Merzak Allouache

 

Né le 6 octobre 1944 à Alger

Algérie

Réalisateur, scénariste

Omar Gatlato, Bab El Oued City, Harragas, Normal!, Le Répenti, Les Terrasses, Enquête au Para

ENTRETIEN AVEC MERZAK ALLOUACHE

Depuis quand avez-vous en tête ce film, autopsie passionnante de l’Algérie ?

L’idée de ce film a germé lorsque j’ai constaté la prolifération, sur Internet, des vidéos de prêche, comme celle sur laquelle s’appuie Nedjma pour mener son enquête. Au fil de mes tournages – Harragas en 2009, Le Repenti en 2013, Les Terrasses en 2015 – j’ai observé les mutations de la société algérienne, la prégnance grandissante de la religion. Si l’on porte son regard au-delà des milieux petits-bourgeois qui circulent, qui voyagent, existe une Algérie profonde où la vie est très dure. Les gens n’ont rien, en particulier les jeunes qui constituent la majorité de la population. J’ai vu leur « mal vie ». Ils n’ont rien à quoi s’accrocher, sinon Internet et les chaînes satellitaires qui ont façonné un monde nouveau qui parle très peu français et est tourné vers le Moyen-Orient.

Pourquoi le choix du noir et blanc pour votre film ?

Le titre du documentaire le dit : il ne s’agit pas d’une enquête sur le paradis, mais au paradis, l’Algérie où je tourne ce documentaire. C’est évidemment ironique. Je ne voulais pas donner le sentiment d’un paradis coloré. Une grande partie du film a par ailleurs été réalisée au Sahara, très photographique, et je redoutais une image trop folklorisée.

Pourquoi cette part fictionnée ? Que vous permet-elle ?

Les séquences fictionnées, familiales, renvoient à autre chose qu’à l’enquête menée par Nedjma. Elles permettent d’évoquer des événements qui faisaient l’actualité en Algérie au moment du tournage. De les lire comme autant de symptômes du paysage social et politique du pays. Comme le décès d’Aït Ahmed, figure historique de la guerre d’indépendance, éternel opposant au régime autoritaire mis en place depuis l’indépendance et qui, ultime pied de nez, a refusé d’être enterré aux côtés des officiels pour reposer dans son village natal de Kabylie. Ses obsèques ont drainé des dizaines de milliers de personnes qui réclamaient une « Algérie, libre et démocratique. »

Dans un autre registre, la fiction m’a servi pour parler du phénomène alarmant qu’a représenté au Salon du livre d’Alger le succès remporté par la traduction de Mein Kampf d’Hitler. Le livre, importé de Jordanie, s’est vendu comme des petits pains ! Quant à la séquence où la mère de Nedjma se rend sur les lieux où l’écrivain Tahar Djaout a été assassiné par les islamistes en mai 1993, elle constitue un hommage. Et résonne comme un appel à ne pas oublier la période sombre du terrorisme, tous les démocrates qui sont tombés. La stèle, c’est dingue, se trouve au milieu d’un parking, il faut se frayer un chemin au milieu des voitures pour la trouver. Elle est loin d’être mise en valeur. La décennie noire est occultée. On ne parle pas de cette période, le pays est comme frappé d’amnésie. Et beaucoup de gens passent devant cette plaque sans savoir de quoi il s’agit.

Les quelques articles sortis lors du tournage d’Enquête au paradis évoquaient un documentaire sur les journalistes algériens. Est-ce vous qui avez suscité cette fausse piste ?

J’ai réellement tourné dans les locaux d’un vrai journal, El Khabar. Un journaliste de ce quotidien arabisant a voulu savoir de quoi il retournait. Et comme je n’ai pas voulu répondre à ses questions, il a extrapolé. Tant qu’un film n’est pas terminé, je n’ai pas envie d’en parler.

Votre film montre que la pénétration de l’idéologie salafiste n’est pas hors sol, qu’elle s’appuie sur un contexte… de marasme économique, de corruption, d’absence de perspective… Que le wahhabisme et les pouvoirs autoritaires ont tout d’alliés objectifs puisque « quoique les gens vivent ici, ils doivent se résigner, se soumettre, au nom de ce que leur réserve l’éternité ». L’Etat a-t-il abdiqué ?

