Retour à Bollène
On sent que RETOUR À BOLLÈNE est né d’une nécessité de raconter…
C’est tout à fait ça. Le film s’est littéralement imposé à moi. Je n’ai pas pu ne pas le faire. J’y ai pensé pour la première fois quand ma mère m’a annoncé qu’elle quittait Bollène… Je pense que je voulais garder quelque chose de cette ville et de cette cité, peut-être qu’inconsciemment j’éprouvais un besoin et un devoir de mémoire et de témoignage.
L’idée d’un retour honteux chez soi a en tout cas surgi en moi à ce moment-là. Il y avait aussi dans mon esprit l’envie de dépeindre la communauté maghrébine sous un angle inédit. Je souhaitais que le cœur du film soit social et loin des représentations médiatiques habituelles qui excluent la dimension sociale de la communauté maghrébine pour l’aborder uniquement sous le prisme culturel et/ou religieux.
Comment s’est déroulée la phase d’écriture ? C’est arrivé très vite. Mon premier jet, un peu brouillon au demeurant, s’est matérialisé en un mois, en plein été. J’ai imaginé Nassim, un personnage de retour chez lui, rongé par la colère et le reproche. Il revient en étant sûr de lui, de son fait, et se rend bientôt compte que tout est plus compliqué. Ses fissures psychologiques sont bel et bien là. Il ne réussit pas à les masquer par sa réussite professionnelle, sa voiture, sa femme, son costume… Il réalise qu’il est irrépressiblement attaché à cet espace de souvenirs, au tissu familial, à cet endroit qu’il a fui. Une fois que je tenais le personnage, j’ai immédiatement songé à la question linguistique. On a d’un côté le père et la mère qui ne parlent pas français et de l’autre le fils qui parle trois langues, comme pour outrepasser une malédiction du langage. Les scènes se sont ensuite bousculées en une série de tableaux que je me représentais. J’ai ainsi fait naître une galerie de personnages qui compose en définitive le portrait de la ville, et en creux le portrait de cet homme.
Que vous inspire Bollène ?
Ma mère s’est installée en France, à Bollène, au début des années 2000. J’ai vécu trois ans avec elle, de 2001 à 2004, à l’époque du lycée. J’y ai vu le rejet social et culturel que ses habitants peuvent éprouver. Leur positionnement est intenable. J’ai ressenti une intense répulsion en arrivant dans cette ville, contrairement aux autres villages où j’avais vécu avant. Bollène, c’est une mairie d’extrême droite (La Ligue du Sud). Et ça se voit! Marion Maréchal Le Pen et Gilbert Collard n’étaient pas loin. Ces politiques dessinent in fine une ville vide, sans activités extérieures. Il y a des pavillons où vivent les Français et des cités où résident les Marocains. Entre eux, vous trouvez quelques routes entretenues et des zones commerciales. Basta. Rien n’est mis en place pour qu’existe et prospère une réelle cohésion sociale. C’est un ‘‘ no man’s land ’’ sur lequel capitalisent certains politiques, qui refusent d’investir dans les programmes sociaux ou culturels. Ils ont par exemple arrêté les cours de français comme mentionné dans le film. C’est une politique d’extrême droite, en somme. Je n’ai jamais réussi à circuler dans cet espace.
Vous filmez les lieux comme s’ils étaient un acteur à part entière, pour justement en faire des catalyses mémorielles…
On ne peut pas faire fi de notre environnement social. Les hommes sont habités par les lieux, et réciproquement. Cette cité est tellement agressive visuellement. Elle est à mesure de la misère sociale que Nassim a vécue. Les murs sont imprégnés de l’indigence. Je crois que filmer un bout de mur peut être plus frappant que bien des discours. Une ville dessine une identité à travers ses routes, ses lieux, ses sites, ses bâtiments… Bollène représente le manque de vivre ensemble. Je l’ai filmée comme elle est : presque apocalyptique, avec quelques gens qui traînent çà et là. C’est mon coup de projecteur sur cette France oubliée, un peu de ma France… On voit souvent le trop-plein des cités, on surdramatise. On filme l’action, les gens qui veulent s’en aller… Moi, je voulais sousdramatiser en disant qu’il ne s’y passe rien. Le néant. Le vide. Comme quelqu’un qui regarde depuis le balcon et qui ne voit rien. La question n’est pas comment quitter la cité physiquement mais comment se construire avec.
