Portugal
Réalisateur
Ossos, Dans la Chambre de Vanda, En Avant Jeunesse!, Vitalina Varela.
ENTRETIEN AVEC PEDRO COSTA
Pedro Costa : Après le tournage d’En avant jeunesse, j’ai eu le sentiment d’avoir passé une grande partie de mon temps avec Ventura (acteur principal du film, ndlr), dans un monde d’hommes, j’étais donc très heureux quand Vitalina est entrée dans ma vie, à la moitié du tournage de Cavalo Dinheiro, à l’automne 2013. La rencontre avec Vitalina nécessitait un film. C’est aussi simple que cela. Je ressentais que cette rencontre me donnait la possibilité de m’approcher de l’autre face de l’histoire de la diaspora Cap-Verdienne, le point de vue des femmes.
Vitalina et moi sommes devenus amis et elle a accepté de jouer un second rôle aux côtés de Ventura dans Cavalo Dinheiro. Plus j’apprenais à connaître Vitalina, plus je savais que mon prochain film allait être avec elle et sur elle, centré sur ses souvenirs et son expérience, un film-jumeau de Cavalo Dinheiro avec Vitalina au premier plan et Ventura en second rôle.
Michael Guarneri : Donc au commencement était Vitalina…
PC : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Vitalina, et le Verbe était Vitalina. [Sourire]. Au début de Vitalina Varela, il y avait juste Vitalina et son arrivée dramatique à Lisbonne, dans la maison de son défunt mari dans le quartier de Cova da Moura. Le film a lentement pris forme et évolué au fur et à mesure de mes visites chez Vitalina et de nos discussions quotidiennes. Elle se racontait : la fuite de son mari Joaquim, ses deux enfants, sa vie paysanne au Cap-Vert, sa vie d’exilée à Lisbonne… J’ai écouté ses souvenirs et suggéré quelques directions à prendre pour le film. Vitalina a accepté certaines idées et en a rejeté d’autres. J’ai fait mon travail habituel : suggérer, ajouter, réduire, resserrer encore et encore. Ensuite, il se trouve qu’à l’été 2015 Cavalo Dinheiro a gagné le prix Arri/Osram au festival du film de Munich pour lequel je devais choisir une camera Arriflex et deux objectifs Arri. J’ai immédiatement appelé mon ami et directeur de la photo Leonardo Simões et nous avons parlé de ce nouveau matériel en rapport aux lieux de tournage du film, la maison de Vitalina qui est très petite et assez sombre. Nous avons choisi deux grands angles, un 15mm et un 28mm. Nous les avons testés longuement avec de bons résultats et ainsi le film est devenu possible.
MG : Vous avez également loué un studio de tournage…
PC : Pas vraiment un studio. Nous n’aurions jamais eu le budget pour une telle folie ! Il s’agit d’un cinéma abandonné à Sacavém que nous avons transformé pour en faire notre propre studio. Nous avions alors deux camps de base pour le tournage : La maison de Vitalina à Cova da Moura et le cinéma abandonné de Sacavém.
MG : Un cinéma converti en studio de tournage ?
