Régis Wargnier

Régis Wargnier

Réalisateur

18 avril 1948 (66 ans)
Metz, Drapeau de la France France

La Femme de ma vie
Je suis le seigneur du château
Indochine
Est-Ouest

Entretien avec Regis Wargnier

La guerre d’Indochine, qui était une guerre de décolonisation, a commencé en 1946, et a duré jusqu’en 1954. Elle fut aussitôt suivie de la guerre du Vietnam, de 1955 à 1975, qui a opposé le Nord du pays, soutenu par le bloc des pays communistes, au Sud, allié des Américains.
J’avais vingt sept ans quand Saïgon et Phnom Penh sont tombés, et je n’avais connu cette partie du monde qu’en état de guerre.
Après l’invasion du Cambodge par les vietnamiens en 1979, et la fin officielle de la dictature des Khmers rouges, la guérilla s’est poursuivie sur une dizaine d’années, et lorsque j’ai découvert le Cambodge, à l’occasion d’une visite officielle du Président Mitterrand, en 1993, la ville de Phnom Penh était encore sous la protection des Nations Unies et de ses casques bleus.
Pendant toutes ces années, nous avons vécu dans une Europe enfin apaisée, et nous n’avons pourtant jamais été loin de ces pays indochinois,de leurs guerres, de leurs souffrances, de leurs fractures, et enfin de leur reconstruction. Leur destin a fait partie de notre enfance, de notre adolescence, de notre vie d’adulte. Voilà pourquoi ils ont été si proches de nous, et le sont encore.
C’est aussi pourquoi je suis entré dans le récit de François Bizot comme on entre sur une terre familière.

Une attente fructueuse

La découverte et la lecture du « Portail » lors de sa parution en 2000, ont été pour moi un véritable choc. Deux éléments m’ont immédiatement interpellé. D’abord, la qualité d’écriture intrinsèque de l’ouvrage. Ensuite, l’état dans lequel était Bizot quand il a appris que Douch était vivant. C’est d’ailleurs le surgissement de Douch dans sa vie qui l’a poussé à prendre la plume, lui qui avait voulu évacuer cet épisode de sa mémoire, parce qu’il n’avait pas pu sauver ses deux assistants, Ung Hok Lay et Kang Son (Narang). Mais il a eu le sentiment qu’il ne pouvait plus le garder pour lui.
Lorsque j’ai rencontré Bizot pour lui parler de mon projet d’adaptation, il m’a appris que les premiers mots de Douch, quand celui-ci a été arrêté dans le camp d’une organisation humanitaire, où il enseignait le catéchisme et les mathématiques aux enfants, furent ceux-ci : « je ne parlerai qu’à mon ami français ».
Le projet à l’époque n’avait pas pu aboutir. Bizot, qui à travers le chemin de l’écriture, venait de revivre ces moments très forts de sa propre vie, chargés aussi de culpabilité, d’interrogations sans réponse, n’était pas prêt à devenir un personnage de cinéma, voire un héros de fiction. Il fallait qu’il digère son propre livre. Quant à moi il me manquait un élément pour traiter cinématographiquement cette histoire. Il me manquait le « troisième acte » : les retrouvailles entre Douch et « son ami français » qui ne s’étaient pas encore produites.
La parution du dernier livre de François Bizot, « Le Silence du Bourreau », en 2011, qui décrit la confrontation entre les deux hommes avant le procès de Douch à Phnom Penh, m’a apporté cet élément manquant.
La condamnation de Douch en 2012 nous a également permis de tourner le film au Cambodge. Son procès était terminé et il faisait désormais partie de l’Histoire.
Ainsi, lorsque j’ai revu François Bizot il y a trois ans, nous avons convenu que nous pouvions désormais envisager l’écriture et la réalisation d’un film inspiré des événements forts qui ont jalonné sa vie au Cambodge : nous avions, pour ce faire, son parcours, aussi incroyable que bouleversant, avec une véritable perspective, celle que permet une histoire quand elle a trouvé sa fin.