Vous évoquez dans le film ces nombreux maghrébins qui votent pour l’extrême droite…
Dans ces villes, il y a tellement de misère, de non-vivre ensemble, d’insécurité… Les gens se sentent en échec et ne remettent pas en cause le pays mais les individus. Chez certaines personnes d’origine maghrébine qui bossent, il y a cette tentation sécuritaire qui tend à dire : « Ce n’est pas le problème du FN mais celui des jeunes ». Donc oui, il y a des arabes qui votent FN parce que le discours de ce parti trompe parfois les maghrébins. Je déteste l’idée de l’assimilation. Ce mot existe parce qu’on ne sait pas faire d’intégration. Le discours du FN est très là-dedans : « Si vous voulez être intégrés, soyez assimilés et effacez votre background socioculturel ». Cela masque les problèmes sociaux qui sont les raisons du manque d’intégration des cités. Certains jeunes de banlieues se sentent apatrides, sans leur identité légitime, l’identité française. Ils surjouent dès lors l’appartenance au pays d’origine de leurs parents qu’ils n’ont pourtant jamais (ou peu) vu. D’autres se tournent vers la religion pour se construire une identité de manière plus ou moins apaisée.
Revenons à Nassim, le héros de votre récit. Qu’avez-vous en commun avec lui ?
RETOUR À BOLLÈNE n’est pas autobiographique. Il est en revanche très personnel. Ce que je partage avec Nassim, c’est ce rejet de cet endroit, Bollène. Je retournais peu voir ma famille. J’avais une certaine honte sociale à leur égard dont je n’avais pas conscience. Je ne ramenais jamais d’amis chez mes parents… Je suis resté en revanche pudique à d’autres endroits de l’intrigue, car je n’étais peut-être pas prêt à parler de tout. J’ai voulu que mon personnage principal soit né en France et il l’a quittée en symétrie à ses parents qui sont venus y chercher une vie meilleure. Pour Nassim, la France n’est plus cette terre d’accueil mais ce « bled » dont il ne veut plus. Il s’en expulse. Ce qui n’est clairement pas mon cas. Il rejoint ces maghrébins qui partent dans les pays du Golfe parce qu’ils ne trouvent pas de boulot en France. Ça m’intéressait de savoir comment ces personnes se forgent avec cet héritage, avec cette ascension sociale, eux qui viennent souvent d’un milieu pauvre et non culturel. Superposer toutes ces couches était un pari que je voulais relever.
Comment s’est précisé votre point de vue de cinéaste : celui du prisme familial et intime ?
Une fois que l’idée du transfuge social était posée, je me suis focalisé sur la question cinématographique. Je voulais éviter le didactisme et faire se confronter les discours. Tous mes personnages, même celui du professeur ayant intégré la Ligue du Sud, ont le temps de s’exprimer et d’aller au bout de leurs pensées. Ils ont tous raison. C’est surtout dans les contradictions des uns et des autres que naissent les haines et les douleurs, les écarts de perception. Pour toutes ces raisons, l’intime est primordial. La famille est le premier endroit où frappe le rejet social. Notre propre identité, c’est notre famille. Nassim reproche presque à ses parents d’être ce qu’ils sont. D’avoir été pauvres et analphabètes. Il est une exception dans cette reproduction sociale qui tourne à plein régime dans les zones fragilisées, où, comme le dit son professeur, il n’y a que du pinard, du chômage et du RSA.
D’où vient cette appréhension du personnage, cette honte ?
Nassim a quitté Bollène avec une envie de croquer le monde, de construire sa vie aux antipodes de ce qu’il a vécu. Il a souffert d’un manque d’amour, notamment de la part de son père, et s’est armé pour affronter son passé. Il revient inconsciemment en guerre dans le but de dire à ses proches : « Je ne suis plus vous. Je me suis construit en opposition à vous et je suis protégé de vous. » Il les provoque par exemple à la table d’un restaurant, devant sa mère, en réclamant du vin. Il est moralement limite. Il fait presque comprendre à sa famille qu’ils méritent ce qui leur arrive parce qu’ils ne font rien pour améliorer leur vie. Il déteste leur ‘‘ Mektoub ’’. Il met sa sœur dans le camp adverse, celui des gens qui échouent. C’est un capitaliste extrême, qui ne veut pas manger avec les mains. Il fait chier tout le monde. C’était évidemment intentionnel qu’il soit antipathique dans son approche brutale aux autres, à ses amis qui font du rap quand lui préfère Alain Bashung. Il n’empêche que son masque et son armure vont se fissurer progressivement.