PC : Exactement. L’expérience de Cavalo Dinheiro m’avait appris que je devais trouver un grand espace pour y construire certains décors et enregistrer des sons directs. Nous ne pouvions pas louer un studio de tournage et nous avons cherché un plan B, plutôt un entrepôt agricole ou industriel en banlieue de Lisbonne, à Amadora ou se trouve Cova da Moura. Nous n’avons rien trouvé de pratique. Alors j’ai eu l’idée de partir en repérage en banlieue à la recherche d’un cinéma abandonné. Vous savez quand j’étais enfant, Lisbonne avait pas mal de cinémas de quatre cents ou cinq cents places. La plupart a fermé dans les années 80 et petit à petit beaucoup ont été vendus à des courants catholiques bizarres ou simplement abandonnés. En passant à Sacavém, un quartier proche d’Amadora avec une importante communauté africaine, j’ai remarqué ce cinéma appelé le cinéma Saint Joseph qui semblait abandonné. J’ai contacté le propriétaire pour lui expliquer ce que nous voulions. Il m’a raconté que le cinéma a ouvert à la fin des années 60 et est resté actif dans les années 70. Il a fermé dans les années 80, c’est devenu une discothèque dans les années 90, puis une église Brésilienne sordide et il a fermé pour de bon. Tout était décrépi, en ruine, très sale. Mais j’ai vu la possibilité pour une petite équipe d’y faire quelque chose. Le propriétaire nous l’a loué pour un loyer raisonnable et nous nous y sommes installés pendant deux ans, ce que notre budget nous permettait. J’avais juste prévu d’y reconstituer la maison de Vitalina parce que je n’étais pas sûr que, dans la sienne, nous pourrions, avec la caméra et les lumières, tenir dans certaines pièces. Quand nous avons décidé de faire jouer le rôle du prêtre par Ventura, nous avons construit l’intérieur de son église dans notre cinéma. Quelques carrefours et rues sombres de Cova da Moura ont aussi été reconstitués là.
MG : Qu’est-ce que le mot « Dieu » évoque pour toi ?
PC : Honnêtement pas grand chose. Mais Vitalina est croyante comma la plupart des Cap-Verdiens de sa génération. Dieu ne pouvait pas être absent de Vitalina Varela tout comme la drogue ne pouvait pas l’être dans Dans la chambre de Vanda. Sinon, ça n’aurait pas été un film sur elle. Dans nos discussions sa foi revenait sans cesse. Au sujet de son chemin de croix du Cap-Vert au Portugal, elle rappelait que son seul compagnon était Dieu. Il n’y a eu ni solidarité, ni aide de personne. En fait, elle m’a raconté cette terrible histoire : elle est restée les premières semaines après son arrivée à Lisbonne enfermée dans la maison de son mari jusqu’au jour où elle est allée à l’église de Damaia près de Cova da Moura. Elle y est allée pour la nourriture, le confort et se confier à quelques bonnes âmes mais elle a reçu un accueil très hostile. Les travailleurs sociaux ne lui ont donné ni matériel ni soutien spirituel. Ils lui ont juste dit : « que fais-tu à Lisbonne ? Tu devrais retourner dans ton pays ? Ton mari et mort et enterré, ta vie n’est pas ici. Ici à Lisbonne, les temps sont très durs, crise économique… » Alors Vitalina est partie et s’est jurée de ne jamais remettre les pieds dans cette église. Elle en a trouvé une autre pour la messe tous les dimanches et sinon elle prie toute seule dans sa maison. Dieu fait partie de sa vie. Plus que cela, de sa solitude. C’est pour cela que je ne pouvais pas ignorer sa présence dans Vitalina Varela.
MG : A la fin de Cavalo Dinheiro, Ventura quitte son hôpital-forteresse. Sa maladie ne pouvait pas être guérie mais il semblait revigoré, énergique, prêt à arpenter les rues de nouveau. Pourtant dans les premiers plans de Vitalina Varela, il apparaît en très mauvaise santé… Ventura, le père fondateur de Fontainhas, le leader tranquille de la longue parade des déplacés du Cap-Vert n’arrive pratiquement plus à marcher !
PC : Vitalina Varela a été plus compliqué à tourner que Cavalo Dinheiro. Pour nous tous et en particulier pour Ventura. Pendant le tournage malheureusement, il a eu deux crises cardiaques, l’une plutôt bénigne et l’autre plus sérieuse […] La seconde l’a laissé alité à l’hôpital pendant un mois, puis en rééducation pendant quelques temps. Ventura nous a fait très peur et s’est fait très peur. Pendant le tournage, nous avons dû prendre un virage et l’entourer de près, être sûr qu’il avait notre soutien en toute occasion. La plupart des scènes de Ventura ont été tournée dans le cinéma que nous louions, nous avions des réchauds et tout pour que Ventura soit aussi bien que possible. Je l’ai déjà dit plusieurs fois : Ventura, Vitalina, Vanda, ils appartiennent à une grande lignée d’acteurs de studio. II demande une certaine protection, un certain entourage, une certaine lumière.