Un lien indéfinissable

François Bizot avait 28 ans quand il a été arrêté, puis détenu, par les Khmers rouges. Sa jeunesse correspondait à celle de Douch. Ces deux hommes, à peine entrés dans la maturité, allaient vivre et affronter des situations tendues et dangereuses, alors que leurs vécus et leurs expériences ne les y avaient pas préparés : pour Douch, le combat politique et la guérilla compensaient sa jeunesse, Bizot, lui, ne pouvait se raccrocher qu’à sa colère et à son impétuosité, qui auraient dû le desservir et le faire condamner. C’est justement cette attitude, irréfléchie mais authentique, qui a ébranlé les certitudes de Douch sur la culpabilité du Français.
La relation entre les deux hommes mêle compréhension mutuelle et proximité, mais pas d’amitié à proprement parler. Au départ, chacun était dans un « rôle » : l’un, le geôlier et l’autre, le prisonnier – le bourreau et la victime – et s’ils s’en étaient tenus là, rien de plus ne se serait produit. Mais l’interrogatoire de Douch les a rapprochés et chacun est sorti du rôle où l’Histoire les avait installés : aux yeux du bourreau, Bizot a quitté son costume d’ennemi, et au-delà du tortionnaire, le Français a vu un homme, tout simplement. C’est ce qui explique leur relation hors du commun.
D’ailleurs, quand ils se retrouvent des années plus tard, ils n’ont rien oublié l’un de l’autre, et la première question que Douch pose à Bizot est « Comment va ta fille ? ».
Dans un sursaut totalement imprévisible, Douch a demandé la venue de son « ami français », Bizot, comme un appel à l’aide.
Douch espère revoir un ami, il rêve d’un soutien, et c’est un homme qui vient régler des comptes qui se présente à lui, dans l’ombre de la prison. Pas un ennemi déclaré, plutôt l’incarnation d’une conscience. Et dont la condamnation, en réponse au jugement intime demandé par Douch sur ses crimes, sera sans appel.
Il y a encore, dans le déroulement de leur relation, un aspect moral, d’une haute exigence : Bizot est face à l’homme, Douch, qui lui a sauvé la vie par deux fois, et cette réalité indéfectible n’a pas d’existence face au jugement que le Français doit porter sur son sauveur.
L’individu charnel, qui a été épargné, s’efface pour laisser place à un être moral, un homme face aux crimes d’un autre homme. Bizot se retrouve alors coupé en deux.

La collaboration avec Rithy Panh

Pour moi, il était essentiel d’impliquer Rithy Panh dans le projet : il est Cambodgien, il a consacré deux documentaires à Douch. Je me disais que c’était peut-être un peu présomptueux de notre part, en tant qu’Occidentaux, de vouloir incarner Douch dans une fiction alors que Rithy l’avait déjà mis au coeur de son travail documentaire.
Ce qui nous a rapprochés rapidement, c’est qu’il s’était intéressé, lui aussi, au « Portail » et qu’il avait même envisagé d’en faire une adaptation. Mais il y a renoncé, puisque le livre est le point de vue d’un européen. Rithy a accueilli notre projet avec bienveillance. Au Cambodge, il a créé une structure de production qui, grâce à ses films, a formé des techniciens, avec pour objectif que les Cambodgiens fassent du cinéma avec des équipes 100% cambodgiennes. C’est un partenaire qui nous a apporté un appui logistique et moral : il nous a donné accès à toutes les archives et mis ses équipes au service du film. Il était heureux que le film se tourne au Cambodge : il souhaite, à l’avenir, attirer des cinéastes étrangers et favoriser les tournages sur place. « Le Temps des aveux » a d’ailleurs été l’occasion pour les ministères de la culture française et cambodgienne de signer le premier accord de coproduction entre le Cambodge et la France. J’avais le trac quand Rithy a vu le film, même s’il était resté très discret pendant le tournage. Rithy est sorti conquis de la projection. Il a trouvé Kompheak, qui campe Douch, nuancé et aussi juste en français qu’en khmer. Il aussi été séduit par la mise en scène et par la justesse et l’authenticité du film.

