Cristina Gallego – Ciro Guerra ( Les Oiseaux de Passage )

Productrice et réalisateurs colombiens

L’Etreinte du Serpent

 

ENTRETIEN AVEC CRISTINA GALLEGO ET CIRO GUERRA

Votre film s’inscrit-il dans la continuité avec vos projets précédents ou dans une rupture consciente ?
Ciro Guerra. Sans renoncer aux sources de nos films précédents, il y a effectivement une certaine rupture car il s’agit de notre première incursion dans le cinéma de genre. Il s’agit, cette fois, d’une réflexion sur la notion du mythe, qui m’intéresse depuis très longtemps. Comme dans nos films précédents, on a voulu parler des peuples originaires de l’Amérique latine et de leurs histoires souvent ignorées mais en les adaptant aux canons du cinéma de genre. Tout est parti d’une volonté de renouveler le genre, de le réinventer…

Cristina Gallego. D’un côté, le film s’inscrit dans la continuité avec un processus créatif entamé dans nos films précédents ; Ciro en tant que metteur en scène et moi comme productrice. De l’autre, il y a en effet une rupture car c’est le premier film que nous avons coréalisé. J’étais intervenue à chaque étape dans le processus créatif de L’ÉTREINTE DU SERPENT et tout particulièrement au scénario et au montage. Coréaliser était tout naturellement le stade suivant.

D’après vous, à quel genre appartient le film ?
Ciro Guerra. Pour moi, c’est un film noir, un film de gangsters. Mais il peut aussi être à la fois un western, une tragédie grecque et un conte de Gabriel García Márquez. D’une certaine façon, les genres sont devenus les archétypes mythiques de notre temps. Depuis la nuit des temps, l’être humain a essayé de se servir du mythe pour donner un ordre et un sens à une existence chaotique et dont le sens nous échappe. C’est la fonction des genres aujourd’hui : ils prédéterminent notre compréhension du monde et nous annoncent dans quel territoire une histoire va se déplier. À ce propos, je me suis toujours identifié aux conteurs des civilisations premières. Nous faisons la même chose que ce qu’ils faisaient dans leurs caves il y a 30.000 ans : se servir d’ombres et de lumières pour raconter une histoire.

Cristina Gallego. La culture que nous décrivons dans le film, les wayuu, a des codes qui ne sont pas très éloignés de ceux des gangsters. Il existe un personnage, le palabrero, avec un rôle similaire de celui du consigliere dans la mafia. C’est un genre qui plait beaucoup autour du monde, mais que notre cinéma s’est souvent interdit. En Colombie, on a du mal à s’en emparer à cause des ravages de notre histoire récente…

Quel dialogue entretient ce film avec votre projet précédent, L’ÉTREINTE DU SERPENT ?
Ciro Guerra. On avait prévu de tourner LES OISEAUX DE PASSAGE bien avant le succès de notre film précédent. Sa conception n’a été aucunement conditionnée par ce succès-là, et c’est tant mieux. Pourtant, on savait, après le tournage, qu’on voulait prendre une direction un peu différente. On trouve que, dans le cinéma d’aujourd’hui, il y a trop de répétition. On est face à un cinéma souvent replié sur luimême, qui se mord la queue. Ce qui nous intéressait, nous, c’était d’élargir les frontières…

D’où est née cette histoire ? Pourquoi cet épisode en particulier parmi la grande mosaïque de récits qui configure l’histoire du narcotrafic en Colombie ?
Cristina Gallego. Entre 2006 et 2007, nous nous sommes installés sur la côte du nord de la Colombie pour préparer notre film LOS VIAJES DEL VIENTO. L’une des scènes du film se passait pendant la bonanza marimbera [période d’exportation de cannabis aux États-Unis pendant les années 70 et 80, particulièrement dans le désert de la Guajira, où LES OISEAUX DE PASSAGE a été tourné]. Nous avons fait des recherches en interrogeant les populations locales. Nous avons entendu des histoires que nous ignorions. À l’époque, nous nous étions dit : « comment est-ce possible que personne n’ait, jusque-là, jamais raconté cette histoire ? ».