MG : Comment est venue l’idée de mettre Ventura dans le rôle du prêtre qui perd la foi ?
PC : C’est venu très tard. Père Ventura est venu de quelques histoires que Vitalina m’a racontées. Elle m’a raconté qu’à son arrivée à Lisbonne, elle s’empêchait de se rendre à la tombe de Joaquim, son mari. Elle était si déprimée et si furieuse contre lui qu’elle ne voulait pas s’y rendre. Elle a repoussé sans cesse cette visite au cimetière. Une nuit, elle a quitté sa maison de Cova da Moura, elle a erré, s’est perdue et après quelques temps a commencé à suivre quelqu’un dans la rue. Vitalina était convaincue que cette personne allait l’emmener au cimetière. Au lieu de ça, Vitalina a trouvé une église de fortune à Quinta da Lage. Puis Vitalina m’a raconté une autre histoire qui est arrivée dans la paroisse de son village au Cap-Vert. Un dimanche, un jeune prêtre refuse de baptiser un groupe pour d’idiotes raisons bureaucratiques. Les personnes déçues regagnent leur van qui a un accident et tout le monde décède atrocement. Le prêtre, rongé par la culpabilité, a perdu la raison et est devenu un mendiant éructant sur les routes du Cap-Vert. Des pontes de l’église l’ont finalement « déporté » au Portugal où, selon la rumeur, il a survécu dans la rue, dans une grande pauvreté. Ventura connaissait l’histoire et son regard brille de malice dès qu’il l’entend. C’est tout.
MG : Revenons à Vitalina.
PC : Elle est l’actrice, la scénariste, l’instigatrice, la source. Que voulez-vous savoir ?
MG : Au sujet de sa solitude…
PC : Même sur ses photographies de mariage Vitalina est seule. Vous savez, au début des années 80, elle et Joaquim se sont mariés par procuration : Vitalina dans son village au Cap-Vert en robe blanche et Joaquim quelque part à Lisbonne où il avait immigré en 1977. Les signatures avaient été faites, des lettres échangées entre les églises et l’union s’est fait légalement. Après ce mariage par procuration, Joaquim est revenu au Cap-Vert quelques fois, Vitalina est tombée enceinte deux fois, il a fini par fuir et un jour de 2013, il est mort. Ce qui m’intéresse est qu’après beaucoup de temps Vitalina avait relégué son mari. Elle savait qu’il avait une autre vie à Lisbonne sans pouvoir y faire quoique ce soit. Ils ont eu deux enfants. Petit à petit elle dû faire avec Joaquim, lui envoyer des documents concernant les enfants, l’administration. Mais elle en avait terminé avec lui. Et soudain, il meurt et tout lui revient. Cela a été un conflit entre la peine et la colère. Il y avait et il y a toujours chez Vitalina un drame qui la déchire : elle ressasse la fin de son amour et, en même temps, elle se bat toujours avec Joaquim à propos de ses mensonges et de ses fuites. Elle considère sa mort comme un acte suprême de lâcheté. On se demande : Pourquoi prend-t-elle l’avion pour le Portugal ? Pourquoi décide-t-elle de rester dans la maison de son défunt mari ? Son choix reste un mystère. Pourquoi reste-t-elle au Portugal ? Chaque fois que je parle avec elle, elle s’imagine au Cap-Vert, dans son village, dans ses montagnes, son petit lopin de terre, avec ses animaux, dans le vent de son île, sous sa lumière… Pourquoi reste-t-elle alors à Lisbonne ? C’est une question vertigineuse… D’un côté il y a l’appel de la terre et de l’autre la rage furieuse, une mise en accusation de tous les hommes Cap-Verdiens, contre tous les hommes.
