUX ACCUSÉS ?
Le procès de Beate Zschäpe n’est pas terminé, qui sait comment va-t-il finir ? Un seul fait aujourd’hui est prouvé : elle a mis le feu à la maison où se seraient suicidés les meurtriers. J’emploie un conditionnel parce que nous sommes beaucoup à penser que c’est plus compliqué que ça… Acquitter les accusés était philosophiquement plus intéressant : qu’est-ce que la justice quand la loi montre ses limites ? Dramatiquement, cela ouvrait la voie à une troisième partie du récit.
POURQUOI L’AVOIR INTITULÉ « LA MER » ?
Pour moi, l’un des symboles de la mort, c’est la mer. J’utilisais déjà cette image dans DE L’AUTRE CÔTÉ. Cela vient peut-être de tableaux que j’ai vus, qui me restent en tête. Ou parce que je viens d’une famille de pêcheurs : quand les hommes partent pêcher, les femmes les attendent face à la mer, qui prend alors une valeur symbolique. Elle peut leur rendre leur mari, ou pas. Dans cette partie filmée en Grèce, la mer est presque toujours quelque part au fond du plan.
COMMENT JUSTIFIER LA VENGEANCE DE KATJA ?
Cela fait longtemps que je voulais tourner un film de vengeance, parce que moi-même, comme spectateur, j’en vois beaucoup. La vengeance est une pulsion très ancienne, déjà présente dans la Bible. À titre personnel, je ne suis pas pour la peine de mort. Je vais reprendre ce que dit le personnage de George Clooney dans LES MARCHES DU POUVOIR. On lui demande : «Êtes-vous pour la peine de mort ?» « Non» répond-il «Que feriez-vous si quelqu’un assassinait vos enfants ?» « J’irais tuer cette personne et serais prêt à aller en prison. La société doit être plus intelligente que les individus » Je suis assez d’accord.
COMMENT AVEZ-VOUS CHOISI LA MUSIQUE DU FILM ?
Pendant l’écriture, j’écoutais le groupe rock américain Queen of the Stone Age. Leurs chansons ont quelque chose de fataliste – un peu comme celles de Nirvana… Ce fatalisme correspond bien à l’atmosphère du film. Je voulais faire de Katja une femme d’aujourd’hui, amatrice de rock, je voulais qu’elle écoute Queen of the Stone Age. J’ai donné une liste de sept titres dont il fallait acheter les droits. Le superviseur musical m’a dit : «Pourquoi ne leur demandes-tu pas plutôt de composer la musique ? ». J’ai réussi à contacter Joshua Homme, le leader du groupe. Il a demandé à voir le film, il l’a aimé. Je ne sais pas s’il savait qui j’étais, ni s’il a perçu dans le film une émotion qui serait aussi dans ses morceaux. Nous ne nous sommes même pas rencontrés, tout s’est fait par téléphone ! Pour pouvoir montrer le film au Festival de Cannes, il fallait qu’il travaille très vite. Et j’ai reçu cette musique formidable, pas du tout rock, plutôt atmosphérique, un peu à la Bernard Herrmann. J‘ai toujours voulu faire un thriller, et si IN THE FADE en est un, c’est aussi grâce à sa musique.
PENSEZ-VOUS QUE LE FILM FERA POLÉMIQUE EN ALLEMAGNE ?
Je pense qu’il dérangera certaines personnes : un cinéaste d’origine turque fait un film où une blonde allemande pourchasse des nazis… Les films de Tarantino ou certains polars coréens qui racontent des histoires de vengeance, nous disent d’emblée : «Soyez rassurés, ce n’est pas la réalité, vous pouvez apprécier l’histoire sans réserve…» Alors que mon film s’inspire de faits réels, et je tenais à ce que l’on croie à ce qui est montré à l’écran. Comme tout le monde, je sens s’opérer un changement dans toute l’Europe, voire dans le monde entier. La mondialisation est un défi, qui effraie beaucoup de gens, une peur, elle-même mondialisée, qui conduit au repli sur soi et au rejet de l’autre. Il se trouve qu’en Allemagne, cette peur est déjà apparue, dans les années 20. On enseigne à l’école à quoi elle a conduit le pays : au Troisième Reich. Savez-vous qu’en Allemagne plusieurs milliers de personnes ont été tuées pour des motifs racistes, par des néo-nazis, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale ? Les néo-nazis allemands sont rarement traités dans notre cinéma : il y a eu GUERRIÈRE, de David Wnendt, en 2012; puis, l’an passé, une série de trois téléfilms, Mitten in Deutschland : NSU, sur les mêmes meurtres qu’évoque mon film. Et c’est tout. Bien sûr, on tourne encore d’innombrables films sur la Seconde Guerre Mondiale. Personnellement, je n’en peux plus. Parce que les nazis en Allemagne, c’est aujourd’hui qu’on les trouve.
(Dossier de presse)