Philippe Van Leeuw

Né en 1954 à Bruxelles

Belge

Réalisateur, scénariste, directeur de la photographie

Le Jour où Dieu Est Parti en Voyage, Une Famille Syrienne

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE VAN LEEUW

Le film raconte la journée d’une famille syrienne vivant confinée dans son appartement. D’où est venu le désir de faire ce film ?

D’un sentiment d’injustice. Quand la Communauté Internationale s’est engagée en Libye avec tous les moyens nécessaires, militaires et politiques, au même moment, en Syrie, les manifestations pacifiques étaient réprimées par la terreur, et là, personne n’a bougé. Comme pour mon premier film, « Le Jour où Dieu est parti en voyage« ,

qui abordait le génocide au Rwanda, je suis parti de cette colère, de ce sentiment d’impuissance face à des choses terribles qui se passent sous nos yeux.

La réalité de la guerre est très présente dans votre film mais reste essentiellement hors-champ…

On voit beaucoup d’images des conflits armés à la télévision, on entend des commentaires sur les actes de tortures perpétrés, mais on ne voit pas comment les gens se débrouillent au quotidien dans cette réalité dont ils sont otages. Dans Une famille syrienne, je voulais mettre des images sur ces personnes qui subissent la guerre au jour le jour, quelles que soient leurs convictions politiques. Qu’on ne se méprenne pourtant pas, je pense bien entendu que Bachar AlAssad est un tortionnaire, que ceux qui le soutiennent sont encore pires que lui. Mais dans Une famille syrienne, je ne fais pas de politique, ou plutôt j’essaie de me situer en dehors des polémiques partisanes, ce n’est pas mon propos. Je veux être au cœur de l’humain, avec un contexte historique et géopolitique aussi réduit que possible.

D’où l’idée aussi du huis-clos?

Cette idée m’est d’abord venue d’une amie chef opératrice syrienne, avec laquelle j’avais travaillé au Liban. En 2012, alors qu’elle est de passage à Paris, je prends des nouvelles de sa famille et elle me dit que ça fait trois semaines qu’elle n’a pas de nouvelles de son père, qui vit à Alep. Elle sait juste qu’il est dans son appartement, dont il ne peut pas sortir parce que ça bombarde dans tous les sens autour de chez lui. Je suis parti de là : imaginer cet homme dans son appartement. En me disant : et si cela m’arrivait à moi ? Quels seraient mes propres ressorts, comment fait-on pour tenir ? Pour répondre à de telles questions, pas besoin d’aller enquêter en Syrie, de se documenter ou de lire des témoignages. L’important est de plonger dans l’humain. L’idée était de raconter le quotidien d’une famille ordinaire en imaginant les pénuries avec lesquelles il faut composer pour que ce quotidien conserve une apparence de normalité. Normalité qui est le seul faux-fuyant contre le déchainement de violence qui s’abat indistinctement et sans crier gare.

Et le choix de concentrer le huis clos sur une seule journée ?

Etre dans cet appartement et ne pas en sortir pendant 24 heures était une manière de concentrer les enjeux. Et de clore le film sur la notion de recommencement inéluctable : ce dont on vient d’être témoin va recommencer le jour suivant, et le jour d’après, de manière similaire.

La décision de Oum Yazan, la mère de famille, de taire ce qui est arrivé au mari de Halima est avant tout pragmatique : maintenir la cohésion du groupe, son énergie…

Oui, elle veut avant tout assurer la survie du groupe. Cette femme a la responsabilité de sa maison, elle est en charge d’organiser le quotidien pour qu’un semblant de normalité continue à s’exercer dans cet espace confiné, malgré la promiscuité, les pénuries de toutes sortes, et avec le manque d’intimité et l’ennui que ça induit. Sans lui en avoir parlé, j’ai écrit en pensant à Hiam Abbass. Cela m’aidait beaucoup de m’appuyer sur ce que j’imaginais d’elle : sa détermination, son autorité gracieuse. Et puis Hiam est née en Palestine, elle a grandi au milieu des bombes, elle a cette connaissance intime du conflit. Comme d’ailleurs les autres acteurs du film, qui sont tous Syriens, hormis Juliette Navis et Diamand Abou Abboud, la jeune Libanaise. C’était capital pour moi qu’ils puissent chacun s’appuyer sur leur vécu, mais aussi me semble-t-il le transmettre à l’écran. Ils étaient très impliqués dans ce film qui raconte quelque chose qui leur appartient, dans lequel ils se reconnaissent.