MG : Quelque chose que j’aime dans vos films lisboètes, d’Ossos à Vitalina Varela, est que vous évitez les stéréotypes des gens pauvres comme bons, doux, gentils. Au sein de la communauté des exilés, les gens sont capables de grand gestes d’amour et de solidarités, mais il y a la méchanceté, les médisances, l’alcool, les drogues, les vols…
PC : […] Vous dites pauvres mais pour moi il s’agit de personnes désespérées, il s’agit de leur lutte. Une lutte intérieure au plus profond d’eux-mêmes et une lutte extérieure contre les murs qui ont été construits autour d’eux, contre la chape de silence sur eux. Je travaille avec une communauté très troublée et désorientée : ils étaient paysans au Cap-Vert et ont immigré pour travailler à Lisbonne où ils ont été exploités, sans merci, parce qu’ils avaient besoin d’argent. Je sais que je ne peux travailler qu’avec cette confusion. C’est très périlleux et difficile mais je ne suis pas intéressé par les scénarios sécurisés.
MG : En regardant la fin de Vitalina Varela, en particulier le dialogue silencieux sur la tombe de Joaquim et le flashback du bonheur conjugal au Cap-Vert, je me suis rappelé les mots de votre professeur et ami António Reis sur l’importance « d’apprendre à dire au revoir ».
PC : Il faut du courage pour dire bonjour mais il faut beaucoup de travail pour dire au revoir. Au fond, Vitalina Varela parle de Vitalina qui dit au revoir à beaucoup de choses. Et à la fin du film, c’est à notre tour de dire au revoir à Vitalina. Tous les films doivent dire adieu à leurs personnages, inévitablement.
Une fois cela dit, ayons une pensée pour António Reis et Mikio Naruse. [Pause] Pour moi, après tout ce que Vitalina a enduré, après toute la lutte et la douleur de son chemin de croix, je ne voulais pas la laisser dans sa maison de Cova Da Moura. J’aurais senti cela comme une condamnation. Cela aurait été facile et condescendant, et stupide. Alors comment dire au revoir à Vitalina et lui faire justice ? Tout comme dans son film jumeau Cavalo Dinheiro, Vitalina Varela me semble être une tentative pour aller loin dans le passé, pas pour des raisons nostalgiques ou mélancoliques, mais pour se confronter à un paquet de vieux rêves et cauchemars. Pendant le tournage, Vitalina ne cessait de regarder en arrière alors j’ai pensé qu’à la toute fin elle devait revenir au tout début. Et le tout début c’est son histoire d’amour avec Joaquim, la première étincelle de bonheur.
MG : Penses-tu que dans la vraie vie, Vitalina a maintenant trouvé une certaine conclusion avec Joaquim ?
PC : Je ne sais pas. Mais elle trouvera une certaine conclusion, comma la plupart d’entre nous à d’autres points de vue. Et en même temps nous ne pouvons jamais vraiment dire au revoir, non ? Nous laissons des choses et des gens derrière nous, pour le meilleur et le pire, mais nous ne disons jamais vraiment au revoir pour de bon. Ils sont avec et en nous pour toujours. « I never can say goodbye, no, no, no » : Vous connaissez la chanson des Jackson 5 ?
Michael Guarneri est l’auteur des livres Questi fiori malati : il cinema di Pedro Costa (Bébert, 2017) et de Conversations with Lav Diaz (Massimiliano Piretti Editore, 2020)
Cet entretien est extrait d’un entretien plus long initialement paru dans la revue en ligne Débordements le 11 novembre 2019 et toujours accessible (http://debordements.fr/Pedro-Costa-2019). Reproduit avec l’aimable autorisation de Débordements et Michael Guarneri.
Cf aussi : https://www.telerama.fr/cinema/dans-vitalina-varela-pedro-costa-reinvente-encore-le-reel-7008588.php