Une exigence de réalisme

L’utopie révolutionnaire traverse trois films que j’ai réalisés, et où elle apparaît aux différents stades de son évolution. Dans « Indochine », le communisme naissant est le ferment de la révolution, et il fait voler en éclats les destins personnels, créant un fossé irrémédiable entre les colonisateurs et les révoltés.
L’utopie est devenue régime politique dans « Est-Ouest », et règne en dictateur sur les peuples, imposant un régime oppressant à tous les citoyens, dans chaque aspect de leurs vies.
Ces deux films s’appuyaient sur des éléments romanesques définis à dessein, où les sentiments amoureux, voire passionnels, trouvaient leur place et guidaient le récit.
« Le Temps des aveux » montre une époque où les régimes communistes, ayant vaincu les ennemis de l’extérieur, retournent contre eux mêmes leurs obsessions paranoïaques en instaurant la méfiance, la délation, et finalement l’élimination dans leurs propres rangs.
Cette réalité, historique, politique, et humaine, a exigé une approche et un regard différents. Il n’y a plus de place pour les parcours romanesques. J’ai souhaité être au plus près de l’humain, et de sa vérité. Par souci de réalisme, j’ai tenu à tourner en décors naturels au Cambodge. Nous avons recréé le camp de prisonniers dans la jungle à trois heures de route d’Angkor, sur le site de Koh Ker, où règnait un silence absolu. Dans ce lieu, j’ai tout de suite imaginé la disposition des éléments qui composeraient le camp et qui me permettraient de mettre en scène la confrontation entre Bizot, enchainé à son poteau, et Douch qui le surveillait depuis la cabane des gardes. L’impression de huis clos dans la jungle était d’autant plus forte que le site n’étant pas entièrement déminé, il était impossible pour nous de sortir des chemins balisés.
D’autre part, j’ai tenu à tourner dans la continuité. Il aurait été très difficile de faire autrement pour les deux acteurs. Ce choix s’est avéré bénéfique et permettait aux acteurs d’arriver sur le plateau plongés dans l’histoire, encore imprégnés par la situation qu’ils avaient quittée quelques heures plus tôt.

Tournage organique

J’avais été impressionné par le travail du chef-opérateur Renaud Chassaing sur « Présumé coupable », entièrement tourné caméra à l’épaule. J’avais trouvé que la caméra était constamment à sa place. Renaud, de son côté, a été conquis par notre projet et s’est engagé à participer au film alors que le tournage a été retardé d’un an.
Filmer une histoire vraie dont les protagonistes sont encore en vie impose de travailler autrement. Il fallait être au plus près des deux personnages, sans artifice. D’où la nécessité de tourner à deux caméras, ce qui permet de maintenir une énergie de jeu permanente avec tous les acteurs, notamment pour Kompheak dont ce n’est pas le métier.
De même, en post production, j’ai beaucoup travaillé les sons et les ambiances sonores, pour donner vérité et réalisme à la vie du camp même hors champ. Je ne voulais pas de musique mais des sons. Quand il n’y a pas de musique, on est d’autant plus attentif aux voix, au souffle du vent, aux bruits de la forêt, à la rumeur de la ville.

L’engagement des acteurs

Raphaël Personnaz :