Les deux maris étant hors-champs, les forces vives du film sont essentiellement féminines…

Face à la violence, la femme ne répond généralement pas par la violence. Elle trouve d’autres ressorts, que je trouve exceptionnels et que j’avais envie d’explorer, notamment lors de la scène de viol. Halima essaye de se prêter volontairement au « jeu » de ses agresseurs plutôt que de rester sur la défensive, à prendre des coups. Elle essaye de les diviser, de les éloigner autant que possible de son bébé d’abord, et des autres ensuite. Et de rester en vie elle-même. Son action est avant tout guidée par son instinct de survie. Quand je suis confronté à la représentation de scènes aussi violentes, j’essaie toujours qu’à aucun moment le spectateur n’ait besoin de détourner le regard et, en même temps, je ne voulais pas faire l’impasse sur la brutalité de cette scène. Alors je me suis concentré sur la résistance et la dignité de cette femme, qui irradient tout son corps. Ensuite je savais pouvoir basculer aussi dans la cuisine et montrer par le son seulement ce que cette violence produit sur ceux qui en sont témoins.

Cette violence faite aux femmes est une véritable arme de guerre.

Du point de vue de nos archaïsmes, la position de la femme, même dans nos sociétés occidentales, reste profondément sédentaire, au sens premier du terme. La femme, c’est la maison, le port, celle vers laquelle on revient, qui permet le mouvement, l’action. Elle est donc une cible prioritaire dans tout conflit. Quand on détruit la femme, on détruit l’énergie, la volonté et la raison de se battre du combattant. Cette femme face à ses agresseurs alors que les autres occupants de l’appartement sont réfugiés dans la cuisine est aussi pour moi une forme de métaphore. D’une certaine manière, ceux qui entendent tout et qui voient tout et ne font rien, c’est nous. Et la jeune femme, c’est la Syrie.

Vous ne jugez pas pour autant vos personnages.

Comment juger ceux qui restent derrière la porte et n’osent pas bouger ? Peuvent-ils faire autrement ? Si cette porte s’ouvrait et que ces agresseurs s’engouffraient dans la cuisine, ce serait un carnage. Ces gens sont dans une situation absolument intenable et eux aussi souffrent, à leur façon. Leur culpabilité est leur souffrance.

Vos personnages ne sont pas héroïques mais à un moment donné, ils font tous preuve de courage.

Je pense qu’on a tous la capacité d’être digne dans des circonstances extrêmes. Quelque part, on n’échappe pas à cette capacité d’être digne. On est mieux qu’on ne croit. Et si on ne l’est pas, c’est qu’on a choisi de ne pas l’être. Quand des méchants sont identifiés comme tels – en l’occurrence les agresseurs de Halima – ils ne sont pas explorés et restent des figures. Je me refuse à en faire de vrais personnages, avec une pensée, un raisonnement, un mobile, une âme… On ne sait même pas à quel camp politique ils appartiennent. Pour moi, ce sont essentiellement des mafieux qui tirent profit du chaos.

Pourquoi la mère ne veut-elle pas quitter cet immeuble ?

La raison de rester de cette femme d’origine palestinienne est claire, elle le dit : « Moi je suis née sans maison. Personne ne me fera partir d’ici. » Elle a construit son espace de vie dans cet appartement, avec son mari, ses enfants. C’est son œuvre en quelque sorte, et elle la défend. Je me dis aussi que ces gens ont peut-être laissé passer l’occasion de partir à un moment donné, espérant que les choses allaient finir par s’arranger. Il y a toujours cette première période où l’on se dit que ça va se calmer. Et le temps d’appréhender la réalité, souvent il est trop tard. Savoir que c’est « maintenant ou jamais » qu’il faut partir nécessite beaucoup de courage.