Ciro Guerra. Il y a eu certes de nombreuses histoires sur le narcotrafic, jusqu’au point qu’il a fini par devenir un cliché. Cela dit, la bonanza marimbera était, à notre avis, la grande histoire qu’on n’avait pas encore racontée. Dans l’art colombien, il y a souvent eu une glorification de la violence, une fascination pour le pouvoir et pour les aspects les plus brutaux de cette histoire, sans que personne ne s’intéresse à créer un espace de réflexion. Cette représentation nous posait problème.

LES OISEAUX DE PASSAGE raconte, selon vous, une histoire allégorique, qui fait allusion à la Colombie dans son intégralité et pas seulement à ce coin aride du nord du pays ?
Ciro Guerra. Absolument. La bonanza marimbera est l’histoire originelle, le point de départ de ce phénomène dans notre société et dans nos vies. En tant que telle, elle rendait possible une réflexion qu’on estimait nécessaire, particulièrement aujourd’hui. Cette histoire avait un potentiel pour dépasser l’anecdote et atteindre quelque chose de plus profond.
Cristina Gallego. C’est une métaphore de notre pays, une tragédie familiale qui devient aussi une tragédie nationale. En parlant du passé, elle nous permet de mieux comprendre où nous en sommes aujourd’hui en tant que pays…

Comment résonne cette histoire dans le contexte politique actuel, suite à la mise en oeuvre du processus de paix entre le gouvernement et les FARC ?
Ciro Guerra. C’est le moment propice pour raconter ce type d’histoires. Le processus de paix nous a permis de jeter un coup d’oeil à notre passé. La Colombie est un pays dont l’histoire a été effacée de la mémoire de ses citoyens. La bonanza marimbera est, sans aller plus loin, parfaitement inconnue par les jeunes générations. Avec ce film on a voulu créer un outil de reconstruction de notre histoire.

Le tournage a été particulièrement compliqué, dans des conditions climatiques très dures et de grandes difficultés logistiques…
Cristina Gallego. Nous avons tourné dans un climat de menaces et de préoccupations constantes. Nous avons dû construire des digues de contention pour éviter que le plateau de tournage s’inonde, ce qui arrivait en permanence. Cela a été un travail physique très intense. Face à des difficultés croissantes, nous avons fait preuve d’une force spirituelle et collective considérable…

Ciro Guerra. Cela a été, sans aucun doute, notre tournage le plus complexe. La Guajira est une terre aride, sauvage, un territoire difficile où rien n’est acquis et rien ne vous est dû… Nous avons été confrontés à de vraies intempéries, à une tempête de sable et un orage monumental, le plus important depuis six ans, qui a totalement détruit deux de nos plateaux de tournage. C’est un film où l’on a dû se battre pour chaque plan.

Le film répond-il à une volonté de préserver, du point de vue ethnologique, la culture des wayuu, comme c’était déjà le cas avec les peuples de l’Amazonie dans L’ÉTREINTE DU SERPENT ?
Ciro Guerra. Il y a quand même une différence fondamentale : l’ethnie wayuu est la plus répandue en Colombie. À la différence des peuples amazoniens, il s’agit d’une culture très vivante qui ne court pas le risque de la disparition, peut-être parce qu’elle s’est très peu frottée au reste du pays et à la culture occidentale. Cela dit, le cinéma reste pour moi un outil qui nous permet d’approcher et de découvrir l’autre. C’est quasiment un moyen de transport : il a le pouvoir de vous emmener vers des lieux où habitent des gens qui comprennent la vie et le monde d’une façon opposée à la vôtre. Faire du cinéma est une aventure. Le voir devrait l’être aussi.

