Une histoire d’amour et de désir

UNE HISTOIRE D’AMOUR ET DE DÉSIR 

De Leyla BOUZID – France-1h42, Avec Sami Outalbali, Zbeida Belhajamor, Aurélia Petit.

Pour certains, le chemin vers la jouissance n’est pas une ligne droite, mais un sentier sombre et sinueux envahi de ronces et de mauvaises herbes. Ce pourrait être là le sujet du deuxième long-métrage de Leyla Bouzid (« A peine j’ouvre les yeux », 2015), née à Tunis en 1984, formée à la Sorbonne et à la Fémis, qui offre une nouvelle variation sur le thème de l’éducation sentimentale. Un jeune homme découvre l’amour et le désir en même temps, au même endroit, et doit donc inventer des voies inédites pour accorder l’essence spirituelle de l’un avec la flamme corporelle de l’autre. Motif classique du roman de formation que la réalisatrice a la bonne idée, ici, de refondre dans la culture arabe que ses jeunes personnages, tous deux originaires du Maghreb, ont en partage.

Ahmed (Sami Outalbali) sort de la cité où il a grandi en banlieue parisienne, auprès de ses parents exilés d’Algérie, pour suivre des études de lettres à la Sorbonne. Il y fait la rencontre de Farah (Zbeida Belhajamor), étudiante fraîchement débarquée de Tunis. Une chance : elle est inscrite au même cours de littérature comparée que lui, consacré cette année à la poésie arabe séculaire, qui n’avait pas froid aux yeux en matière d’érotisme. Le corpus constitue donc, de fait, un parfait terrain de rapprochement pour les tourtereaux. Mais à chaque opportunité, Ahmed freine des quatre sabots, temporise, esquive. Pudeur excessive ? Vœu de chasteté ? Œil normatif de la cité qui veille sur lui ? A l’image des poètes qu’il étudie, le jeune homme a surtout tendance à sublimer ses émois, comme à idéaliser l’élue de son cœur : tout en lui passe par la tête. Reste à trouver le chemin du geste, vecteur de l’expression du désir, et donc du passage à l’acte.

D’un tel récit amoureux, c’est l’esprit de rétention qui fait tout l’intérêt, en ce qu’il désavoue l’hédonisme en vogue, pour renouer avec la tradition classique de la temporisation. Se réfréner, pour le héros, est tout à la fois de l’ordre de l’offense (faisant ainsi subir une rebuffade à la sensualité de Farah) que le chemin ardu d’une morale enseignée par la littérature (attendre, c’est décupler le plaisir). Tout dépend alors du caractère contingent ou choisi que recouvre cette attente, basculant, c’est selon, dans la frigidité du peine-à-jouir, ou la promesse d’une jouissance supérieure.

Tradition classique, certes, mais dont Leyla Bouzid se plaît à renverser les rôles : ici, c’est le garçon qui retarde le moment de se donner, tandis que la jeune femme, conquérante, désire activement et en fait clairement état. Pour filmer ce désir contenu, la réalisatrice opte judicieusement pour une mise en scène pondérée, sans effusion, qui respecte l’intégrité des corps, le resitue dans l’environnement (de la cité-dortoir aux rues du Quartier latin), sauf quand il s’agit d’approcher les visages. De la silhouette au gros plan, c’est une subtile sarabande du désir qui se joue, une valse-hésitation où les corps en tension s’aimantent en même temps qu’ils se tiennent en respect.

Mathieu Macheret, Le Monde
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