La relation entre le grand-père et son petit-fils est très forte…

Il se retrouve là devant ce champ de ruines qu’est devenu son pays. Et tout en ne comprenant pas comment on a pu en arriver là, il se dit qu’il porte une part de responsabilité dans ce désastre. Alors, devant son petit-fils, qui réagit face à la guerre comme un enfant – sans être dans une conscience aigüe du drame, avec cette capacité à continuer de sourire, de jouer malgré tout – le grand-père est capable d’accueillir cette source de vie, on sent un fluide qui passe entre eux deux. Et puis on sent aussi une tendresse et beaucoup de respect vis-à-vis de sa belle-fille.

Et le personnage de Delhani, la domestique?

Pour moi, ce personnage est capital. Au fil du temps, une confiance, un respect et une complicité se sont établis entre ces deux femmes. Delhani est la conscience éveillée des égarements et errements qui sont commis – aussi en son nom puisqu’on ne lui laisse pas d’autre choix que de tenir sa langue. Elle n’a pas de pouvoir mais elle a au moins la force de son regard vis-à-vis de sa patronne. Elle est aussi ce personnage qui n’a rien à voir avec cette guerre et qui s’y retrouve piégé sans aucun moyen de s’en échapper.

Le film est peu découpé mais très chorégraphié, accompagnant les mouvements des personnages à travers l’appartement…

Je tenais à cette dynamique à l’intérieur de cet espace clos, à cette fluidité, caméra à l’épaule, pour épouser au mieux la forme du réel et du quotidien. Ces mouvements, qui accompagnent en particulier la mère donnent corps à l’urgence dans laquelle les personnages se trouvent. Je voulais capter l’interaction constante entre les uns et les autres, en n’oubliant jamais que ce qui est su par l’un ne l’est pas forcément par l’autre… Et que la vie continue, malgré la guerre, malgré les bombes. Le fait de ne pas découper, de privilégier le plan séquence, agrémente aussi la notion de « temps réel », et participe à la recherche d’authenticité dont le film avait besoin, au même titre que le format et la caméra à l’épaule qui renforcent la sensation « documentaire » du film.

Pourquoi avez-vous choisi de tourner à Beyrouth ?

Il était impossible de tourner en Syrie mais je voulais garder une proximité socio-culturelle aussi forte que possible avec ce pays. Aussi bien au niveau de la langue ou de l’histoire récente que des détails du quotidien tels qu’une cafetière, un meuble… Le Liban étant le jardin – ou la cour – de la Syrie, l’idée d’y tourner s’est imposée tout de suite. Et puis j’avais déjà fait deux films à Beyrouth en tant que chef opérateur, je connaissais bien la ville.

Le moment où la mère s’allonge sur la table de la salle à manger suspend le récit de manière inattendue…

Cette scène est un moment d’abandon profond qui traduit cette capacité humaine à se réfugier à l’intérieur de soi-même et à s’y ressourcer. Et ceci de manière d’autant plus incongrue et débordante que l’on est à ce point mis sous pression. On imagine très bien que cette table un peu luxueuse est importante pour cette femme, c’est son bien à elle. Dans ce contexte de dénuement, on la sent partagée entre le sentiment de dérisoire et la satisfaction profonde que cette table fasse encore partie de son quotidien. Et puis il y a la fraîcheur, le bois poli, lisse, une sensualité presqu’enfantine, qui n’a plus court, et dont elle a besoin.

Le film se termine comme il a commencé, hormis que le visage du grand-père est filmé au plus près de la peau. Au-delà de la boucle, le film dessine une trajectoire : celle de s’être rapproché de l’humain…

Pour moi, l’empathie et l’identification aux personnages sont absolument essentielles. Elles sont le moteur de notre compréhension, d’autant plus la compréhension de sentiments aussi aigus que ceux-là. Entre le moment où j’ai commencé à réfléchir à ce film, en 2013 et le moment où le film existe pour le public, en 2017, la tragédie des réfugiés syriens a surgi et nous concerne tous, mais il nous manque encore des clés pour comprendre pourquoi ces gens arrivent ici. En montrant ce qu’ils vivent au quotidien dans leur pays, j’espère que le film contribuera à faire comprendre les raisons qui les ont fait se précipiter sur les routes et frapper à nos portes.

Dossier de Presse KMBO

 

Ce contenu a été posté dans Archives réalisateurs, Réalisateurs, Uncategorized. Mettre en favori.

Comments are closed.