À quoi répond le choix de coréaliser le film ?
Ciro Guerra. Avec Cristina, nous avons entamé un processus de collaboration qui s’est approfondi dans chacun des films qu’on a tournés ensemble. Dans L’ÉTREINTE DU SERPENT, son point de vue avait eu une forte incidence sur le plan créatif. Franchir ce pas a donc été tout à fait naturel. Cristina a participé à tous les choix de mise en scène, au travail avec les comédiens, au ton et à l’esprit du film… Il n’y a pas eu une répartition des tâches, comme c’est parfois le cas dans les films coréalisés. En outre, c’était une histoire dans laquelle nous souhaitions insérer un point de vue féminin très affirmé.

Effectivement, les personnages féminins occupent une place centrale, là où un film noir hollywoodien les aurait probablement cantonnés aux seconds rôles…
Ciro Guerra. C’est quelque chose qui obéit à la nature de la culture wayuu, une société matrilinéaire et presque matriarcale où les femmes prennent toutes les décisions et portent le poids du groupe social…

Cristina Gallego. Chez les wayuu, les femmes s’occupent du commerce et de la politique. En même temps, c’est une société très machiste. Pendant le travail de recherche pour écrire l’histoire, beaucoup de gens niaient que les femmes aient participé au narcotrafic. « Elles sont restées à la maison », nous disait-on. On a évidemment découvert que ce n’était pas tout à fait vrai. Je voulais que ce ne soit pas l’histoire d’un autre « parrain », mais plutôt d’une « marraine ». D’où le personnage de la matriarche joué par Carmina Martínez, une actrice de théâtre qui n’avait jamais travaillé au cinéma…

À nouveau, vous avez fait appel à un ensemble de comédiens professionnels et non professionnels. Pourquoi ce mélange de profils ? Comment communiquentils entre eux dans le cadre du tournage ?
Cristina Gallego. Au départ, nous voulions tourner avec des acteurs originaires de ce territoire mais il n’existe pas de comédiens professionnels qui parlent la langue des wayuu… On a organisé un long casting, mais on ne les a pas trouvés. En outre, c’était important que les acteurs qui jouent les personnages principaux portent le poids de leurs rôles, subissent une transformation physique et supportent le passage du temps dans le film. Nous avons donc fini par faire appel à des professionnels pour les rôles principaux, dont certains viennent quand même de la région de la Guajira, comme Carmina Martínez ou José Acosta.

Ciro Guerra. C’est une façon intéressante de travailler car les acteurs professionnels apportent leur rigueur et leur discipline, et de leur côté, les non professionnels enrichissent le tournage de leur expérience, de tout ce qu’un comédien professionnel ne peut pas jouer, cela faisant appel au vécu… Après une longue recherche, nous avons trouvé des acteurs non professionnels dans plusieurs rancherías, les résidences traditionnelles des wayuu de la Guajira.

Quel sera votre prochain projet ?
Ciro Guerra. En ce moment je prépare une adaptation d’En attendant les barbares, le roman de J.M. Coetzee, que je tournerai avant la fin de l’année, avec Robert Pattinson dans l’un des rôles principaux. Travailler dans un autre pays et dans une langue qui n’est pas la mienne ne m’inquiète pas plus que ça. Je ressens la puissance de l’histoire, et quand cela arrive, le reste devient secondaire. Le roman, une parabole sur le racisme en Afrique du Sud, me fascine car c’est un récit complexe, humain et moral qui parle, à partir de l’allégorie, du monde d’aujourd’hui.
Elle contient tous les éléments que je cherche dans une histoire. Et c’est un film que je n’ai jamais vu, ce qui reste mon principal moteur en tant que réalisateur…

Cristina Gallego. Nous avons aussi un nouveau projet en commun sur lequel je fais des recherches en ce moment. Il parlera d’un personnage historique oublié : une femme absolument inconnue de nos jours qui a joué un rôle clé dans les processus d’indépendance en Amérique latine.

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