Il ne fait pas grand chose pour le contrer. Depuis quelque temps, tout de même, le nouveau ministre des Affaires religieuses tente de travailler sur cette menace, de mettre en garde contre l’existence de sectes. Et ces derniers jours, les autorités ont empêché Ali Belhadj, l’ancien leader du parti islamiste (Fis), de se déplacer hors d’Alger. Elles trouvaient qu’il avait tendance à circuler beaucoup, à faire le tour des mosquées. Cela lui est désormais interdit. En fait, l’Algérie recueille les fruits de la disparition de l’école républicaine. Quelques années après l’indépendance, le choix a été fait de son arabisation. Les coopérants, venus de France et d’Europe, aider le pays ont été remplacés par des professeurs du Moyen-Orient, en particulier des Egyptiens. Dont, semble-t-il, beaucoup de Frères musulmans. Dès lors, les choses se sont gâtées. La ministre de l’Education Nouria Benghabrit (une sociologue francophone nommée en 2014, ndlr) essaie de réformer tout cela. Elle doit faire face à un travail de sabotage des forces obscurantistes, des islamistes pour l’en empêcher. Elle est devenue la bête noire des conservateurs. Chaque année éclate un scandale au moment du bac, les sujets fuitent… pour la mettre en difficulté. Elle est très courageuse, elle résiste. Le pouvoir n’en finit pas d’envoyer des signaux contradictoires. Les démocrates qui s’expriment dans le film analysent la complicité qui existe entre le pouvoir et les salafistes, leur pas de deux incestueux.

La loi sur la concorde civile de 1999 devait conduire à l’apaisement, mettre fin à la violence en autorisant les islamistes partis au maquis à se réinsérer dans la société s’ils affirmaient n’avoir pas de sang sur les mains.

En réalité, il existe une espèce de violence latente dans la société algérienne, héritée des événements de la décennie noire. Cette période très sombre s’est refermée mais rien, sur le fond, n’a été réglé. Il n’y a pas eu de débats. Une sorte d’amnésie, de chape de plomb s’est installée. Chacun est resté sur ses positions. Dans les milieux populaires, on a tendance à considérer que désormais les islamistes sont tranquilles, qu’ils ont des commerces. Et qu’on n’a pas envie de revenir aux heures funestes, au chaos. On fait comme si on était à part de ce qui se joue partout au Moyen Orient et dans le monde. Sauf que cette menace, toujours prête à sourdre, existe. Et qu’en face, il n’y a pas de projet pour refaire société. La bigoterie est aujourd’hui omniprésente, le discours des jeunes en permanence teinté d’islam, de religiosité. Pas une de leurs phrases qui n’emprunte aux incantations. Ce n’était pas le cas avant. Les techniciens, les caméramans avec lesquels je viens de travailler allaient tous à la mosquée, faisaient la prière. Cela ne me choque pas, cela m’interroge.

L’Algérie a fait l’expérience de la terreur islamique durant la décennie noire, on la pensait immunisée. Et elle semble plus religieuse que jamais. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?

Il s’est passé quelque chose de spécial après ces années de plomb, de terreur. Lorsque je suis revenu à Alger, après la loi d’amnistie voulue par Bouteflika en 1999, les gens étaient décontractés, les filles ne portaient plus le foulard. Puis est survenu le tremblement de terre de Boumerdès en mai 2003, ses 2300 morts, ses 12 000 blessés, ses milliers de sans-abris. Les islamistes se sont emparés du phénomène pour instaurer la peur, l’ont instrumentalisé. En Algérie, le rapport à Dieu est particulier. On ne dit pas : « J’aime Dieu » mais « J’ai peur de Dieu. » Et partout, dans les mosquées, les écoles, les salafistes travaillent sur la peur.

« Tout est interdit, tout est pêché. Après la mort, tu auras les filles que tu n’as pas eues dans la vie » martèlent les prêches salafistes. La frustration dans la vie quotidienne ne peut générer que de la violence. Ce discours salafiste fait aussi des émules en France.

Je crois qu’il y a une relation directe entre ce qui se passe en Algérie et les immigrés qui se trouvent en France. Il y a un va-et-vient continuel entre les deux rives de la Méditerranée. Je suis étonné de voir qu’entre Alger et Paris, quelle que soit la période, les avions sont toujours blindés. Et il faut bien l’admettre, entre ceux du bled et ceux qui vivent en France mais ne sont pas intégrés, c’est la mentalité, l’idéologie du bled qui a gagné. Ils subliment le pays d’origine sans vraiment venir vivre ici. On pouvait penser que ce serait l’inverse, mais non. Ce qui se passe dans les banlieues est le fruit de la relation directe avec le bled par Internet, par les allers-retours incessants.

Votre film fait malgré tout du bien en ce qu’il donne la parole à des Algériens dont les mots sont souvent étouffés. Qu’il fait affleurer une parole collective qui bouscule l’image d’une Algérie immobile.

De France, c’est vrai, on a le sentiment d’une Algérie atone. En fait, elle est mobile dans l’immobilité. Nombre de gens réfléchissent, écrivent, peignent, se battent. Il suffit de rester un peu longtemps pour découvrir la vitalité d’une société civile.

Votre film sera-t-il diffusé en Algérie ?

Il n’y a pas de salles en Algérie donc le problème est réglé. El Khabar, le quotidien où j’ai tourné, dispose d’une chaîne de télévision, je vais leur proposer. En fait, mes films sont systématiquement piratés car c’est le seul moyen pour les Algériens d’y avoir accès.

Par Marie Cailletet pour Télérama le 17/01/2018

Ce contenu a été posté dans Archives réalisateurs, Réalisateurs. Mettre en favori.

Comments are closed.