François Bizot m’avait ouvert des cartons de photos, qui racontaient sa vie et sa jeunesse au Cambodge : on l’y voyait grand, élancé, les yeux clairs, l’allure juvénile. Sans m’obliger à la fidélité du modèle sous mes yeux, je rêvais d’un acteur en qui je verrais en premier l’énergie de la jeunesse, et la lumière du visage. Comme beaucoup, j’avais remarqué Raphaël Personnaz dans le film de Bertrand Tavernier, « La Princesse de Montpensier ». Je l’ai rencontré, sans pouvoir lui remettre le scénario, alors en cours de réécriture.
Je lui ai simplement demandé de ne pas prendre un autre engagement pour la période prévue de notre tournage, qui a été finalement reporté d’une année.
Lorsque je lui ai remis le scénario, il n’a fallu que quelques heures à Raphaël pour le lire et me transmettre aussitôt son enthousiasme et son désir profond d’incarner Bizot. Il a alors pris le temps de lire et de relire les livres de Bizot, puis de le rencontrer. Il a aussi commencé l’apprentissage de la langue khmère, puis lorsqu’il m’a accompagné au Cambodge la première fois, nous avons fait ensemble la connaissance de Kompheak Phoeung.
Au cours de ce premier voyage et après les visites imposées des grands sites de la cité d’Angkor, Raphaël a pris son indépendance et il est allé se perdre dans les campagnes et les rizières à la découverte de la vie villageoise, le paradis perdu de Bizot, celui que Douch appelle « le roman colonial ».
Je pense que c’est à travers des sensations et des rencontres que Raphaël s’est approché de Bizot. Et puis il est arrivé au Cambodge un mois avant le début du tournage, et en dehors des répétitions que j’ai tenu à faire avec Kompheak et lui, ou des séances consacrées aux essayages de costumes, il a vécu sa vie loin de nous, en s’efforçant de trouver son autonomie, loin des sentiers battus par les touristes et au plus près des souvenirs que lui avait offerts Bizot.

Kompheak Phoeung :

Le grand défi pour le rôle de Douch, au-delà de l’incarnation d’un personnage connu au parcours funeste, était de trouver un homme capable de jouer en khmer et en français. J’ai rencontré des guides touristiques, des professeurs de français, des interprètes et des traducteurs, à chacun de mes voyages au Cambodge, au cours de l’écriture du scénario et des repérages. Kompheak Phoeung a retenu mon attention, dès notre première rencontre : il a une excellente connaissance de la langue française – et de notre littérature – qu’il parle avec précision, dans un rythme bien à lui, et avec un léger accent qui le pose d’emblée comme un étranger. Je crois que sa manière de s’exprimer dans notre langue est ce qui m’a aussitôt séduit.
Et ensuite son parcours : les études de français, son intérêt pour les livres, et sa passion pour le théâtre, qui l’a amené à créer et diriger une troupe d’artistes, qui s’est donné pour mission de faire vivre le théâtre traditionnel khmer, en l’adaptant aux thèmes et aux couleurs du monde contemporain.
Quand nous évoquons le film et la personne de Douch, Kompheak m’apprend qu’il travaille pour la chambre extraordinaire des tribunaux cambodgiens pour les crimes contre l’humanité, qu’il a traduit des milliers de pages de dépositions, et surtout qu’il est, lors des séances au tribunal, le traducteur officiel vers la langue française des propos de Douch.
Des jours et des jours à écouter Douch, à entendre ses silences, ses respirations, à guetter ses mots, ses pauses, ses hésitations, à deviner les esquives, les aveux ravalés, les refus. Et l’effort permanent pour ne pas trahir les propos de l’accusé, pour suivre et comprendre les méandres de sa pensée. Entre Douch et Kompheak, plus qu’une proximité, une indiscutable intimité. J’avais trouvé l’acteur du film, et de ce jour, je n’en ai plus envisagé d’autre.
Mais c’était alors à Kompheak de réfléchir, et de prendre une décision, délicate par plusieurs aspects : humain, artistique, personnel. Comment interpréter Douch, en apportant à ce travail sa sensibilité, mais pas son sentiment ? En se servant de sa proximité, tout en éloignant le jugement ? Donner à voir la personne de Douch, sans mettre en avant sa propre subjectivité ? Je sais que Kompheak s’est posé toutes ces questions, et qu’il n’a demandé l’aide de personne pour y apporter les réponses. Je pense cependant que la décision de faire ce film avec nous a demandé à Kompheak du courage et de l’audace.

Comme au cinéma; notes de prod.
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