Nassim est trilingue. Il parle parfaitement le français, l’anglais et l’arabe. Mais, paradoxalement, il a tout le mal du monde à communiquer avec ses proches.
Nassim débarque en maîtrisant parfaitement l’anglais pour être, d’une certaine manière, en position d’incommunicabilité avec ses proches. Il a une langue de plus, qu’il préfère au français et qu’il parle même mieux, sans accent. Encore une fois, la question essentielle ici est celle de la France, qui est représentée comme un pays qu’on délaisse. Pour autant, Nassim est plein de contradictions. Il ne sait pas qui il est, ce qui explique son agressivité envers tout le monde. Qu’il le veuille ou non, il ne peut pas être autre chose qu’un gars né à Bollène, fils d’immigrés dans une cité pauvre avec des gens pauvres. Il porte des stigmates de ça. Il est un choc des civilisations à lui seul. Il a fait un chemin qui est trop grand pour une seule personne, comme son père.
Sa réussite ne fait pas son bonheur…
La problématique du film n’est pas celle de la richesse matérielle. C’est en tant qu’individu que Nassim a échoué à s’inscrire dans une continuité. Néanmoins, le personnage comprend quelque chose. En renouant avec son passé, il a peut-être colmaté une fissure. Parfois, guérir, c’est regarder le fossé et mieux le comprendre. Je pense à cette phrase de l’écrivain américain James Baldwin : « L’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent de manière si tenace à leur haine, c’est qu’ils sentent bien que, une fois la haine disparue, ils se retrouveront confrontés à la douleur ». Elle résume le parcours du personnage. Nassim tient à cette haine parce qu’il sait qu’il y a de la douleur aussi. Celle de son passé. Comment composer avec ? C’est le sujet. Et je peux vous dire que c’est positif d’accepter la douleur pour ne plus être haineux.
Nassim rentre pour affronter son père. Pour devenir un homme aussi…
J’ai construit cette figure paternelle comme dans les longs-métrages d’horreur. On parle du monstre tout au long du film et on le révèle à la fin. J’ai ainsi créé toute une mythologie autour de lui alors qu’au final, c’est un être fragilisé. Le problème, c’est que Nassim n’arrive pas à dépasser son père. Il lui reproche d’être ce qu’il est lui-même. Son père ne lui dit pas « Je t’aime ». Tout comme lui est incapable de le dire à sa propre compagne. La symétrie est là. On ne rejette que ce qui est en nous. Dans les milieux ouvriers, la question du père est cruciale. Il s’agit souvent d’une figure insupportable, parce qu’elle se bâtit sur un fantasme patriarcal de surhomme physique, sans failles, sans larmes, sans émotions…
Votre mise en scène ne s’encombre d’aucun artifice. Il n’y a pas de gras…
J’étais en terrain sensible et ma priorité était de signifier l’espace et donner la parole. Je ne voulais rien sur-interpréter, et surtout ne jamais chercher à saisir des détails de misère… RETOUR À BOLLÈNE est un entrelacement, sans fioritures, de travelling sur les paysages et de gros plans sur les visages. Je voulais être proche des personnages. Pour cela, j’ai utilisé des focales courtes. Il me fallait être aussi au plus près des dialogues dans une optique de dualité, d’écoute, de sobriété… Les premiers travellings se font sans voix. On découvre les lieux à nu, sans pensées, sans interprétation. Les seconds sont associés à une voix off. Au début de l’intrigue, de son voyage, Nassim subit la ville avant que cette dernière n’infuse en lui. Ses mots et sa voix deviennent tout à coup intelligibles et s’apparentent à une véritable musique intérieure. RETOUR À BOLLÈNE évoque l’éloignement et le rapprochement simultanés, dans ce que cela a de plus extrême et de plus vertigineux.
Propos recueillis par Mehdi Omaïs (Notes de production).